Les misères de la politique industrielle

Entre les récentes difficultés d’EADS (auxquelles s’ajoute le fait que certains des protagonistes de l’affaire Clearstream sont des cadres dirigeants de ce groupe) et la pantalonnade autour de la fusion GDF-Suez, on peut dire que la politique industrielle à la française ne se porte pas bien actuellement. Ceci d’autant plus qu’à cette actualité chargée, il faut ajouter une tendance de fond, qui se matérialise par le creusement du déficit commercial national : un affaiblissement de la compétitivité des entreprises exportatrices nationales. Comme le constate Alternatives Economiques dans son numéro de juin, c’est toute une stratégie consistant à la fois à soutenir quelques grandes entreprises nationales par le biais de commandes publiques, et d’attirer les investissements étrangers à l’aide de soutiens publics, qui est en cause. C’est qu’en réalité, compter sur la politique industrielle pour favoriser la croissance est le plus souvent voué à l’échec.

L’idée de base de la politique industrielle est la suivante : en soutenant quelques secteurs d’activité “stratégiques”, en poussant les ressources de l’économie nationale vers ces secteurs par une politique volontariste, en veillant éventuellement à conserver un contrôle national de ces entreprises (ce qu’on appelle “patriotisme économique”), il sera possible d’orienter l’économie nationale dans une direction souhaitable, et ainsi de favoriser croissance économique et emploi. La politique industrielle fait partie, en France, de ces vaches sacrées que personne ne vient contester. Au “patriotisme économique” tendance Villepin répond le programme socialiste, qui préconise entre autres la constitution d’une “agence nationale de réindustrialisation”. Dans le même temps, les preuves de l’efficacité de ce genre de pratiques restent pratiquement inexistantes.

Car après tout, si l’on veut mesurer l’efficacité d’une politique industrielle, il ne suffit pas de constater qu’un pays qui pratique une telle politique connaît une croissance importante, ou que les secteurs soutenus se développent; il faudrait savoir ce qui se serait passé en l’absence de politique industrielle pour conclure à son efficacité ou à son inefficacité. De même, comparer les pays qui adoptent une politique industrielle et ceux qui ne le font pas ne suffit pas non plus : si l’on constate des différences, il est possible qu’elles proviennent d’un tout autre facteur. Par exemple, le gouvernement d’un pays disposant d’une population très qualifiée disposera aisément de nombreux bureaucrates pour mettre en oeuvre une politique industrielle, contrairement à un pays dont la population est peu qualifiée. Mais si on constate que le premier pays croît plus vite que le second, cela provient-il de la politique industrielle, ou de la différence initiale de niveau d’éducation? Une évaluation solide doit être faite “toutes choses égales par ailleurs”, mais comment trouver des expériences nationales s’y prêtant?

En 1992, l’économiste Alwyn Young a pu faire une telle comparaison, et ses résultats ont donné lieu à un article intitulé “A tale of two cities”, comme le roman de Dickens. Les deux villes de l’étude sont Singapour et Hong Kong, qui présentaient un ensemble de points communs et de différences très intéressants. Les deux sont des Cités-Etats, anciennes colonies Britanniques; les deux sont des ports importants; dans les deux villes, le monde des affaires est constitué d’immigrants de Chine du Sud; les deux villes ne sont pas démocratiques, mais l’état de droit y est relativement respecté. Au début des années 60, les deux villes avaient le même PIB par habitant. Au cours des 20 années qui ont suivi, elles ont suivi des trajectoires économiques similaires, les mêmes secteurs d’activité s’y sont développés.

Il y avait en fait deux différences importantes entre les deux villes : un niveau d’éducation plus fort à Hong Kong au début des années 60; et surtout, une opposition complète en matière de politiques économiques. Alors que Hong Kong a adopté le laissez-faire à un degré considérable, au point d’attendre des émeutes pour se lancer dans la construction d’infrastructures, Singapour a été extrêmement interventionniste. Le gouvernement a considérablement dirigé l’activité économique, décidant des secteurs d’activité vers lesquelles orienter l’épargne nationale, forçant la population à atteindre un taux d’épargne extrêmement élevé (40% du revenu national), attirant l’implantation d’entreprises étrangères par des subventions, etc. Dans le même temps, le taux d’épargne et d’investissement est resté pratiquement constant sur la période à Hong Kong, de l’ordre de 20% du revenu national.

Les Singapouriens ont donc dû consentir (si tant est qu’on leur ait demandé leur avis) à des efforts considérables, une consommation et un revenu disponible restreint du fait de la politique industrielle de leur gouvernement. Quel avantage en ont-ils retiré? La réponse est, aucun. 30 ans plus tard, au début des années 90, Alwyn Young constate que malgré tous ces efforts, le revenu par habitant à Singapour est le même qu’à Hong Kong. La politique du gouvernement a conduit les Singapouriens à se serrer la ceinture sans en retirer d’avantage particulier. Le gouvernement de Singapour a suivi toutes les modes en matière de politique industrielle (la confection, l’assemblage de produits électroniques, etc…), réorientant à chaque fois brutalement l’économie nationale dans ces différents secteurs; mais sans avantage correspondant. Pire même : Young, en décomposant la croissance Singapourienne, constate qu’elle ne provient que de l’accumulation de capital, que la “productivité totale des facteurs” a été pratiquement nulle pendant cette période, contrairement à Hong Kong.

Comment expliquer le fait que la politique industrielle n’ait pas apporté d’avantage particulier à Singapour? On pourrait penser que c’est parce que le gouvernement n’a pas choisi de soutenir les “bons” secteurs. C’est un problème souvent rencontré en matière de politiques industrielles : les gouvernements ont tendance à promouvoir certains secteurs pour des raisons n’ayant que peu de rapport avec la croissance économique (par exemple une étrange fascination pour l’industrie lourde). Mais ce n’est pas le cas de Singapour, qui s’est développé dans des secteurs d’activité très similaires à Hong Kong.

Mais il faut prendre en compte un autre aspect, qu’a évoqué l’urbaniste récemment décédée Jane Jacobs dans son ouvrage “the economics of cities” (tout cela est présenté dans le livre de D. Warsh). Elle aussi y comparait deux villes, Manchester et Birmingham. Au 19ème siècle, Manchester suscitait l’admiration générale : le spectacle de rues entières remplies d’immenses fabriques, faisait qu’on qualifiait cette ville d’atelier du monde, qu’elle était considérée comme l’exemple même de la métropole du futur. Birmingham, à l’inverse, ne suscitait pas grand intérêt : ses activités économiques y étaient trop diverses, peu identifiables. Pourtant, un siècle plus tard, Manchester est une ancienne métropole industrielle à fort taux de chômage : Birmingham par contre se porte remarquablement bien. La grande spécialisation de Manchester dans quelques activités industrielles, qui avait fait sa force, est devenue un boulet lorsque ces activités sont devenues obsolètes sous l’effet des évolutions technologiques : dans le même temps, c’est la variété de ses activités (qui fait qu’on ne pouvait rien associer de précis à cette ville) qui a permis à Birmingham de traverser les effets du progrès technique.

C’est exactement ce qui s’est produit entre Singapour et Hong Kong : en consacrant de larges ressources à quelques activités “stratégiques”, Singapour a vu sa croissance dépendre de ce petit nombre d’activités; à l’inverse, l’économie de Hong Kong, non dirigée, s’est trouvée beaucoup plus diversifiée, et plus à même de résister aux chocs divers. Ce même problème est au coeur des actuelles difficultés françaises : à trop soutenir quelques grandes entreprises, à dépendre de sa capacité à attirer par des subventions des implantations d’entreprises étrangères, on se retrouve avec une économie fragilisée. C’est la politique industrielle qui fabrique ces difficultés; bien évidemment, en suivant la tradition nationale, lorsqu’une politique cause des problèmes, on agit en considérant que c’est qu’on n’en a pas assez fait : tout le monde réclame donc, encore plus de politique industrielle, avec des résultats prévisibles.

Car après tout, si la politique industrielle ne sert à rien pour favoriser la croissance, il peut y avoir un intérêt à promouvoir certains secteurs d’activité plus que ne le ferait le mécanisme de marché, si cela apporte des avantages spécifiques, distincts de stricts gains de croissance. La politique industrielle peut ainsi servir d’instrument d’aménagement du territoire, en cherchant à éviter une concentration des activités qui pose un certain nombre de problèmes, sociaux ou environnementaux. On peut aussi considérer qu’il est nécessaire, pour des questions d’intérêt national, que certaines activités soient effectuées sur le territoire : l’industrie de défense en constitue un exemple. Enfin, on peut décider, pour des raisons de fierté nationale, qu’il faut absolument produire certains types de biens. Pour une raison qui m’a toujours échappé, les gens semblent fascinés par la construction aéronautique, et retirent une grande fierté de fabriquer ce genre de produits. On peut trouver cela stupide, mais les politiques nationales doivent aussi se préoccuper de fierté; et construire des avions est une façon pas forcément coûteuse (encore que…) de s’acheter du prestige national, probablement plus avantageuse que l’organisation de ruineux évènements sportifs.

En bref, il y a des raisons pour que certains secteurs d’activité fassent l’objet d’un soutien, ou d’une attention, publique. A condition évidemment de faire preuve d’un minimum de cohérence. Dans le cas d’EADS, celle-ci fait cruellement défaut. On veut à la fois satisfaire divers intérêts industriels nationaux; concevoir une entreprise authentiquement européenne qui serve de vitrine, qui soit donc plurinationale; que l’entreprise soit compétitive; que dans le même temps, le budget de l’Etat ne souffre pas trop, que les commandes publiques accordées à ces entreprises ne coûtent pas trop cher; on veut pouvoir à l’occasion exercer un contrôle sur l’entreprise, et exiger qu’elle maintienne des activités, même non rentables, sur certains sites électoralement stratégiques; on veut que l’entreprise soit cotée pour qu’elle puisse se financer sur les marchés de capitaux, sans suivre les critères de transparence de ces mêmes marchés : c’est tout simplement intenable. Les actuels problèmes d’EADS ne sont qu’un symptome d’un mal qui s’était déjà manifesté lors de l’affaire du site de la Sogerma : la politique industrielle, composante du social-corporatisme à la française, est tout simplement une catastrophe.

Alexandre Delaigue

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6 Commentaires

  1. "a politique industrielle, composante du social-corporatisme à la française, est tout simplement une catastrophe."

    Bon : et selon vous, de légers ajustements sont-ils possible ou faudra-t-il faire un peu plus ? et dans quelle direction ?

  2. Ce n’est pas une question d’ajustements à la marge; La direction, c’est tout simplement d’arrêter. Arrêter de gaspiller les ressources diplomatiques du pays pour soutenir quelques entreprises exportatrices. Cesser de gaspiller l’argent du contribuable pour attirer et soutenir des entreprises qui ne viennent que pour ces avantages. Cesser de fabriquer des bureaucraties, comités, et autres administrations, qui élaborent une politique industrielle inutile et nuisible, et qui coûtent cher. Cesser d’imaginer que les bureaucraties gouvernementales disposent de la moindre capacité pour administrer, choisir les "bons" secteurs d’activité dans la "concurrence mondiale". Cesser d’exercer un contrôle sur des entreprises, contrôle qui aboutit à des contradictions entre logiques différentes à l’intérieur du gouvernement, et qui mettent ces entreprises face à des contradictions.
    Soyons réalistes, ce genre de changement n’a aucune chance de se produire. Mais la direction du changement devrait être de chercher avant tout à en faire moins.

  3. L’explication ne se trouverait pas dans des interêts politiques, à l’échelle mondiale ?

    Qu’il s’agisse de l’aviation civile ou militaire (Avec Dassault et nos multiples commandes pour le Rafale… qui devait être l’avion de l’avenir… qui n’est commandé que par nous, finalement.), ces secteurs n’apportent-ils pas un poids supplémentaire de la France au niveau mondial ?

    Idem pour la fabrique de certains types d’armements.

    Les interêts économiques se trouveraient en premier lieu "écartés" mais il y aurait retour sur la mise initial car les contrats décrochés, le poids diplomatique de notre nation, etc amènerait d’autres types d’atouts découlant de cela ?

    Il y a aussi le fait que sans soutien de la part de l’Etat, certains secteurs se casseraient la gueule, non ? Et qu’une grande partie des contrats seraient raflés par des concurrents étrangers.

    L’interêt serait donc non pas de gagner un maximum, mais de faire en sorte que les concurrents gagnent le minimum.

    Je propose, hein… mais il ne me semble pas que les secteurs de l’industrie lourde soient tous sujets à des questions d’économie "ordinaire" et de fierté nationale…

    AJC

  4. Le problème, quand, comme vous le dites, le public est fasciné par l’industrie lourde, c’est qu’on se retrouve à faire dépendre nos exportations des commandes d’avions du gouvernement chinois, pour ne pas parler des ventes d’armes à tel ou tel Etat peu recommandable. Du point du vue éthique, ça peut créer des situations dans lesquelles on doit faire des arbitrages un peu acrobatiques. Ca pose moins de problème quand on vend des fours à micro-ondes.

  5. @ AJC : Votre commentaire est un peu sibyllin… Tout comme les avantages que vous essayez d’extirper de ce genre de politique. Etre obligé de gaspiller son capital diplomatique pour vendre sa camelote, cela n’apporte aucun espèce d’avantage.

  6. Merci pour votre réponse très claire.

    Pensez-vous que transmettre de fait ou de droit la responsabilité de la politique industrielle aux régions (bien plus démunies en moyens diplomatiques et financiers que l’état, et donc, moins enclines à quelque interventionnisme excessif) serait une solution ?

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