Affaire Gaymard

Au moment des négociations de l’OMC à Cancun, chaque soir, le ministre français de l’agriculture faisait un “point d’information sur la négociation” destiné aux syndicalistes agricoles, groupes de pression et autres “représentants de la société civile” durant lequel il leur expliquait à quel point il était vigilant pour bloquer tout accord. Soyez tranquilles, disait-il aux syndicalistes agricoles : je suis le représentant de vos intérêts. Lorsque finalement la conférence n’a pu se conclure sur un accord, il fallait voir sa mine réjouie, et le soulagement des divers lobbys qui voyaient dans cet échec le moyen de maintenir les systèmes de protection qui leur permettent de rançonner les consommateurs français et européens.

S’il fallait rechercher une seule raison de se réjouir de la démission récente d’Hervé Gaymard, c’est bien cette mine réjouie qu’il avait le 14 septembre 2003, lors de l’échec des négociations, et tous ces “points d’information” durant lesquels il a incarné jusqu’à la caricature le politicien clientéliste et fier de l’être. Certes, sa démission n’a pas été la conséquence de cette politique (hélas); certes, sa démission a été provoquée par un emballement médiatique disproportionné et excessif, autour d’un privilège dont disposent bien des hauts fonctionnaires, sans que cela ne provoque un quelconque émoi; certes, s’il fallait choisir, il y a probablement d’autres membres du gouvernement (à commencer par le premier d’entre eux) dont on aurait apprécié le départ précipité avant lui; mais quand même. Avant de s’indigner d’un soi-disant “retour du ban d’infamie” ou de voir dans cette affaire une “normalisation de l’action publique, qui devient gestion de l’existant” il faudrait comprendre que l’affaire qui a poussé Gaymard à la démission est au coeur d’une conception clientéliste, moralisatrice, et du droit divin, de faire de la politique.

– Clientéliste : l’intérêt général est une notion indéfinissable, et la politique impose avant tout de savoir trancher et faire des choix, quitte à ce qu’ils favorisent les uns et défavorisent les autres. Mais il y a une sacrée indécence à se déclarer “au service de l’intérêt général, 120 heures par semaine” comme l’a fait H. Gaymard (ce qui est une ridicule exagération : cela signifie qu’il travaille 18 heures par jour, week-end compris. Croit-il les français incapables de faire une division? A moins que lui-même n’en soit incapable, un comble pour un ministre des finances) et se limiter à une pratique politique assise sur la défense de quelques intérêts catégoriels au détriment de l’essentiel de la population. Le pire, c’est lorsque le clientélisme est considéré comme la norme, au point que s’en abstenir paraît choquant. Dans cette perspective, se servir des finances publiques pour garantir son petit confort, c’est bien naturel : après tout, puisqu’on est là pour faire plaisir à ses amis, s’offrir une petite part n’a rien de honteux. Un récent numéro de l’émission “Capital” montrait le maire de la ville, déclarant qu’il avait bénéficié d’un passe-droit et de larges subsides publics pour construire un tramway dans sa ville, grâce uniquement à la présence de J.L. Borloo au gouvernement. L’élu se déclarait fier et heureux d’avoir pu ainsi extorquer les deniers du contribuable pour satisfaire ses vélléités pharaoniques. Tant que cette conception du rôle du politique comme pourvoyeur de subsides, de combines et de privilèges subsistera, aucune évolution ne sera possible en France.

– Moralisatrice : Les ingrédients les plus faisandés du discours moralisateur nous ont été servis en défense d’Hervé Gaymard. Morale de l’effort : “je travaille 120 heures pour le pays”. Peut-être, mais en quoi l’effort confère-t-il le droit à un logement luxueux aux frais du contribuable? Morale familialiste : Si H. Gaymard a besoin de tant de place, c’est, comprenez-vous, qu’il a 8 enfants. Mais en quoi se reproduire plus que la moyenne nationale devrait-il conférer des droits spécifiques? C’est là encore un avatar des fantasmes démographiques à la française, faisant des enfants non pas une source de satisfaction pour les parents, mais un devoir national devant être dûment rémunéré. Morale du parvenu : “mon père était cordonnier, si j’étais riche je n’aurais pas besoin de m’enrichir aux frais du contribuable”. Cet argument là se passe de commentaire. Certes, il y a eu largement de quoi s’indigner du discours égalitariste à deux sous de toute une presse, bien incapable de dénoncer les politiques ineptes lorsqu’elles sont menées, mais toujours prête à aller chasser en meute au nom de la morale; mais H. Gaymard, lui aussi, s’est placé sur ce terrain. Quand on n’a rien d’autre à dire pour justifier sa politique que “je suis juste et bon”, il y a une certaine justice immanente à devoir partir pour n’avoir pas su jouer le jeu de la morale.

De droit divin : ce qui ressort de cette affaire, c’est le sentiment d’impunité, de ces hobereaux de province semi-fonctionnarisés qui constituent notre actuelle classe dirigeante. Tout leur est dû parce qu’ils sont ce qu’ils sont. Qu’ils soient dans l’administration ou en politique, il faudrait admirer leurs métaphores creuses, s’esbaudir devant leur travailpourlafrance, louer leurs bons mots. J. Attali s’inquiète de ce qu’avec la rémunération des politiques qui baisse et celle des cadres du privé qui monte, il va être difficile d’attirer autre chose que des gestionnaires dans les affaires publiques : ce serait probablement une perte irréparable que de voir partir vers le privé ces titans que sont les Raffarin, Borloo, ou autres Gaymard, au profit de gestionnaires sans âme de l’existant.

Quelque part, cependant, je me dis que cela nous ferait quelques vacances. Et que s’il n’y a qu’une seule raison d’être favorable à l’Union Européenne, c’est bien celle-là : mieux vaut être gouverné par les grisâtres gnomes de Bruxelles que par cette lamentable clique.

Alexandre Delaigue

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