Oops ! I heard it again…

La semaine dernière, j’ai été amené à faire passer, pendant deux jours, des oraux comprenant une part économique pour des étudiants non spécialisés dans le domaine. Parmi les thèmes que les élèves étaient susceptibles de traiter, on trouvait celui de l’impact des dépenses militaires sur la croissance économique et la conjoncture dans un pays. Les réponses qui ont été apportées à cette question ont hélas été toujours les mêmes : les dépenses en question sont une bonne chose pour l’activité économique car elles créent des emplois en faisant tourner l’industrie”.

Face à ce type d’argument, ma réplique est toujours à peu près la même : “dans ce cas, il faudrait que l’Etat embauche trois millions de personnes pour creuser des trous et les reboucher : voilà une autre mesure susceptible de créer une activité frénétique, à côté de laquelle l’emploi et l’équipement de quelques 250 000 militaires fait pâle figure. Quelle est la différence entre des dépenses militaires et payer des gens à creuser des trous et les reboucher?” Ce genre de réponse énervée a pour effet de totalement déstabiliser les étudiants (comme je pose la question en ayant l’air très méchant, ils se doutent qu’ils viennent de dire une ânerie : mais j’ai parfois l’impression qu’ils pourraient trouver l’idée de payer des gens à creuser des trous et les reboucher séduisante en les poussant un peu). Et c’est bien compréhensible : ils ne font que répéter ce qu’ils ont entendu (sauf en cours d’économie… et encore). La “création d’emplois” et “faire tourner l’activité économique” semblent être, pour beaucoup de gens, des buts en soi. Pas étonnant dans cette perspective de voir des critiques trouver que l’économie est une sorte de mouvement brownien fénétique, sans autre finalité que lui-même. Une erreur initiale en entraîne une autre. On pourrait dire que dans un pays comme la France, marquée par le chômage de masse depuis longtemps, il n’est pas absurde que les “créations d’emploi” constituent une préoccupation importante, et que “faire tourner l’industrie” soit considéré comme une fin louable. Mais cette préoccupation n’est pas particulièrement liée à la France, ou à l’époque contemporaine. Aux Etats-Unis, chaque campagne présidentielle voit les candidats s’agonir d’injures sur le thème de leur bilan en matière de “job creation”. Ce qui est d’autant plus étrange que les politiques des présidents américains n’ont pratiquement aucun impact sur l’emploi : celui-ci est déterminé par l’évolution de la productivité pour l’essentiel, et par la politique monétaire de la banque centrale pour le reste. Et il y a plus d’un siècle et demi, Frédéric Bastiat dénonçait dans un pamphlet intitulé “ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas” ces idées reçues selon lesquelles tout ce qui “fait tourner l’activité et crée des emplois” est une bonne chose en soi. Ce problème de raisonnement semble donc non seulement universel, mais aussi récurrent.
Commençons déjà par décrire l’erreur de raisonnement. Il s’agit ici d’un sophisme de composition : penser que ce qui vaut pour une partie vaut aussi pour le tout. Si une entreprise du secteur de la défense reçoit une commande publique, si un individu s’engage, pour eux, il y a gain : l’entreprise va voir son chiffre d’affaires augmenter, le soldat va percevoir une solde. Mais ce gain est un simple transfert, et ne correspond pas à un gain net. L’achat de matériel et la solde devront en effet être financés par un impôt prélevé sur des individus : leur consommation en sera diminuée d’autant. Ce que produira l’industrie militaire, c’est autant que ne produiront pas d’autres activités économiques. Ces commandes militaires (et de la même façon, toutes les dépenses publiques) ne peuvent avoir un intérêt pour l’économie dans son ensemble que si la valeur du service fourni (mesurée par ce que les gens souhaiteraient globalement payer pour disposer des services produits par la défense nationale) est supérieure au coût représenté par l’utilisation de ressources pour produire ce service. Mais il faut bien voir que pour l’économie dans son ensemble, “l’activité” générée dans les industries de défense est un coût, une perte, pas un gain. Le gain, c’est l’utilité du service qui découle de cette destruction.
Le raisonnement est exactement le même pour les “créations d’emploi”. Si “créer des emplois” est un but en soi, alors payer des gens pour creuser des trous et les reboucher “crée des emplois” et devrait donc constituer une politique publique à recommander. L’emploi est un moyen permettant de générer des biens et des services. Dans l’opération consistant à employer une personne pour produire quelque chose, le coût, c’est l’emploi : cette personne aurait pu être employée à produire autre chose, le fait qu’elle consacre son temps de travail à cet emploi précis est un coût. C’est un coût qui génère un gain, ce que produit cette personne. Mais le gain provient du fruit du travail de la personne, le travail correspondant au coût. “Créer des emplois” n’a de sens que si ce que produit la personne vaut plus que ce qu’elle aurait pu faire par ailleurs.
Pourtant, l’argument “ça crée des emplois” et “cela fait tourner l’activité” est régulièrement entendu et est émis spontanément, et pas seulement à propos de dépenses militaires mais de toute action publique, comme si les ressources consommées pour cela étaient créées ex-nihilo ; La question “qui a payé pour cela, qu’est-ce que l’économie et la population a gagné dans l’opération” n’est que rarement posée, comme si le simple fait d’utiliser des ressources rares (travail ou revenus) était bon. Le fait que les dépenses du gouvernement ne sont qu’un transfert de consommation ou d’investissement privé vers de la dépense publique, donc le remplacement de dépenses que les gens auraient voulu faire par des dépenses que le gouvernement a décidé de faire (sans qu’il soit a priori certain que le jeu en vaut la chandelle) reste ignoré.

Mais l’histoire est-elle si simple? N’y a-t-il pas une dimension oubliée? N’existe-t-il pas en économie des modèles “keynésiens” expliquant que la conjoncture économique dépend de la demande globale et que la dépense publique est une composante de la demande globale? Certes, mais dans les modèles en question, il s’agit d’une mesure temporaire, dans des conditions particulières, par lesquelles on réduit la consommation future (par l’endettement public) pour faire face à des difficultés économiques immédiates; par ailleurs le mécanisme keynésien consiste par le biais de la dépense publique à provoquer une hausse des prix sans que les salaires nominaux n’augmentent, réduisant ainsi le pouvoir d’achat des salariés et rétablissant l’équilibre sur un marché du travail dans lequel le pouvoir d’achat des salaires est devenu trop élevé et crée du chômage. Est-ce vraiment à cela que les gens qui voient dans la dépense publique un moyen de “faire tourner l’activité” pensent?
On pourrait dire par ailleurs que certaines dépenses publiques sont “meilleures” que des dépenses privées pour la croissance à long terme. Il est possible par exemple que certaines dépenses publiques génèrent des effets externes positifs  que ne génèrent pas les dépenses privées. Mais dans ce cas l’évaluation de la dépense publique dépend de la comparaison entre biens achetés par la dépense publique et biens achetés par la dépense privée, ce qui est absent du raisonnement consistant à dire que la dépense publique “stimule l’activité”. Imaginons par exemple que les dépenses militaires génèrent des innovations dans le secteur aéronautique, qui se retrouvent ensuite dans le secteur aéronautique civil; c’est une très bonne chose, mais peut-on dire pour autant que la dépense militaire a favorisé la croissance? Pas forcément. Il conviendrait de comparer cela avec les innovations que des dépenses équivalentes dans d’autres secteurs (par exemple l’éducation supérieure) auraient généré. Ou avec ce qui aurait prévalu si l’argent était resté dans le portefeuille des contribuables au lieu d’être “débloqué” (étrange langage budgétaire et journalistique laissant croire à un trésor caché dans lequel une fortune est enfermée et n’attend que d’être libérée). L’économiste Wassili Leontieff avait par exemple mesuré dans un ouvrage que la dépense militaire contribuait très peu à la croissance; depuis cependant, de nombreuses autres études ont montré un impact le plus souvent positif pour la croissance des dépenses militaires mais sans que cet effet soit systématique.

Cet étrange culte de la destruction de ressources a des effets nombreux, notamment en matière de politiques publiques. On l’a vu avec les emplois-jeunes : ceux-ci ont été créés sans que la moindre interrogation sur leur utilité ne soit posée; il fallait “créer des emplois”. C’est ainsi que l’on a vu fleurir les professions folkloriques comme “ambassadeur du tri”. Peu importe à quoi les gens étaient occupés. Mais lors de la suppression de ces emplois-jeunes par le gouvernement suivant, la même logique a été conservée. Après tout si de nombreux emplois de ce type étaient d’une utilité sociale contestable, certains d’entre eux (comme les emplois de surveillants dans les établissements scolaires) valaient peut-être plus que leur coût. Mais la seule logique de la “création d’emploi” était à l’oeuvre : en créant les emplois-jeunes, il fallait occuper les gens (comme au bon vieux temps des workhouses victoriennes) sans se demander à quoi; en supprimant les emplois-jeunes, il fallait créer de “vrais” emplois (c’est à dire, probablement, pas des emplois créés par la gauche). 

Ce discours de la “création d’emploi”, en tout cas, permet de mettre en place l’une des règles les mieux vérifiées du discours économique : quand l’argument “cela crée des emplois” est utilisé, c’est partout et toujours pour une erreur d’analyse.

Alexandre Delaigue

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