You take my self, you take my self-control

Ce soir, à la caisse de mon hypermarché habituel, j’ai assisté à un spectacle étonnant, qui relève de l’un des grands mystères de l’économie.

Comme tous les hypermarchés, le mien offre à sa clientèle une “carte du magasin” sur laquelle sont reportés des bons d’achat et diverses réductions, dont la valeur est susceptible lors d’une prochaine visite d’être déduite de la facture totale. Si j’achète un produit assorti d’un bon d’achat de 50 centimes d’euro, à ma prochaine visite, cette somme apparaîtra sur la carte du magasin et il sera possible de la déduire. Pour l’hypermarché, l’avantage de ce système est évident : cela fidélise les clients, qui sont incités à revenir pour bénéficier de leurs bons d’achat. Pour les clients, c’est pratique : plutôt que d’avoir à stocker divers bons d’achat (et les oublier lors de la visite suivante) cela permet de centraliser le tout. Ce système a un autre avantage pour les hypermarchés : il est constaté que les consommateurs sont plus disposés à accepter la suppression d’une ristourne sur un produit qu’une hausse de prix affiché de ce produit (c’est une forme particulière d’aversion à la perte).
Lorsqu’on est précédé aux caisses de gens qui disposent de ce genre de carte, on constate cependant un phénomène étrange : souvent, les gens ne souhaitent pas déduire leurs bons d’achat de leur facture du jour. Les caissières ont tendance à demander “vous avez x euros sur votre carte : souhaitez-vous les laisser?” bien plus qu’elles ne proposent de les déduire. Et très souvent, les clients laissent les sommes concernées sur leur carte.
Et les montants stockés sur ces cartes ne sont pas négligeables : ce soir par exemple le client qui me précédait avait environ 45 euros sur sa carte de bons de réduction. Sa dépense était de 50 euros, ce qui signifie qu’il pouvait en déduisant ses bons d’achat ne pratiquement plus rien payer. Mais il ne l’a pas fait, et a conservé cette somme sur sa carte.
Quel intérêt pouvait-il avoir à laisser une telle somme sur sa carte du magasin? Les bons d’achats stockés sur ces cartes ne rapportent aucun intérêt. Ils sont moins utiles que de l’argent économisé, car ils ne peuvent être dépensés que dans l’hypermarché émetteur de la carte. Pourquoi le client qui me précédait n’a-t-il pas décidé de liquider ses bons d’achat, et en rentrant chez lui de déposer 45 euros sur un compte rémunéré, par exemple un livret A? sa situation financière aurait été nettement améliorée. Il aurait alors pu disposer de son argent, et voir celui-ci rapporter des intérêts. S’il a envie d’épargner 45 euros, il a donc largement la possibilité d’améliorer sa situation, avec de l’argent qui est à la fois plus aisément disponible et plus rémunérateur. Pourquoi diable garder de l’argent sur cette carte?
J’ai toujours été étonné de ce mystère, chaque fois que je vois des clients conserver leurs bons d’achat. J’ai plusieurs fois demandé au personnel de l’hypermarché quel intérêt il y avait à cela. Les bons d’achat accumulés donnent-ils lieu à des primes? Ou au versement d’un intérêt si on couple à la carte du magasin une carte de paiement? La réponse est négative, il n’y a aucun intérêt à stocker des bons d’achat de cette façon contraignante et non rémunératrice. Les gens qui conservent ces bons d’achat se privent donc volontairement pour n’en retirer aucun avantage.

Mais peut-on vraiment dire qu’ils ne retirent aucun avantage du fait de stocker de l’argent sous cette forme? Et si les contraintes de l’argent stocké de cette façon, au lieu d’être des inconvénients, étaient perçues comme des avantages? Et si les gens trouvaient un intérêt à bloquer volontairement une partie de leur argent sous une forme difficile d’usage?
Après tout, cela n’a rien d’exceptionnel. Chacun d’entre nous, un jour ou l’autre, se trouve amené à adopter un comportement d’autorestriction, comme si nous désirions nous empêcher de faire quelque chose ou nous forcer à faire quelque chose que nous n’aurions pas fait. L’économiste Thomas Schelling a caractérisé ce comportement dans un remarquable article, “the intimate contest for self-command” que l’on trouve dans le recueil “Choice and Consequence“. Extraits :

“Nous nous livrons souvent à de petites astuces sur nous-mêmes pour nous faire faire ce que nous devons faire ou nous éloigner des choses que nous ne devons pas faire. Nous plaçons le réveil dans la chambre à un endroit de façon à ne pas pouvoir le couper sans sortir du lit. Nous plaçons des choses hors de vue ou hors d’atteinte pour le moment de la tentation. Nous conférons de l’autorité à un ami qui va limiter notre ration calorique ou nos cigarettes. Les gens qui sont toujours en retard règlent leurs montres en avance en espérant se tromper eux-mêmes.(…)
Les gens se comportent parfois comme s’ils avaient deux personnalités, une qui veut des poumons en bon état et une vie longue, l’autre qui adore le tabac, ou une qui veut un corps élancé et l’autre qui reprendrait bien un dessert, et une qui voudrait bien s’améliorer en lisant Adam Smith à propos de la maîtrise de soi (dans la “théorie des sentiments moraux”) et une autre qui préférerait regarder un film à la télévision. Les deux sont en conflit permanent pour le contrôle. (…)
Comment pouvons-nous conceptualiser ce consommateur rationnel que nous connaissons tous, et qui est parfois nous-mêmes, qui jette à la poubelle ses cigarettes avec dégoût, promettant que cette fois il est vraiment décidé à ne plus jamais risquer de faire de ses enfants des orphelins, et qui trois heures plus tard est dans la rue à la recherche d’un bureau de tabac encore ouvert; qui mange un déjeuner riche en calories en sachant qu’il va le regretter, le regrette, ne parvient pas à comprendre comment il a pu perdre le contrôle, se décide à compenser cela par un dîner léger, avale un dîner riche en calories, en sachant qu’il va le regretter et qui le regrette; qui reste collé devant sa télévision sachant que demain il se réveillera tôt avec des sueurs froides, pas préparé pour ce rendez-vous dont sa carrière dépend; qui gâche son voyage à Disneyland en s’énervant quand ses enfants font ce qu’il savait qu’ils allaient faire lorsqu’il a décidé qu’il ne s’énerverait pas quand ils le feraient?”

Dans son article, Schelling décrivait les techniques par lesquelles les gens s’astreignent à faire ce qu’ils doivent faire en sachant qu’ils ne le feront pas. Il expliquait aussi, dans un raisonnement à l’origine d’analyses ultérieures, comment taxer certains comportements, comme la consommation de tabac, permettait d’aider les fumeurs à réduire leur consommation en facilitant la maîtrise de soi. Il expliquait aussi pourquoi il est rationnel de prendre de bonnes résolutions en début d’année plutôt qu’à un autre moment (cela accroît l’enjeu si on échoue à tenir ses bonnes résolutions, c’est donc un “verrou personnel” plus efficace).
Peut-on lier ce comportement au fait que les clients des hypermarchés stockent de l’argent sous une forme qu’ils ne peuvent pas dépenser aisément? Certainement. J’ai souvent entendu des clients expliquer qu’ils gardaient l’argent sur leur carte “pour une occasion spéciale”. Le comportement consistant à conserver beaucoup d’argent sous une forme peu liquide et peu rémunératrice est une façon de se forcer à épargner. Les gens pourraient décider de liquider leurs bons d’achat, de mettre le soir même l’argent sur leur livret A. Mais c’est parce qu’ils savent qu’ils ne le feront pas qu’ils préfèrent cette forme contraignante d’épargne bloquée. Loin d’être aberrant, le comportement des clients de l’hypermarché est rationnel, étant donné leur goût pour la mise en oeuvre de dispositifs assurant la maîtrise de soi.

Pourquoi un tel goût existe-t-il? Dans “comment fonctionne l’esprit“, le psychologue Steven Pinker avance de façon assez convaincante l’idée selon laquelle ce type de comportement est issu de la sélection naturelle, que les individus dotés de ce goût pour l’autolimitation disposent d’un avantage reproductif. Schématiquement, si un individu mange trop, il en retire des avantages et des inconvénients pour lui (un plaisir immédiat, mais moins à manger pour plus tard); mais il réduit en tout cas sa capacité à trouver un partenaire sexuel (qui ne subira que les effets négatifs), ce qui signifie que les gens dotés d’un tel goût pour la maîtrise de soi auront plus de chances de se reproduire. Pourquoi pas. En tout cas, c’est un comportement dont nous pouvons tous les jours observer les conséquences – y compris dans les endroits les plus improbables.

Alexandre Delaigue

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