J’apprenais très récemment dans La Tribune que “le ministre du Travail a décidé d’expérimenter un “gel” des seuils sociaux pour mesurer son impact sur l’emploi.”. J’applaudis des deux mains, mais avec scepticisme. De toute façon, ça passera pas, les syndicats ne sont pas d’accord. Parlons-en quand même…
C’est bien : argument 1
“Expérimenter” n’est habituellement pas un mot Français en matière de politique publique. Il y a toujours un ou deux arguments pour refuser les expériences. Ceux qui sont servis officiellement portent en général sur une insupportable inégalité entre citoyens ou sur l’évidence rhétorique que la question est tranchée d’avance : le décideur sait. Il ne peut en aller autrement. Il sait tellemen, qu’il n’évaluera d’ailleurs jamais ses politiques. Par définition, c’est inutile. Il sait. Et si ça ne marche pas comme voulu,il saura, mais autrement.
Alors, oui, cette idée que l’on teste une politique sur un temps limité (mais assez long) et, implicitement, qu’on juge des résultats, je trouve ça bien.
C’est bien : argument 2
Les organisations patronales mettent en avant des charges administratives et financières (donc des charges financières, en définitive…) liées aux franchissements de seuil. Je ne vois pas comment on pourrait les contredire. Décharges horaires, organes représentatifs divers du personnel et autres ont un coût brut. Il y a un modèle tout simple et jugé pertinent par beaucoup (vraiment beaucoup) d’économistes, qui est le modèle d’appariement de Mortensen et Pissarides. Ce modèle, du côté de la demande de travail, dit une chose aussi simple que déterminante : un employeur ne propose un emploi que si ce qu’il lui rapporte dépasse ce qu’il lui coûte.
Conséquence directe : en accroissant le coût du n+1 ième salarié (où n est le seuil), le seuil réduit la rentabilité de cet emploi et peut la rendre négative, ce qui fait que l’employeur renonce à l’embaucher. A vrai dire, il se peut même que ce coût fixe (jusqu’au prochain seuil), empêche l’embauche de bien plus qu’un salarié.
C’est pas bien : argument 1
Rien ne prouve clairement (à ma connaissance, en tout cas) que le coût en question soit suffisamment élevé pour anéantir la rentabilité de l’emploi supplémentaire (et des suivants). Mais bon, à ce stade, on peut rester dubitatif, c’est certain. Rien ne prouve non plus que cela représente un volume d’emplois conséquents dans l’ensemble de l’économie. Notamment parce que rien ne prouve, enfin, qu’un raisonnement purement arithmétique soit judicieux, ou fréquemment judicieux. Car il suppose que quand la taille de l’entreprise croît, les coûts et les gains marginaux évoluent proportionnellement.
Prenez une entreprise qui voit son coût de production unitaire fortement diminuer dès qu’elle atteint une taille critique. Imaginons, pour faire simple, que cette taille critique corresponde à un seuil social (aucune, raison, je sais, je schématise). Vous avez compris : les gains liés à la croissance de l’entreprise dépasseront les coûts liés aux seuils sociaux.
Allons plus loin dans le monde imaginaire de l’économiste. Imaginons que la mise en place d’institutions de représentations du personnel ait un effet positif sur le dialogue social et accroisse la productivité. Non seulement, les seuils sociaux sont compensés, mais ils deviennent également un vecteur de gains de productivité. Excusez-moi, l’espace d’un instant, je me suis cru en Allemagne ou en Scandinavie. Pardon.
C’est pas bien : argument 2
Cet argument est plus contextuel. Il revient sur le débat entre causes structurelles et causes conjoncturelles du chômage actuel. Si le problème du chômage est la vacuité des carnets de commande, vous pouvez supprimer tous les seuils sociaux que vous voudrez, cela ne créera pas des emplois. Ou peu. Ce sera toujours cela de pris en termes de profitabilité des firmes, mais probablement pas de quoi influer sur la fameuse courbe de Hollande, dont les dérivées nième refusent obstinément de changer de signe. Si les employeurs sont convaincus qu’un travailleur de plus ne produira rien de plus, qu’il coûte 1 000 ou 100 n’a aucune importance, le résultat reste négatif. Je sais bien qu’il se peut que le cousin de votre beau-frère embauche un salarié de plus parce que pour lui, là, tout de suite, ça compte. Mais combien de beau-frère avez-vous et combien de cousins ont-ils ? La vraie question est là.
Oui, mais c’est quand même bien : argument 1
Il se décline en plusieurs sous-arguments :
“On a trop négligé le coût du travail dans ce pays”. Un peu d’allégement, qui ne coûte rien aux finances publiques et ne réduit pas les salaires, c’est une bonne chose.
Qui ne réduit pas les salaires ? Mais que feront les employeurs libérés de leurs contraintes sociales ?! Ben, comme avant à 10 ou 50 salariés…
Seuils ou pas, le pouvoir de négociation des salariés, dans un contexte de chômage important, de marché du travail déjà largement libéralisé (voir l’usage des contrats atypiques), de faible syndicalisation… ce pouvoir me semble déjà plus qu’entamé et je vois mal en quoi les fameux seuils pourraient changer grand chose quand, et notez bien que c’est le point de départ du raisonnement, il est supposé qu’ils ne sont volontairement pas franchis. Notez aussi que, benoîtement, je pars du principe qu’il s’agit d’une expérimentation. Par définition, réversible. Exit donc la possibilité d’une casse sociale dramatique durable.
Oui, mais c’est quand même bien : argument 2
J’ai fait un peu plus haut l’hypothèse que les organes représentatifs du personnel peuvent avoir un impact positif sur la productivité. Néanmoins, le dialogue social étant ce qu’il est dans ce pays, on peut rire de cette idée. On peut même aller plus loin et se demander si de nouvelles formes de représentations du personnel ne pourraient émerger d’un changement des règles légales en la matière. Comment ça “non” ? On expérimente ou bien quoi ?
Bon, en fait, j’en sais rien : argument unique
Les arguments et contre-arguments développés ci-dessus sont suffisamment soumis à la validité de nombreuses hypothèses pour avouer tout net, sauf à basculer dans l’idéologie et le préjugé, que le résultat de la mesure envisagée est incertain.
Mais, du coup, je pense que ça vaut le coup d’essayer : argument unique
Au fond, on en revient au tout premier argument : la méthode. Si l’expérimentation en est une vraie, à savoir évaluée et réversible si ses conséquences s’avèrent néfastes d’un point de vue ou d’un autre, alors allons-y. En l’occurrence, il ne s’agit pas, de démanteler le droit du travail. Et ce, même si je ne vois pas comment ça pourrait se faire, mais on ne sait jamais. Quand on met le doigt dans les réformes institutionnelles, on sait pas trop jusqu’où on tire le fil… D’autant plus qu’il ne faut pas espérer tomber à 7% de chômage grâce à ça.
Mais même pour un gain mineur (quoique significatif), dans la mesure où les droits des salariés ne sont pas nettement moins respectés qu’avant, alors pourquoi s’en priver ?
Complément
On a des études récentes qui semblent confirmer que ça ne changera pas grand chose…
La première et la deuxième.
Complément du complément
Mais deux études récentes tendent à montrer que l’effet des seuils sociaux est important…
La première et la seconde.
Complément du complément du complément
Voir aussi sur le sujet ce billet d’Alexandre sur Classe éco.
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