« Si vous pensez que les hackers ne sont qu’une bande d’anarchistes prêts à tout mettre à feu et à sang parce que ça les amuse, vous vous trompez du tout au tout. Nous sommes bien pire que ça » King Fisher
Les économistes sérieux regardent d’un œil toujours mesuré la propriété intellectuelle. La connaissance est un casse-tête pour eux. Non pas parce qu’ils ne comprennent pas la nature du problème posé, mais parce que ce qu’ils ont compris n’ouvre qu’une nouvelle et redoutable interrogation : comment organiser des règles juridiques pour assurer que la connaissance soit suffisamment produite et suffisamment diffusée ?
Et la réponse n’a vraiment rien d’évident, en ce sens que protéger tel type de connaissance peut être une excellente mesure, en protéger une autre ne l’est pas ; protéger trop (pas assez) longtemps ou trop (pas assez) sévèrement certaines connaissances est contre-productif.
Actuellement, les logiciels sont protégés par le droit d’auteur. En tant que création originale d’un ou plusieurs informaticiens, cette forme de protection se comprend. Mais, vous n’êtes pas sans savoir que d’une part, déposer des brevets sur les logiciels est déjà monnaie courante aux Etats-Unis, que de nombreux brevets sont déjà passés en Europe, en dépit d’une contradiction avec les lois qui y régissent la propriété intellectuelle. L’UE discute âprement une directive sur les brevets logiciels depuis un moment déjà. On est semble-t-il proche du dénouement final. A tel point que je me dis que j’arrive un peu "après la guerre"… Mais il y a sûrement encore à dire et faire.
Il y a plusieurs points intéressants à souligner sur ce blog :
1 – Ce qui se passe au sujet des brevets logiciel est d’une grande importance, mais l’opinion publique n’est pas assez préoccupée par la question. Qu’il soit "autonome" (c’est-à-dire largement déconnecté du matériel destiné à le faire tourner) ou embarqué (comme le système de pilotage d’un avion), le logiciel est partout. Pour le commun des mortels, un logiciel, c’est Windows, Word ou Internet Explorer. Mais lorsque vous retirez de l’argent à un distributeur automatique, c’est bien un (ou plusieurs) logiciel qui va permettre le processus. Quand on allume une télévision récente, c’est encore des logiciels qui vous permettent de profiter de la grande qualité des émissions de TF1. Tout ça est assez connnu. La conclusion est que, qu’on soit un computer geek ou non, notre vie dépend de plus en plus de logiciels.
2 – Les brevets logiciel n’ont rien de naturel. "[Le problème avec la protection des logiciels est qu’] en tant qu’expression intellectuelle d’une oeuvre de l’esprit, le logiciel semble devoir relever du droit d’auteur au même titre qu’une oeuvre littéraire ou artistique ; mais en tant qu’objet faisant agir automatiquement des machines, le logiciel peut également prétendre une protection par le brevet d’invention. [..] Jusqu’aux années 1980, les différents Etats refusaient de breveter des logiciels en raison de leur nature assimilable à un enchaînement d’étapes abstraites et/ou d’algorithmes mathématiques." (François Horn, "L’économie des logiciels", La découverte). En quoi ce point a-t-il changé ? Les Etats ont leurs raisons que la raison ignore… Passons. Surtout, reciter longuement Horn est utile : "La brevetabilité des logiciels pose plusieurs problèmes. Comme les améliorations résultent essentiellement de l’application de principes généraux (donc non brevetables) et d’un flux continu d’améliorations incrémentales et cumulatives, la plupart des brevets [qui sont actuellement] déposés concernent des questions relativement mineures, voire triviales ou conventionnelles. Le critère de nouveauté n’est fréquemment pas respecté : [Nda : critère de base de brevetabilité d’une invention, c’est moi qui souligne] […] le dépôt de brevets sur les logiciels est devenu si important que le Bureau américain des brevets est devenu incapable de procéder à des recherches d’antérioté fiables, avec des délais d’application (trente deux mois en moyenne) en totale dysharmonie avec le cycle de vie très bref du produit. La plupart des grandes sociétés de logiciels, qui disposent de moyens importants, déposent de multiples brevets dont la validité est douteuse.".
3 – Les économistes, même parmi les défenseurs les plus convaincus de l’économie de marché et de la propriété privée, sont au minimum prudents quand il s’agit de poser des brevets sur les logiciels et, en général, hostiles à la mesure (ce texte de Bernard Salanié et cet entretien avec Dominique Foray sont un aperçu sur le sujet). Les brevets logiciels ne tirent pas de légitimité unanime de la théorie économique. Je veux dire par là que la théorie standard – celle à laquelle je me réfère – ne donne pas cette direction. Je me faisais même la réflexion récemment de ne pas connaître d’économistes de renommée notable radicalement favorables aux brevets logiciels (ce qui n’est qu’un sondage minimal, j’en conviens :o) ).
4 – La lutte contre les brevets logiciel est portée pour l’essentiel par des associations ou personnes issues du monde informatique, par des non informaticiens au fait des questions de technologie et des militants de tout ce qui est contre les multinationales. Le discours tenu se veut forcément mobilisateur, agressif, sa conotation est orientée vers des valeurs plutôt de gauche, souvent libertaires (à noter : au Parlement européen, des députés conservateurs ou libéraux sont opposés aux brevets logiciel). Ne nous y trompons pas. Derrière les hurlements catastrophistes, les revendications pour un monde plus ouvert et non orchestré par les multinationales, les discussions techniques qui sont arides pour le non spécialiste, les discours alter à la limite du hors-sujet, il y a – d’abord – des avis plus structurés qu’on voit un peu moins (voir Rocard ci-dessous) et – surtout – de vrais arguments de fond, peu importe leur forme. Contester la légitimité des brevets logiciels n’est pas, comme leurs partisans le sous-entendent parfois, être un ennemi de l’économie de marché, de l’innovation et du capitalisme. En particulier, ce n’est pas être opposé aux logiciels commerciaux et défendre le tout logiciel libre. Je renvoie à cet entretien avec Michel Rocard, dont les positions sont intéressantes. De ce point de vue, il est plus question de permettre la survie ou la création de firmes de plus petite taille et d’autoriser tout un chacun à utiliser des lignes de code informatique sans être obligé de passer à la caisse à chaque fois, ou presque, que l’on lance son ordinateur ou qu’on rédige un nouveau logiciel.
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