Une expérience réussie

Comme le rappelle le recueil de blagues d’éconoclaste, la loi de Murphy de l’économie, c’est qu’on demande aux économistes des prescriptions de politique économique dans les domaine ou ils ne sont jamais d’accord, et qu’on ne leur demande jamais leur avis pour les sujets sur lesquels ils sont tous d’accord. Une raison de se réjouir lorsqu’on constate qu’une prescription abondamment reprise par les économistes a été pour une fois appliquée; et il semble que cela a été avec succès.

Comment éviter la congestion des centres-ville par les voitures? La majorité des gens considère que cela doit être réglé par l’infrastructure routière. Soit en la rendant inaccessible pour empêcher les voitures d’accéder au centre-ville; soit au contraire en construisant de larges voies rapides pour faciliter la circulation des véhicules.
Un économiste dira toujours que ces solutions ne peuvent pas fonctionner. Pourquoi les centres des villes sont-ils embouteillés par les voitures? Pour une raison simple : parce que les conducteurs consomment une ressource rare – les rues – gratuitement. Chaque conducteur qui entre dans une ville réduit d’un certain niveau la capacité de consommation des autres automobilistes, exactement de la même façon que chaque acheteur de bifteck réduit du volume de viande qu’il achète la capacité de consommation des autres consommateurs de viande (personne d’autre que lui ne mangera le steak qu’il achète : de même, aucune autre voiture ne pourra être à la place d’une voiture entrant dans une ville). Mais dans un cas le consommateur paie, dans l’autre, le consommateur-automobiliste ne paie pas.
Si les automobilistes ne paient pas, c’est pour des raisons techniques, la difficulté de mettre en place un système de péage lié à l’utilisation des centres-ville. Le résultat, en tout cas, est celui qu’on rencontre toujours lorsque les gens consomment une ressource rare sans la payer : la demande est supérieure à l’offre.
Comment offre et demande vont-elles s’ajuster? Par le biais d’une file d’attente, l’embouteillage. Les premiers arrivés seront les premiers servis; les autres attendront. Il s’agit, d’un certain point de vue, d’un paiement : en moyenne, les automobilistes paient pour accéder au centre-ville, sous forme d’une attente moyenne. Mais c’est la raison pour laquelle modifier les infrastructures routières ne modifiera pas la longueur des embouteillages. En effet, si le temps d’attente moyen que les automobilistes sont disposés à supporter est d’une demie-heure, que se passe-t-il si l’on élargit les routes? Initialement, cela réduit le temps nécessaire pour entrer dans le centre ville. Mais si les automobilistes sont en moyenne disposés à attendre une demie-heure pour entrer, cela conduira d’autres personnes à utiliser leur voiture, jusqu’au moment ou la taille de de l’embouteillage redeviendra 30 mn; à l’inverse, réduire les infrastructures routières fera diminuer le nombre de véhicules entrant, mais cette diminution se fera jusqu’au point ou la taille moyenne du bouchon sera de 30 minutes.
Mais si on remplace le paiement sous forme de bouchon par un péage à l’entrée de la ville, à quoi doit-on s’attendre? n’entreront en ville que ceux qui sont disposés à payer le péage. Les autres choisiront un autre moyen de transport. en calculant judicieusement le prix du péage, il est donc théoriquement possible de ne faire entrer en ville que la quantité d’automobilistes qui ne provoquera pas d’encombrements. De remplacer, en somme, le paiement sous forme de bouchon par un paiement monétaire.

Pourquoi cette solution n’a-t-elle pas été adoptée? Pour diverses raisons. La principale est technique : mettre des barrières de péage à l’entrée des villes créerait des embouteillages importants à l’entrée des villes et serait très coûteux. Mais des raisons idéologiques ont aussi joué, soit de la part d’ingénieurs-technocrates considérant que les seules solutions aux problèmes de circulation sont techniques; soit de la part des défenseurs de lobbies automobiles, réunis de façon surprenante avec ceux pour lesquels “la ville doit être accessible à tous, et faire payer permettrait aux riches uniquement d’accéder au centre-ville”. Argument absurde s’il en est : la ville en pratique n’est pas accessible à tous puisque la place y est limitée : elle devient accessible à ceux dont la tolérance au bouchon est la plus grande, ce qui n’a rien de spécialement souhaitable. L’argument des “riches” est lui tout aussi absurde : si les pauvres sont pauvres, c’est un problème de redistribution des revenus. Il est largement préférable de faire payer à tous le juste prix des ressources, quitte à corriger les inéquités par la redistribution des revenus, plutôt que de corriger les inégalités par de faux prix qui n’apportent d’avantage aux pauvres qui prennent leur voiture et sont tolérants aux bouchons, sans apporter d’avantage aux pauvres qui prennent les transports en commun.

C’est à ce titre que l’expérience londonienne d’adoption d’un péage urbain (mettant à profit les technologies qui permettent de déceler les véhicules entrant dans le centre-ville sans mettre en place de barrière de péage) est intéressante, et que son succès, tel que décrit dans cet article, est un motif de réjouissance. L’article montre que les réticences initiales ont été vaincues, que désormais bien peu de gens contestent le succès du péage urbain de 5 livres sterling qui a été mis en place par la municipalité travailliste. Tout le monde en a bénéficié : moins d’embouteillages signifient pour les automobilistes des trajets moins longs et plus faciles à prévoir. Le centre ville a assisté à une réduction de trafic de 18%, soit plus que ce qui était initialement projeté. La pollution a fortement diminué dans le centre-ville, et de nombreux automobilistes ont choisi d’acquérir un véhicule peu polluant pour ne pas avoir à payer la taxe. Et surtout, les ressources dégagées par ce péage ont pu être mises à profit pour développer les transports publics londoniens qui en avaient bien besoin. Le succès de cette opération est tel qu’elle va être étendue à d’autres zones de Londres, et que le gouvernement anglais songe à sa généralisation avec un programme dans lequel les prix de l’utilisation des routes seraient fluctuants en fonction d’information transmises par satellite sur l’état du trafic. L’expérience londonienne a de fortes chance de faire école aussi dans d’autres pays.

Ce qui ne manque pas de sel, c’est que cette mesure correspond exactement au programme de la “troisième voie” Blairiste tel que décrit par Thomas Piketty dans cet article de Libération. Adopter des solutions de marché pour dans le même temps améliorer les services publics, c’est exactement le programme blairiste. Or comme le constate Piketty ce programme a surtout consisté en paroles mais en bien peu d’actes. Ce n’est pas le moindre des paradoxes que de constater que l’élu Londonien qui a mis en place ce système est le maire Ken Livingstone, alias “Ken le rouge”, par ailleurs très hostile à Tony Blair, renvoyé du parti travailliste pour cette raison, et réintégré depuis les récentes élections municipales dans lesquelles le consensus sur le péage urbain ont contribué à sa réélection. C’est peut-être le signe que les bonnes idées peuvent être indépendantes des gens qui les soutiennent. C’est aussi le signe que parfois, non seulement les économistes sont tous d’accord, mais qu’ils ont raison de l’être.

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Alexandre Delaigue

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