Petite discussion sur twitter avec Mathieu Perona, à partir de quelques articles, en particulier celui-ci, qui dénonce l’état de l’économie et l’irréalisme de ses modèles, mis à mal par la crise. Mathieu fait remarquer, à juste titre, que toutes les critiques subies par l’économie depuis la crise se concentrent sur ce qui n’en constitue qu’une petite partie : la macroéconomie et la question des politiques économiques.
Ce n’est pas la première fois que Mathieu s’énerve de la place disproportionnée de la macro et de l’économie politique dans le débat public, et de l’assimilation de toute l’économie à ces domaines. C’est un agacement entièrement partagé depuis longtemps. Il me semble néanmoins que le problème de la macro devrait concerner tous les économistes, y compris ceux qui ne se sentent pas visés parce que traitant des domaines et des techniques entièrement différents.
– La macro, c’est la vitrine de l’économie. Toutes les sciences ont leur vitrine, correspondant à leur utilité supposée dans l’esprit du public. Pour les astronomes, la recherche d’exoplanètes, la vie et l’eau dans d’autres mondes, constituent les sujets qui permettent aux autres astronomes, qui très nombreux n’étudient pas ces sujets sexy qui font la une des gazettes, de travailler tranquillement et de bénéficier de budgets de recherche, de laboratoires universitaires, peu contestés. Les physiciens sont champions pour cela, ce qui leur permet d’obtenir des budgets de milliards d’euros pour leurs recherches. Il serait intéressant d’analyser le processus par lequel une science se légitimise vis à vis du public : mais sa capacité à apporter des réponses concrètes dans un domaine réservé est extrêmement important. Les microprocesseurs, les armes atomiques, les centrales nucléaires, les avions, fonctionnent, et peu importe que cela soit grâce à une physique vieille d’au moins un siècle : cela permet de clouer le bec à n’importe quel détracteur qui se demanderait l’intérêt de consacrer 9 milliards d’euros à la découverte d’une particule ou à des modèles décrivant un univers à 9 dimensions.
Pour les économistes, la vitrine, que cela plaise ou non, c’est la politique macroéconomique. Ce n’est pas le seul domaine dans lequel les travaux des économistes ont des applications concrètes (au hasard, santé, fiscalité, éducation, concurrence, travail, organisation industrielle, enchères, développement): mais dans tous les autres, les économistes ont une concurrence sérieuse (juristes, sociologues, parfois même physiciens). C’est là dessus qu’on interroge les économistes, qu’ils sont attendus.La dernière fois que la macroéconomie s’est couverte d’urine, l’effet sur les budgets de recherche économique (et sur le prestige de la discipline) a été considérable (graphique tiré de ce bouquin) :
OK, il y a certainement d’autres raisons à cet effondrement à l’époque. Il n’empêche qu’en terme de prestige, l’économie a connu un point haut à la fin des années 60 et un effondrement dans les années 70.
– Il n’y a pas de vitrine de rechange. Lorsque les questions macroéconomiques conjoncturelles ont semblé réglées (l’époque ou Blanchard affirmait que l’état de la macro était bon…) et que les macroéconomistes croyaient pouvoir paisiblement chipoter avec leurs modèles DSGE dans leur coin, a été celle de la vulgarisation d’autres domaines de l’économie: l’âge freakonomics. Si celui-ci ne doit pas être limité à cet ouvrage et sa suite, il n’en reste pas moins que cela donne le sentiment qu’alors que la crise la plus grave depuis les années 30 se préparait, les économistes se préoccupaient de tricherie dans les matches de Sumo. Il n’est pas si facile que cela de construire une vitrine de rechange.
– Nous ne connaissons pas l’ampleur du désastre. Que la macro soit dans un état lamentable est une chose : mais au moins, nous le savons, parce qu’elle a subi l’épreuve du monde réel, et s’est avérée au mieux inutile, au pire nuisible: tout s’est passé comme si tout ce qui avait été fait en macro conjoncturelle depuis 40 ans était bon pour la corbeille. Mais au moins, il y a un état des lieux (sur lequel les spécialistes ne manqueront pas d’être en désaccord, mais c’est le but de ce billet, aussi…). Mais sur le plan méthodologique, le projet de la période récente a été de la rapprocher du reste, en la dotant de fondements micro. Comment se porte le reste, qui lui n’a pas eu à être sollicité par le monde réel comme l’a été la macro? Quelle est l’ampleur de la remise en cause nécessaire?
En bref, on ne peut pas faire comme si le discrédit qui touche la macro n’avait pas d’importance pour le reste de l’analyse économique.
PS : il y a autre chose dans le discrédit : l’accusation de corruption envers les économistes, comme par exemple dans le dernier livre de Laurent Mauduit. Ca sera pour une prochaine fois.
Edit (09/07) : la réponse de Mathieu sur son blog.
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En même temps, ce plantage peut être une chance pour l’économie. Les bouleversements de la physique au tournant des 19e et 20e siècles a été le prélude à bon nombre d’inventions fort utiles. D’ailleurs, la physique de ce que vous citez n’a pas forcément un siècle. La fission n’a été découverte que juste avant la 2e guerre mondiale pour prendre un exemple.
Le revers de la médaille est que le plantage est gros. Pour reprendre l’analogie avec la physique, au tournant du 19e et 20e siècle les questions de physique en suspend étaient des problèmes abscons dont l’homme de la rue se moquait. Aujourd’hui les accusations les plus diverses contre les économistes s’étalent dans les journaux… La décrédibilisation risque de durer.
étrange. j’aurais plutôt dit que les critiques portaient plutôt sur l’irréalisme des hypothèses/fondements micro… les économistes n’ont-ils justement pas eu tendance à diluer les questions macro et à les mettre au second plan? auquel cas ce serait eux qui tendraient à donner une place disproportionnée à la micro?
D’après Paul Krugman, la macro a l’air d’être en mauvais état uniquement parce que le courant de pensée dominant a tourné le dos à Keynes.
Ce ne serait donc pas la macroéconomie qui serait en piteux états, mais les macroéconomistes (enfin, certains d’entre eux).
Qu’est-ce que vous en pensez ?
Mwais d’un autre coté, Krugman se vante pas mal sur son blog en disant que le keynésianisme a fait des prédictions relativement correct dans cette crise. D’autre part, alors oui les modèles DGSE n’ont servi a rien, mais les études des crises financières récentes (crise asiatique, japonaise, argentine) nous ont permis de mieux comprendre la crise actuelle, non ?
Beaucoup d’économistes gardent leur distance avec Krugman parce que c’est un homme clairement engagé politiquement. Ils veulent paraître impartiaux et animés d’une analyse qui part des faits sans se soucier d’idéologie, et c’est à leur honneur, mais c’est également la démarche de Krugman pour autant que je puisse en juger. Quand bien même le modèle keynésien/hicksien serait sorti vainqueur à l’aune des expériences naturelles récentes, il est de bon ton de ne pas s’afficher ouvertement keynésien de peur d’être catalogué comme un dangereux gauchiste. C’est pas terrible comme étiquette quand on a vocation à enseigner dans les grandes écoles françaises, ces fleurons de la reproduction sociale dominante que le monde entier nous envie.
Erhh… "…nous le savons, parce qu’elle a subi l’épreuve du monde réel, et s’est avérée au mieux inutile, au pire nuisible: tout s’est passé comme si tout ce qui avait été fait en macro conjoncturelle depuis 40 ans était bon pour la corbeille" :
Je sais bien que cela semble etre l’opinion de 95% des journalistes economique, bloguers d’eco et autres pundits. Il me semble que la plupart des problemes economiques les plus importants d’aujourdhui sont surtout des problemes au fondements politique (en europe et aux us – difficultes de coordination entre crediteurs et debiteurs), et qu’ils n’ont pas grand chose a voir avec de la macro pure.
Si vous avez le temps un jour vouz devriez faire un post pour argumenter plus precisement ce passage.
@Henri, je ne vois pas le rapport entre les modèles DSGE et Keynes. Tout modèle de crise financière est bien plus keynésien que tous les modèles DSGE du monde.
@Mojo. Le problème de l’Europe est que la simple unification monétaire a exacerbé les trajectoires nationales dans les comportements d’endettement. (et je rajouterais bien: l’Allemagne a puissamment destabilisé l’ensemble en adoptant un comportement de passager clandestin depuis un peu plus d’une décennie à travers la compression de sa demande intérieure.) Ce qui nous amène à la situation d’aujourd’hui. C’est hautement économique. Cela dit tous les problèmes éco sont politiques…
La macroéconomie qui a fait faillite (je n’aurais pas osé le dire, mais ça a l’air d’être une opinion répandue…) acceptait et même érigeait en principe qu’elle se passait de fondements micro (« no bridge »). Or il me semble assez évident qu’un énoncé macro ne peut avoir au mieux que le statut d’hypothèse tant qu’on n’en a pas établi une explication convaincante à partir des phénomènes micro réels sous-jacents. Donc il ne faut pas s’étonner.
Reste à savoir quels fondements micro : c’est bien la connaissance des phénomènes réels, autrement dit des fondements eux-mêmes validés par leur confrontation au réel, et non les hypothèses provisoires constitutives de telle ou telle théorie. Et là, j’ai bien peur que la microéconomie ne soit pas en bien meilleur état. Mais elle avance…
PS : Merci pour les liens vers les excellents articles de Mathieu Pérona
Merci d’avoir rappelé le fameux "The state of macro is good" d’Olivier Blanchard, actuel "chef économiste" du FMI, en août 2008. Un mois plus tard, arriva ce qui arriva… Votre rappel m’a fait penser à cette série de trois textes du blogueur Arnold Kling, qui pourrait vous intéresser :
http://www.american.com/archive/...
http://www.american.com/archive/...
http://www.american.com/archive/...
Je ne résiste pas au plaisir de citer un des commentaires de l’article que cite Alexandre:
" I did my PhD in economics in 1984. After 15 years of teaching and working in the private sector, I realized that almost all of what I was taught was total bullshit. I started back reading the classical economist and realized that they had a better understanding of economics than we have today. I am sure that the classical economist if they were alive today would be astounded at how the science has regressed, yes, you got me right, regressed. "
A part que je n’ai pas un PhD en économie (et que j’aurais mis un s à economist), j’aurais pu écrire la même chose.
Billet qui fait réfléchir mais qui pose en même temps beaucoup de questions.La première étant : à quoi ressemblerait la macro que tout le monde attend ? Quelles seraient les caractéristiques d’une bonne macro ? Stéphane parle des travaux de Kirman. Pour l’avoir eu comme prof, je trouve ses approches intéressantes mais, pour la partie limitée que j’en connais, je ne pense pas qu’elles aient les caractéristiques pour devenir le modèle standard. Disons que dans le schéma de Jean Edouard, je les classerais dans un sous ensemble de "search, bargaining, matching". D’ailleurs, un autre prof qui travaillait à peu près sur les mêmes sujets ne m’a toujours pas expliqué comment on allait expliquer le taux d’inflation avec une approche de l’économie basée sur les réseaux.
Si mon avis à la moindre importance, je dirais que l’avenir de la macro (et même de la micro) est lié à celui des capacités à "computer" des ordinateurs et de la production d’heuristiques (algorithmes) qui permettent d’atteindre "approximativement" un optimum (c’est plus ou moins ce que fait Kirman ou comment se contredire en 2 paragraphes…). L’idée serait d’avoir presque un journal of computing economic theory qui serait l’équivalent du JET. Bizarrement, ce type de problème est laissé aux ingénieurs même lorsque les problèmes à résoudre sont de nature économique. L’exemple typique étant le problème du voyageur de commerce ( fr.wikipedia.org/wiki/Pro… ).
Concernant la vitrine, peut être que celle du 21ème siècle sera plutôt l’économétrie. J’ai l’impression que les relations statistiques sont relativement bien acceptées par les non spécialistes.
Pour répondre au commentaire d’Elvin en 10, je dirais : "j’ai fait mon M2 il y a 3 ans, je réalise que tout ce que j’ai appris en micro s’applique particulièrement bien à ce que j’observe dans le secteur privé. S’ils étaient en vie aujourd’hui, je pense que les auteurs classiques en auraient dit autant". C’est tout aussi arbitraire comme argument sauf que ça va dans mon sens.
@elvin
"La macroéconomie qui a fait faillite (je n’aurais pas osé le dire, mais ça a l’air d’être une opinion répandue…) acceptait et même érigeait en principe qu’elle se passait de fondements micro (« no bridge »)."
J’espère qu’après vous n’oserez plus dire que vous connaissez davantage l’économie qu’on ne le croit. Ca fait depuis les années 1970 qu’il n’est plus possible de publier un article en macroéconomie sans qu’il soit assis sur des "microfondations", le "no bridge" c’est un truc des années 1950. On peut discuter des microfondations en question mais aucun macroéconomiste ne vous dira qu’il érige en principe le fait de se passer de microfondations (savez-vous bien de quoi il s’agit d’ailleurs ?).
Ce qui me fait surtout peur dans l’état actuel de la macroéconomie, c’est que n’importe quel pékin puisse se croire autorisé à donner son avis sur les erreurs qu’un champ scientifique entier aurait pu éviter si on avait écouté son argument de trois lignes.
Je suis en total déssacord avec Elvin pour les microfondations. C’est le type d’assertion qui est de ‘bon sens’, bon sens qui a tort comme 9 fois sur 10.
Il n’y a aucune necessité de comprendre les niveaux ontologiques inférieurs pour pouvoir progresser sur l’étude d’un objet. Les lois gravitationnelles ont été établies sans que l’on ne comprenne rien aux forces fondamentales. La psychologie n’a pas attendu la neurologie pour faire des progrès phénoménaux, et on peut continuer longtemps à faire la liste… Si l’étude des niveaux inférieurs peut par la suite confirmer ou donner des pistes interessantes, tant mieux, et il est normal que des économistes travaillent la dessus. Mais en faire l’alpha et l’omega de la recherche dénote une totale incompréhension de l’épistémologie.
Que les modèles macros marchent mal, c’est une thèse défendable. Mais ce n’est pas necessairement parce qu’on a ignoré les fondements micro, et à ma connaissances les modèles microfondés n’ont pas mieux marché recemment. Mon avis est plus qu’on a aussi utilisés des modèles non pertinents aux cas que l’on voulait étudier plus que de la médiocrité intrinsèque de ces dits modèles.
Si cette approche est défendue bec et ongle, c’est davantage que cela permet d’arriver à des conclusions qui plaisent à certaines écoles, voire que ces écoles ont été baties de cette façon, pas parce que c’est de la bonne science.
Suis pas d’accord de dire que toute la macro a échoué. La macrofinancière, peut-être. J’en suis pas spécialiste. Je préfère ici laisser la place aux spécialistes comme Jean-Édouard Colliard, qui frante ce forum ou blog la parole pour ne parler que lui s’exprimer.
Toute la macro-conjoncturelle, je doute fort. Elle n’a pas échoué… Même sentence pour la macroéconomie internationale. D’ailleurs, c’est elle qui nous permet de parler contagion et le reste…
Je pense qu’on doit laisser la place à la nuance. Elle est importante. Et c’est même ça la science.
Après, il faudrait voir de quelle macro on parle.
Clairement, les modèles DSGE ont échoué à expliquer quoi que ce soit de plus que le modèle AS-AD de base.
Pourquoi? Parce que c’est trop compliqué. C’est impossible de modéliser en équilibre général et de manière jointe marché financier, marché des biens et service, et marché du travail. On se retrouverait avec un modèle de 200 équations non linéaires. Donc au final, on simplifie à mort, et on se retrouve avec des modèles microfondés, certes, mais ou les fondations sont totalement arbitraires (calvo pricing, agrégateur Dixit-Stiglitz… etc).
Maintenant, on a des parties de la macro qui ont pu se révéler intéressantes. Par exemple, les modèles d’accélérateurs financiers type Bernanke-Gertler-Gilchrist me semblent utiles pour expliquer la crise. On remarquera que c’est en équilibre partiel d’ailleurs. L’avenir de la macro est donc probablement vers des modèles plus modeste qui essaie de bien expliquer des faits limités (par exemple, comment se propage un choc financier, ou bien les conditions d’amplification d’une bulle sur un actif) plutôt que vers des gros modèles d’équilibre général qui ne sont pas solvables sauf à faire des hypothèses indéfendables.
Cependant, étant donné que les économistes faisant du DSGE dominent le champs, et ne sont pas vraiment prêt à reconnaître que les DSGE sont une impasse, le rééquilibrage risque de prendre du temps.
Désolé d’y revenir, mais notez que je n’ai pas écrit que TOUTE la macroéconomie a échoué (je suis moins sévère qu’Alexandre et bien des économistes…), mais uniquement celle qui prétendait se passer de la micro, ou utilisait comme "microfondations" la fiction de l’agent représentatif, ce qui revient au même.
Qu’il y ait des développements plus récents qui visent à combler cette lacune en recherchant de vraies microfondations, bien d’accord et tant mieux. Mais je ne crois pas que ces développements soient déjà arrivés au point où ils ont influé sur les décisions politiques. Alors que les économistes pensaient de plus en plus que le keynésianisme était bien malade, les gouvernements se sont empressés de ressortir les vielles recettes keynésiennes qund la crise a éclaté.
Pour rebondir sur ce que dit alcecondoc, cet acharnement sur les modèles me semble venir de deux maux.
La première est qu’il me semble que la profession valorise trop les ‘skills’ par rapport aux résultats interessants ou les approches novatrices. Deuxièmement, il me semble y avoir une quète esthétique, d’une théorie du tout, forcément élégante.
Des problèmes qui ont pu se developper à partir d’institutions inadaptées. Il serait bon de savoir ce que les économistes institutionnalistes en disent.
Ce sont les impressions d’un outsider et j’aimerai bien avoir le ressenti de personnes dont c’est le métier.
correction, première phrase: modèles DGSE.
Désolé
C’est DSGE : Dynamic Stochastic General Equilibrium
DGSE, c’est Direction générale de la Sécurité Extérieure 😉
J’ai mis un commentaire sur mafeco en réponse au billet de Jean-Edouard.