Tous aux abris!

Tremblez, bonnes gens! en une journée, la dette de la France a quasiment doublé, passant de 1100 à 2000 milliards d’euros. Vous n’avez rien remarqué? Vous ne tremblez pas un peu, là? Non? Pas étonnant, en fait.

Avant même d’entrer dans le vif du sujet, une petite remarque. Cela fait deux fois depuis le mois de septembre que l’on constate que des journalistes peuvent lire et rédiger des articles sur des rapports publics avant les citoyens de seconde zone. C’était le cas pour le rapport Le Cacheux-Saint-Etienne sur les impôts; c’est le cas aujourd’hui pour le rapport Pébereau sur la dette. Le fait que ces “scoops” interviennent à des moments très opportuns (débat budgétaire par exemple) n’est bien entendu que le fait du hasard; le fait que ces scoops soient publiés dans Le Chiraco n’est lui aussi qu’une coincidence. Il est bon que la populace soit informée par le biais d’intermédiaires qui ne se fatigueront pas à contester la bonne parole.

La bonne parole, en l’occurence, nous est resservie pour la énième fois : La France est surendettée, c’est terrible! cette fois-ci, cette annonce rituelle est agrémentée d’une fantaisie : la dette “de la France” n’est pas, comme on le croyait, de 1100 milliards d’euros, mais de 2000 milliards! Car selon les “normes internationales” qui “imposent de prendre en compte les engagements hors bilan, dont les engagements de retraite qu’il faudra bien financer un jour ou l’autre”. Il faut donc s’empresser de procéder au plus de privatisations possibles; il faut aussi que le méchant Jean-Claude Trichet (on se demande bien quel inconscient l’a placé à la tête de la BCE, celui-là) n’augmente pas trop les taux d’intérêt. Face au monceau d’inepties contenu dans l’article du bien nommé Cyrille Lachèvre, on ne sait par où commencer.

– La dette publique n’est pas “la dette de la France” si tant est que cette expression ai un sens. Il est vrai que dans les années 40 on avait un peu tendance à confondre l’Etat et le pays, mais non, les deux ne sont pas la même chose. C’est d’autant plus vrai lorsqu’on parle d’une “dette” comme les engagements de retraites des fonctionnaires : il s’agit dans ce cas d’argent que les contribuables français devront payer aux fonctionnaires français au cours des années futures. C’est donc un problème purement interne, qui ne changera strictement rien à l’endettement de la Nation vis à vis de l’extérieur (pour l’essentiel d’ailleurs, l’endettement public est une affaire interne puisque l’essentiel de la dette publique française est détenue par des résidents; quant à la part détenue par des non-résidents, elle devrait être mise en lien avec les autres actifs détenus par des non-résidents, et les actifs étrangers détenus par les français, pour aboutir à une véritable définition de la dette de la France, qui se trouverait probablement être une créance nette sur l’étranger).

– Les “normes internationales qui imposent de prendre en compte les engagements hors-bilan” est une expression dépourvue de sens lorsqu’on parle du budget d’un Etat. Premièrement, de quelles “normes internationales” parle-t-on? des normes comptables qui concernent les comptes des entreprises? mais un gouvernement n’est pas une entreprise, et construire son “bilan” est une opération qui aura un sens totalement différent (voire aucun sens). Le bilan dans une entreprise sert à évaluer le patrimoine de celle-ci, afin de déterminer sa rentabilité et son risque d’insolvabilité. Or un gouvernement n’a pas vocation à être rentable (il a vocation à être productif et efficace, pas à dégager des bénéfices); et son risque d’insolvabilité n’est pas déterminé par le patrimoine de l’Etat, mais par sa capacité à prélever des impôts (ou à contracter de nouvelles dettes), qui dépend de la situation de la Nation dans son ensemble, et qui n’apparaît pas dans les comptes publics. Le niveau de l’endettement et du déficit public n’ont déjà pas grand sens en soi : si l’on y ajoute les engagements “hors bilan” on ne fait que réduire encore un peu la signification de l’ensemble. Supposons qu’au deuxième tour de l’élection présidentielle de 2007, le candidat José B. annonce qu’il a l’intention de doubler le nombre des fonctionnaires, tandis que son adversaire, Jean-Marie L., souhaite lui supprimer l’impôt sur le revenu : faudrait-il alors prendre en comptes ces promesses et leur coût potentiel dans les engagements “hors bilan” du gouvernement? Au total, ce nouveau chiffre “choc” est une bouffonnerie. On notera d’ailleurs que les opérateurs des marchés financiers sont infiniment plus sensibles aux décisions de la BCE qu’à des annonces bidon sur des chiffres dénués de signification concrète, déjà totalement intégrés dans la prime de risque des OAT.

– Heureusement, le gouvernement a la solution! «Il faut que les Français comprennent pourquoi il est essentiel de faire des efforts budgétaires permanents, de stimuler la croissance par tous les moyens et de continuer à vendre les actifs non stratégiques de l’État», espère Thierry Breton. On voit là comment une obesssion malsaine, celle de la réduction de l’endettement public, peut aboutir à des conséquences économiques désastreuses. faire des “efforts budgétaires”? Cela signifie-t-il augmenter les impôts, baisser les dépenses? Mais les conséquences macroéconomiques de l’endettement public (éventuellement, une faible hausse des taux d’intérêt à long terme) sont minimes si on les compare aux conséquences d’une hausse d’impôt ou d’une baisse des dépenses publiques. Ce qu’il faut en France, c’est plus de dépenses publiques utiles, et moins de dépenses inutiles et clientélistes : mais cela n’a rien à voir avec la question de l’endettement. “Stimuler la croissance par tous les moyens”? La croissance économique est une bonne chose en soi (encore que, mais c’est un autre débat), pas un moyen de réduire l’endettement public. “continuer à vendre tous les actifs non stratégiques de l’Etat”? Mais la raison d’être des privatisations, c’est de rendre les entreprises concernées plus performantes ou de favoriser la concurrence sur leurs marchés : privatiser des entreprises pour payer ses dettes, c’est de la cavalerie, vendre l’argenterie pour payer les domestiques. En Argentine dans les années 90, cela s’est pratiqué : faut-il vraiment intégrer cette dimension dans le “modèle français”?

Cela dit, ce dernier point (la pseudo légitimation des privatisations) nous indique la véritable raison de la publication de ce scoop : alors que les privatisations n’ont pas bonne presse, et plutôt que de se fatiguer à en expliquer la légitimité et l’intérêt, il est plus facile d’agiter le moulin à vent de l’endettement public. Et alors que l’ineffable Jean-Claude Trichet vient rendre visite à ses anciens camarades de l’inspection des finances (sans doute pour se rappeler le bon vieux temps du Crédit Lyonnais), et qu’il manifeste des intentions de hausse des taux d’intérêt, un peu de bavardage sur le thème de la rigueur et de la discipline pourra peut-être le mettre dans de meilleures dispositions. Se poser la question de l’intérêt de baisses d’impôts, et du maintien de niches fiscales purement clientélistes; se poser la question de l’utilité des dépenses publiques et de leur réduction; tous ces sujets authentiquement intéressants seront traités une autre fois. l’essentiel est comme toujours, d’amuser la galerie, et de faire causer les bavards complaisants.

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Alexandre Delaigue

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8 Commentaires

  1. Bien envoyé ! J’avais écrit au CAE pour le rapport sur la concurrence fiscale, et ce procédé de diffusion à l’air systématique. Peut-être les blogueurs finiront par forcer une distribution simultanée :).

  2. "privatiser des entreprises pour payer ses dettes, c’est de la cavalerie, vendre l’argenterie pour payer les domestiques"

    Absolument d’accord si les recettes des privatisations sont affectées à des dépenses courantes, pas si elles si elle servent à réduire l’endettement. Dans ce dernier cas, réduire la dette c’est réduire les sommes consacrées à son financement et plus d’air pour le budget.

  3. Entièrement d’accord.
    Ils essayent même plus de manipuler de manière discrète maintenant.
    Sur la BCE, je vais rien dire, je m’énerve tout de suite et c’est pas bon pour mon estomac.

  4. all: "plus d’air pour le budget"

    Et s’ils n’avaient pas réduit l’impôt des riches auparavant, y’aurait pas déjà eu plus d’air pour le budget? Tu trouves pas marrant de faire des cadeaux fiscaux pour ensuite dire qu’il faut vendre les bijoux de famille parce qu’on est endetté?
    A ton avis, tout ça nous rapproche plus du modèle scandinave ou du modèle anglo-saxon?

  5. C’est ici qu’on en a parlé (pas sur) :
    Si on lègue aux enfants des dettes et la contrevaleur en routes, hôpitaux, stades et autre investissements je suis d’accord . Mais ce n’est pas le cas, on va leur transmettre la dette et la gueule bois de leurs parents.

  6. @all :
    – réduire la dette n’implique en aucun cas de "donner de l’air pour le budget". Ce serait le cas si la dette était une catastrophe ponctuelle tombée sur le pays; Si la dette du pays est due à des dépenses publiques trop élevées et non génératrices de croissance, cela ne fera qu’amplifier le phènomène en substituant des dépenses inutiles à coup sûr à des dépenses potentiellement utiles.

    – Il faudra bien que quelqu’un paie la dépense publique, qu’elle soit constituée "d’investissements" ou pas; de ce point de vue, faire payer la dette par les générations ultérieures n’est pas une si mauvaise idée, car ces générations seront plus riches que les actuelles. A l’inverse, réduire la dette consiste à faire payer les pauvres (les gens d’aujourd’hui) pour réduire les impôts des futurs riches (les gens de demain). Etrange conception de l’équité.

    Le seul argument valide pour limiter la dette, c’est que cette limitation réduit l’incitation aux dépenses inutiles d’aujourd’hui, dans les mesures ou les bénéficiaires potentiels devront payer; Cet avantage est réel mais doit être contrebalancé par les inconvénients de la fascination pour la question de la dette, qui peut conduire à des politiques publiques inefficaces et nuisibles.

  7. Petite question: la dette publique est détenue en majorité par les résidents français. Ok, mais sous quelle forme? Qui détient la dette, que faut-il faire pour détenir une partie de la dette? (j’imagine qu’il y a bien les OAT, mais c’est quand même pas pour 1100 milliards, si?)
    (c’est une question naïve, je m’informe, c’est tout)

  8. Voir ce site :

    http://www.aft.gouv.fr/

    pour tout savoir sur la dette de l’Etat français. Les formes sont des OAT, des bons du trésor, et autres titres. Sur les détenteurs, vous pouvez aller voir ici :

    http://www.aft.gouv.fr/article_9...

    au passage d’ailleurs je dois me fendre d’un erratum : depuis fin 2004, les non-résidents sont devenus détenteurs majoritaires de la dette publique française (un peu plus de 50%). Il va falloir que je remette mes chiffres (et mes cours 😡 )à jour. Cependant, cela ne change rien au raisonnement général qui fait de la dette une question essentiellement interne. On peut dire d’ailleurs que l’élévation de la part des non-résidents est un bon signe, cela implique que les étrangers ont confiance dans la capacité du gouvernement français à rembourser (les investisseurs français peuvent être eux contraints discrètement à acheter les titres de la dette, pas les étrangers).

    En France en tout cas, les détenteurs sont majoritairement des institutionnels (banques, compagnies d’assurance, caisses de retraite).

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