Summers et le mémo sur la pollution

On trouve dans la tribune datée d’aujourd’hui un portrait de Larry Summers et des différentes étapes de sa carrière (via Wasmer). Evidemment, l’article ne manque pas de citer l’affaire du mémo de la Banque Mondiale, rédigé par Lant Pritchett et signé par Summers, dans lequel il était indiqué qu’une “logique économique impeccable”conduisait à préconiser de délocaliser la pollution vers les pays à bas salaires, et que l’Afrique était largement “sous-polluée”. Et l’auteur de l’article de présenter cela comme un “mauvais début” pour Summers dans le débat public. Un mauvais début, vraiment?

Pour C. Dillow, au contraire, ce mémo est ce que les économistes peuvent produire de mieux. L’économie n’a pas vocation à apporter des réponses toutes faites, comme une science fournissant des solutions mécaniques à tous les problèmes sociaux; son objet est bien trop compliqué pour cela. Ce que l’économie fait bien, c’est poser des questions. Comme l’indiquait Samuelson dans la première édition de son célèbre manuel, la première règle de l’analyse économique, c’est que les choses ne sont pas ce qu’elles semblent être. Et la méthode des économistes consiste à se poser des questions pour aller au delà des apparences. Ce que montrait le mémo de Summers, c’est qu’un objectif moral – préserver les habitants des pays pauvres de la pollution – pouvait entrer en conflit avec un autre – les rendre plus riches. La “logique économique impeccable” du mémo a des limites, mais le document montre que le moralisme confortable, lui aussi, a des limites. Il est une façon de se confronter au caractère tragique des choix politiques, en ouvrant un débat difficile.

Et cette attitude, comme le rappelle Dillow, est extrêmement rare dans le débat public. Le métier d’éditorialiste consiste le plus souvent à aligner des banalités qui apprennent beaucoup sur les préjugés de leur auteur, et sa volonté de montrer à son public qu’il partage leurs idées reçues; le discours politique, quant à lui, se ramène de plus en plus à la capacité de tenir les propos populistes les plus creux, parce qu’il n’y a rien de pire pour un politicien moderne que d’apparaître comme “éloigné des vrais gens” – dont le portrait lui est dressé par des médias méprisants. Le mémo de Larry Summers était une façon d’essayer d’élever le débat public au dessus de cette fange, en se confrontant à de vraies questions – tentative qui hélas n’a pas été couronnée de succès. Considérer cela comme une erreur en dit long sur la conception que nous avons de la discussion politique.

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Alexandre Delaigue

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7 Commentaires

  1. "Le mémo de Larry Summers était une façon d’essayer d’élever le débat public au dessus de cette fange, en se confrontant à de vraies questions – tentative qui hélas n’a pas été couronnée de succès. Considérer cela comme une erreur en dit long sur la conception que nous avons de la discussion politique."

    Tout d’abord, les vraies questions des uns ne sont pas celles des autres, surtout lorsqu’on raisonne à la marge.

    Ensuite, surtout lorsqu’on raisonne ceteris paribus, ce qu’on nomme débat public est surtout une lutte d’influence entre corporations existantes et défenseurs de tel ou tel intérêt en verve du jour dans laquelle la notion même de débat est instrumentalisé à des fins partisanes par ces mêmes professionnels de la communication qui bénéficient de financements publics pour exercer leur métier.

    Donc, je ne me sens absolument pas concerné par ce "nous" parlant de questions politiques. Permettez-moi au passage de vous exprimer tout le mépris que m’inspirent tous ceux qu’on pourrait raisonnablement englober dans ce "nous". Au point qu’en ce qui me concerne, je serais partisan de la création d’un délit d’expression pour l’abus ou l’usurpation d’autorité médiatisée.

  2. Après avoir lu les références, il semble que l’ironie venant d’une institution comme la banque mondiale, ne soit pas une très bonne idée.

    Si l’exposition de la contradiction me semble légitime, le ricanement beaucoup moins.

    Si en plus un esprit mal intentioné l’a présenté comme un propos officiel, l’effet est encore plus désastreux évidement.

    La défense par l’excuse de l’ironie est plutot pitoyable et tout cela indépendement de la justesse des questions posées.

    Il me semble que cette affaire n’a rien à voir avec l’économie mais plutot avec le manque de respect.

  3. Bonjour,
    merci pour la publicité, mais vous commettez trois erreurs dans votre texte.

    La première en me citant de manière erronée : « Et l’auteur de l’article de présenter cela comme un "mauvais début" pour Summers dans le débat public. » Non, si vous m’avez bien lu, j’écris : « La deuxième vie de Larry Summers, comme économiste en chef de la Banque mondiale de 1991 à 1993, s’engage mal. », ce qui est sensiblement différent de ce que vous me faites dire.

    Mais il se trouve en effet, deuxième point, que la « logique économique impeccable » du memo me paraît indéfendable. Et je suis entièrement en désaccord avec vous sur l’idée qu’il s’agit là d’un modèle de contribution économique au débat public. « Ce que montrait le mémo de Summers, c’est qu’un objectif moral – préserver les habitants des pays pauvres de la pollution – pouvait entrer en conflit avec un autre – les rendre plus riches. » Soyons un peu plus précis, ce que justement n’est pas le blogger dont vous traduisez le post, qui se contente d’une vague défense et illustration de l’économie sans jamais faire référence aux idées que le texte avance. Pour ce que l’on en sait (je reprends votre lien), le memo dit : “The measurements of the costs of health impairing pollution depends on the foregone earnings from increased morbidity and mortality. From this point of view a given amount of health impairing pollution should be done in the country with the lowest cost, which will be the country with the lowest wages.” Autrement dit, une vie (ou une bonne santé) dans un pays pauvre vaut moins qu’une vie (ou une bonne santé) dans un pays riche, parce que les salaires dans les pays pauvres sont moindres que dans les pays riches. C’est non seulement idiot mais abject. Et le post que vous citez est à mes yeux exactement le genre d’imposture intellectuelle qui discrédite l’économie dans le débat public, quand on la présente comme une machine à redresser les torts des ignorants.

    Dernier point, les intéressés eux-mêmes considèrent qu’il s’agissait d’humour noir et non « d’élever le débat public » au dessus de je ne sais quelle « fange » (calmons-nous !) : harvardmagazine.com/2001/…

    Bien à vous,
    Éloi Laurent.

    Réponse de Alexandre Delaigue
    Remarque préalable : je trouve votre portrait de Summers très réussi et très juste. Il se trouve qu’il évoque cette histoire du mémo pollution, donc c’était l’occasion de parler de celui-ci, mais plus de la réaction qu’il a suscitée. Je vous accorde que j’ai retranscrit de façon très liminaire votre propos. Pour le troisième point, je ne sais pas trop comment interpréter l’article que vous citez, qui indique que le mémo avait vocation à “stimuler le débat” interne à la banque mondiale; que ce que Summers semble regretter, c’est beaucoup plus la forme qui le condamnait et empêchait qu’il permette le moindre débat constructif. Reste donc le fond du mémo en lui-même. Sur celui-ci, plusieurs remarques. Premièrement, la logique consistant à évaluer la valeur d’une vie en fonction de l’espérance de vie et des salaires potentiellement touchés n’a rien de très surprenant, c’est celle qui est utilisée souvent lorsqu’il s’agit de procéder à des études coût-bénéfice pour les politiques publiques visant à “sauver des vies”. Pour ces politiques, il y a un arbitrage, explicite ou implicite, entre un coût financier et un avantage mesuré en vies sauvées. Que l’on trouve cela abject, c’est une chose : cela ne fait pas disparaître l’arbitrage pour autant. Ensuite, cette logique d’arbitrage se retrouve dans les analyses économiques de l’effet du commerce international sur l’environnement, dans ce que l’on appelle l’effet de composition (la spécialisation par l’échange peut réduire la pollution dans les pays riches, et l’augmenter dans les pays pauvres, ce qui fait ressurgir cet arbitrage). Il se trouve enfin qu’il y a des pays pauvres qui “importent” les déchets des pays riches, avec ou sans l’assentiment de la banque mondiale, ce qui signifie que cette question n’est pas seulement celle d’économistes dans leur tour d’ivoire, mais un problème concret. Oui, il y a un arbitrage entre enrichissement des pays pauvres et pollution. On peut le trouver inconfortable, mais il existe. Et dans le consensus ambiant (le terme de “fange” est peut-être excessif, mais où en est exactement le débat public, pas seulement économique?), exposer crûment les arbitrages difficiles, le prix à payer pour ne pas ressentir le dégoût qui nous prend face à certains problèmes (il y en a d’autres, au hasard, le travail des enfants dans les pays pauvres…) est selon moi une vertu.

  4. Merci pour votre réponse. Notre désaccord de fond tient, je crois, en une de vos phrases : « Oui, il y a un arbitrage entre enrichissement des pays pauvres et pollution ». Seulement à très court terme, et encore. Au-delà, il n’y a pas d’arbitrage qui tienne, parce que la pollution équivaut à un appauvrissement des pays pauvres et non à un enrichissement (et dans le cas du changement climatique, à notre appauvrissement à tous, une tonne de Co2 émise dans un pays pauvre ayant rigoureusement le même effet sur le climat mondial qu’une tonne de Co2 émise à Lille). Prenez l’exemple de la Chine et du coût réel de l’usage du charbon récemment estimé à 7% du PIB de 2007 (act.greenpeace.org.cn/coa… Prenez de manière plus générale les dégradations environnementales et humaines dans ce pays, qui accueille en effet, de fait, un certain nombre d’industries polluantes des pays développés (la fameuse « fuite de carbone » redoutée par l’Allemagne dans les négociations du paquet énergie-climat). Combien vaut aujourd’hui la richesse chinoise si tous les cours d’eau y sont pollués dans 10 ans ? Si l’air y est irrespirable ? Si la moitié de la population est chroniquement malade ? Il n’y a pas d’un côté un sentimentalisme sympathique mais aveugle et de l’autre la froide logique de l’analyse économique. Si on élargit la perspective temporelle, dans ce cas précis, les deux se rejoignent. D’ailleurs, puisque c’est d’actualité, si la logique économique du fameux mémo était réellement impeccable, il n’y aurait pas besoin de négociations climatiques mondiales.

  5. Faut-il étendre cette belle logique économique à tous les domaines de la vie en société ou au contraire en limiter l’influence ? C’est cette question qui mérite d’être posée et non de savoir si oui ou non des problèmes qui mettent en jeu cette logique existent ou non. Évidemment qu’ils existent dans ce contexte d’une toute puissance de l’idéologie libérale.

  6. @Laurent Eloi : "Seulement à très court terme, et encore. Au-delà, il n’y a pas d’arbitrage qui tienne, parce que la pollution équivaut à un appauvrissement des pays pauvres et non à un enrichissement".

    L’Europe des révolutions industrielles s’est pourtant bien peu préoccupée de la pollution, alors même que ces pays à l’époque "pauvres" s’enrichissaient rapidement, et sur le long terme. L’environnement est une préoccupation de riches (ce qui ne veut pas dire qu’elle ne concerne pas tout le monde). Avant de pouvoir se projeter dans l’avenir, il faut déjà que le présent soit déjà suffisamment sécurisé… dites à un Chinois "vous pouvez améliorer votre niveau de vie de 30% en 5 ans, mais dans 15-20 ans vous devrez sortir avec un masque anti-pollution et renoncer à pêcher dans votre rivière", je pense que sa réponse ne sera pas celle de l’occidental qui est assez riche pour se préoccuper prioritairement de "la planète". Ce mémo ne dit pas qu’il ne faut rien faire contre la pollution, il dit seulement que pour certains (les plus pauvres), la pollution est le prix acceptable de l’enrichissement. Prix que nous avons accepté sans rien dire pendant deux siècles.

    (PS. il n’y a vraiment que sur la blogosphère que de tels échanges avec un journaliste/éditorialiste peuvent se faire immédiatement… vive le web 2.0 🙂 )

  7. (Double edit :
    1-veuillez excusez l’inversion nom/prénom, M.Laurent;
    2-par "journaliste/éditorialiste", j’entendais au sens large "toute personne publiée dans un journal"; je ne vous assimilais pas à ces viles professions 😉 )

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