Retour sur un casse-tête

Il y a quelques mois, Emmanuel sur Ceteris Paribus consacrait trois posts à l’évolution des salaires réels aux USA. La courbe décrivant l’évolution des salaires réels aux USA depuis une trentaine d’années montrait en effet, de façon surprenante, une tendance à la baisse très marquée. Aujourd’hui, James Hamilton sur EconBrowser évoque ce sujet, qui suscite des discussions depuis quelques temps dans la blogosphère économique américaine.

Bref rappel : Emmanuel, dans un premier post, s’interrogeait sur le paradoxe de salaires qui diminuent aux USA, alors même que le revenu moyen par habitant augmente. Un second post étudiait diverses explications du phénomène, sans qu’elles apparaissent concluantes. Finalement, un troisième post apportait la clé du mystère : les salaires réels ont effectivement en moyenne diminué, mais la rémunération brute des salariés a elle régulièrement augmenté. Deux graphiques permettent de mettre en évidence ce phénomène.

(source macroblog). Ce graphique montre que les salaires réels moyens diminuent aux USA depuis 1974, avec juste une brève remontée durant la seconde moitié des années 90; depuis, la tendance baissière a repris – ce qui au passage, pourrait constituer une explication du décalage actuel entre la situation macroéconomique américaine, très bonne, et l’opinion des ménages américains sur la situation économique, très mauvaise. Mais, comme le montre le graphique suivant, la rémunération totale du travail (qui inclut les versements d’assurance-santé et d’assurance retraite) n’a, elle, pas diminué, au contraire :

(source macroblog) James Hamilton arrive donc à la même conclusion qu’Emmanuel : les salaires ont augmenté, mais cette augmentation s’est faite majoritairement sous la forme de versements de compléments aux salaires – cotisations de retraites et d’assurance santé. Reste à expliquer ce phénomène. Est-ce une bonne chose pour les salariés? A priori, non. Normalement, les versements monétaires sont préférables aux versements en nature (sous forme de cotisation à une assurance santé par exemple). En effet, le versement monétaire permet au salarié de choisir soit de prendre l’assurance, soit d’acheter autre chose, ce qui est donc préférable pour lui. Cependant, ce raisonnement est contestable pour deux raisons.

– La première, c’est la possibilité d’un phénomène de sélection adverse, problème classique des assurances. Si les compagnies ne peuvent pas faire la différence entre clients peu risqués et clients très risqués, elles vont faire payer un prix uniforme, trop élevé pour les clients peu risqués qui ne s’assureront pas. Du coup, les acheteurs d’assurance seront majoritairement des gens “à risques”, ce qui conduit les compagnies à encore élever le prix, chassant encore d’autres “bons risques” et excluant un grand nombre de gens de l’assurance santé. Si l’assurance est fournie de façon obligatoire à tous les salariés de l’entreprise, cette sélection adverse est réduite, et il en résulte une meilleure solution pour tout le monde.

– J’ajouterais personnellement une seconde explication psychologique : le besoin de contrôle personnel. Beaucoup de gens pourraient avoir la tentation, si on leur verse leur salaire sous forme monétaire, de le dépenser en totalité au lieu d’acheter une assurance-santé. Un mécanisme versant une part de salaire sous forme non-monétaire est un moyen pour les gens de se forcer eux-mêmes à agir dans leur intérêt.

Ces deux hypothèses vont dans le sens de l’idée selon laquelle cette évolution, au bout du compte, a bénéficié aux salariés américains. Mais James Hamilton rappelle que d’autres hypothèses, plus pessimistes, peuvent aussi être envisagées. En théorie, le seul coût pertinent pour l’employeur est le coût total qu’il paie pour le travail, que ce coût soit sous forme de salaires ou de versements en nature. Mais en pratique, les choses sont différentes, premièrement à cause de la fiscalité. Les versements monétaires sont taxés, contrairement aux versements sous forme d’assurances sociales; cela tend donc à pousser les rémunérations vers les assurances sociales (en pratique d’ailleurs, le versement d’une grande part du salaire sous forme d’assurance maladie et retraite est apparu durant la grande dépression des années 30 : à l’époque, c’était un moyen pour les employeurs de réduire le coût de travail d’une façon acceptable pour les salariés).

Deuxièmement, la façon dont est déterminée la rémunération ne semble pas, le plus souvent, correspondre à l’idée selon laquelle les assurances sociales constituent une part du coût du travail. Aux USA, comme en France d’ailleurs, on distingue la “part employeur” et la “part salariale” comme si les deux avaient un statut différent. C’est absurde, dans la mesure ou au bout du compte elles entrent de la même façon dans le coût du travail; mais le fait que cette distinction soit dépourvue de sens semble échapper, pour l’essentiel, aux gens qui négocient les salaires, qui semblent penser que les versements employeurs ont un statut à part, et qu’il est possible de les augmenter d’une manière indépendante du coût du travail. Le fait que de nombreuses personnes semblent penser de cette façon peut, elle aussi, aller dans le sens de l’idée selon laquelle la part de salaire versée “en nature” est trop élevée.

Reste une troisième explication que n’évoque pas James Hamilton. Au cours des trois dernières décennies, pour diverses raisons, le pouvoir de négociation des syndicats de salariés a plutôt eu tendance à baisser; celui des compagnies d’assurance-santé, et des fonds de retraite, a par contre considérablement augmenté. Il est possible que les salariés en aient pour leur argent avec les paiements accrus faits à l’assurance-maladie et à l’assurance retraite. Après tout, le vieillissement de la population, les évolutions technologiques en matière de santé, doivent bien être payées, et ce n’est pas un problème. Mais il est possible aussi d’envisager, notamment concernant le système de santé, que les salariés américains n’en ont pas pour leur argent, et qu’ils se trouvent amenés à payer fort cher pour un service qui ne vaut pas autant. Ce que montrent ces deux graphiques, comme l’indique Angry Bear, signifient tout simplement qu’en pratique, tous les gains salariaux réalisés par les américains sont captés par le système de santé. Est-ce vraiment une bonne chose? Commentaires ouverts (comme toujours, la censure rôde).

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Alexandre Delaigue

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6 Commentaires

  1. que donnerait une corrélation soit avec la valorisation boursière du secteur santé, soit avec toute autre donnée de ce genre.

    Sinon, les travaux de K.Murphy et R.Topel (http://www.amge.ch/amge/modules/... laissent à penser qu’un brouzouf investi en recherche médicale en rapporte trois en dix ans. Peut-être peut-on se baser là dessus pour évaluer la part captée par le système de santé.

  2. Autre raison pour l’employeur de prendre le risque santé : il peut négocier mieux que l’individu (et pas uniquement à cause de l’effet seleciton adverse).

    De facon plus générale à la base de la relation salarié-employeur, il y a une prise de risque par l’entreprise au profit du salarié (en contrepartie de quoi le benefice va à l’entreprise). Dans un systeme libéral ou l’Etat est minimal, qui d’autre que l’entreprise est mieux placée pour reprendre ce risque ?

  3. Dans un article du monde daté du 22 septembre 2004, J.P. Fitoussi faisait part du débat qui existait aux EU sur la collectivisation du financement des dépenses de santé. Fitoussi rappelait dans cet article que les coûts salariaux aux EU avaient augmenté principalement en raison de l’augmentation des primes d’assurance payées par les employeurs pour assurer leurs salariés, augmentation pouvant atteindre plus de 20 % l’an pour certaines entreprises. Les raisons de l’augmentation de ses primes sont certes liées à des évolutions que l’on rencontre partout : vieillissement de la population, prix élevé des nouveaux médicaments et coûts des nouveaux équipements, mais certaines sont spécifiques au système américain. Je cite Fitoussi :

    "A l’exception de deux programmes publics, l’un destiné aux personnes âgées (Medicare) et l’autre aux personnes en difficulté sociale (Medicaid), l’assurance-maladie est privée et les Américains y accèdent par la médiation de leur emploi. Or cette organisation du financement du système de soins apparaît très peu efficace, quel que soit le critère utilisé. La dépense de santé par habitant est, aux Etats-Unis, la plus élevée du monde développé, alors que l’espérance de vie y est plus faible qu’ailleurs, la mortalité infantile plus élevée et qu’un pan entier de la population (quelque trente millions d’Américains) n’est couvert par aucune assurance. La cause la plus souvent invoquée pour justifier cet état de fait est l’organisation essentiellement privée du financement de l’assurance-maladie.

    On peut en effet penser que c’est le libre fonctionnement du marché (c’est un paradoxe) qui conduit à l’élévation du coût des assurances, comparativement à un système où il n’y aurait qu’un seul payeur, qui serait la collectivité. A priori, la concurrence entre une pluralité de compagnies d’assurances devrait pourtant induire une baisse des primes, chaque compagnie souhaitant accroître sa part du marché en proposant des tarifs plus attractifs.

    Mais pour que cela soit possible, chacune d’entre elles est conduite à consacrer une part importante de son activité à l’analyse des risques inhérents à la signature de chaque police d’assurance. De ce seul fait, un système privé d’assurances a des frais généraux beaucoup plus élevés que ne l’aurait une agence publique, puisqu’en ce cas la mutualisation des risques à l’échelle de la nation rendrait inutile l’analyse des cas individuels. Il est des situations, logiques de surcroît, où le marché génère davantage de bureaucratie que l’Etat !"

    Dans un article paru dans le journal Challenge du 8 décembre 2005, Paul Krugman à propos des difficultés rencontrées par General Motors faisait un constat similaire :

    "Enfin, devra-t-on se dire, si les dépenses de santé de GM sont si élevées, c’est à cause de l’inefficacité du système américain de soins. Nous dépensons plusieurs points de plus de notre PIB en dépenses de santé que les pays disposant d’une sécurité sociale nationale, avec des résultats beaucoup moins bons. Les déboires de GM sont donc un témoignage de la nécessité de réformer notre système de santé. Et de passer à un système de sécurité sociale nationale qui réduirait les coûts, diminuerait les charges des entreprises, et rassurerait les familles inquiètes de perdre leur couverture en cas de perte d’un job."

    Mais après ça, les libéraux français pourront toujours affirmer que notre système social est en faillite !

  4. Super Post.
    Enfin des gens qui se rende compte que notre système n’est pas si mauvais, ou moins mauvais.
    En effet je vais souvent sur des blogs américains et je suis frappé par le fait que les américains se pose des questions sur l’efficacité de leur système de santé.
    Alors que dans le méme temps en France beaucoup de gens pense que rien de marche.
    Beaucoup d’américains commence à se rende compte qu’ils payent beaucoup pour moins.
    J’ai lu un article sur un blog néo-libéral ou le type était contre le fait que les entreprises, GM en l’occurence, paye les retraites pour les salariés, mais dans le même temps, ces néo-libéraux sont contre le fait que cela soit l’état qui finance la santé ou les retraites, hors cela doit être l’un ou l’autre.
    Si c’est totalement privé cela sera complétement inefficace.
    Même économiquement pour les entreprises.
    Des salariés en mauvais santé seront moins productifs.
    C’est ce qui risque d’arrive aux Etats-Unis, dans peu de temps, la mortalité infantile augmente dans les couches les plus défavorisées.
    Et l’augmentation de la durée de vie est plus lente que dans les autres pays.

  5. Etonnant, ce sont là des arguments régulièrement avancés par les défenseurs du système de santé à la française au printemps 2004, arguments qui avaient (ont) peu d’exposition dans les médias qui font l’opinion.

  6. "Aux USA, comme en France d’ailleurs, on distingue la "part employeur" et la "part salariale" comme si les deux avaient un statut différent. C’est absurde, dans la mesure ou au bout du compte elles entrent de la même façon dans le coût du travail; mais le fait que cette distinction soit dépourvue de sens semble échapper, pour l’essentiel, aux gens qui négocient les salaires, qui semblent penser que les versements employeurs ont un statut à part, et qu’il est possible de les augmenter d’une manière indépendante du coût du travail."

    Effectivement cette distinction brouille les cartes. Mais elle trouve son origine dans le fait que les employeurs tiennent à avoir leur mot à dire dans la gestion des cotisations sociales. Pour qu’ils soient représentés au conseil d’administration des caisses, on maintient la fiction d’une "cotisation patronale" tout à fait artificielle puisque la cotisation n’est pas versée pour le compte de l’employeur mais pour le compte du salarié et qu’en toute logique ce dernier est le seul à en retirer des droits.
    En France, la question du contrôle des "Assurances sociales" avant guerre puis de la Sécurité Sociale à partir de 1945 est un enjeu capital.
    Pour mémoire de 1945 à 1967, les organisations patronales étaient minoritaires dans les conseils d’administration des caisses. Elles ont proposé la création de l’Unedic en 1957-1958 à gestion paritaire, ce qui leur a servi de point d’appui pour obtenir le paritarisme à la Sécurité Sociale.

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