On attribue à l’économiste Robert Solow l’aphorisme suivant : “la prison, c’est l’allocation chômage américaine”. Cette phrase trouve un fondement empirique avec une récente étude, citée par Mark Thoma à partir d’un article du Guardian, qui montre qu’il existe une corrélation inverse, significative, et sur une période longue, entre taux d’emprisonnement et niveau de protection sociale. En clair : plus le taux d’emprisonnement est fort, plus le niveau de protection sociale est faible, et inversement.
Les auteurs appuient leur démonstration sur deux analyses : premièrement, sur le territoire des Etats-Unis, les taux d’incarcération et les niveaux de protection sociale sont variables; entre Etats américains, la relation inverse entre taux d’incarcération et niveau de protection sociale est robuste. Elle est valide entre les Etats américains, et aussi au cours du temps (lorsque le taux d’incarcération change, le niveau de protection sociale change inversement).
Le résultat est également validé pour des comparaisons internationales : les pays à forte protection sociale sont aussi des pays à faible taux d’incarcération, et inversement, une faible protection sociale s’accompagne d’un grand nombre de personnes derrière les barreaux. Deux pays font exception : le Japon, qui connaît un très faible taux d’incarcération et un faible niveau de protection sociale; et la Grande Bretagne, qui au cours des dernières années a connu une forte hausse simultanée de son taux d’incarcération et des dépenses sociales (ce qu’on appelle en Blairisme “tough on crime, tough on the causes of crime”). Mais sinon, la corrélation est suffisamment solide pour que la probabilité qu’il s’agisse d’une coïncidence est très faible.
La relation étant posée, comment l’expliquer? Les auteurs de l’étude ne s’y aventurent pas, mais semblent avoir une préférence pour l’explication causale suivante : la protection sociale réduit le recours à l’emprisonnement. Dans cette perspective, la protection sociale est considérée comme un moyen de réduire la pauvreté, cause du crime et donc des incarcérations. C’est une explication possible, mais qui pose quelques questions. Le fait qu’une protection sociale en hausse réduise la pauvreté n’a après tout rien d’évident; après tout, en période de récession, les dépenses sociales vont augmenter, de même que le taux de pauvreté. Le lien entre pauvreté et criminalité existe, mais il existe d’autres causalités; enfin et surtout, le taux d’incarcération dépend de la politique pénale des Etats, beaucoup plus que de la criminalité : c’est ainsi qu’aux USA, les récentes années ont vu une explosion de l’incarcération alors même que la criminalité diminuait (ce qui d’ailleurs peut s’expliquer aussi par l’idée que le recours à la prison réduit la criminalité). Sans pouvoir conclure entre tous ces éléments, il paraît nécessaire d’envisager d’autres façons d’expliquer cette corrélation.
– La première consiste à poser que c’est le taux d’incarcération qui réduit le niveau de protection sociale plutôt que l’inverse : par exemple, en imaginant que le recours à la prison réduit le besoin de dépenses sociales. Cela me parait assez peu probable. Une autre version de l’argument consisterait à considérer qu’un fort recours à l’emprisonnement incite les gens à travailler et à sortir de la facilité et de la dépendance pour se reprendre en main, réduisant le besoin de dépenses sociales. Là encore, je ne suis pas convaincu.
– Reste une dernière explication : cette corrélation est expliquée par une troisième variable, qui explique à la fois une bonne part du niveau d’emprisonnement et du niveau de protection sociale : un facteur expliquant que les sociétés à faible recours à l’emprisonnement sont aussi des sociétés à forte protection sociale, et inversement. Or, cette troisième variable n’est pas difficile à trouver : c’est la diversité ethnique de la population.
Dans le cas des USA, l’argument est facile à voir : les noirs constituent une part disproportionnée de la population carcérale; dans le même temps, comme l’ont montré Alesina et Glaeser, le niveau de protection sociale dans les Etats américains est inversement proportionnelle à la diversité ethnique de ceux-ci; plus un Etat est homogène, plus son degré de protection sociale est élevé. Vue la part des noirs dans la population carcérale américaine, on peut penser que ces Etats homogènes sont également des Etats à faible taux d’incarcération. Comme le rappelle Alesina, la relation est aussi constatée entre pays. Dans cette perspective, la diversité ethnique dans la société produit deux types d’attitude : premièrement, l’idée que les pauvres sont pauvres parce qu’ils sont paresseux (et non parce qu’ils sont malchanceux); les crimes sont eux aussi considérés comme le fruit des attitudes des individus, plus que des circonstances.
A la base de ces préjugés sociaux (beaucoup plus répandus dans les sociétés hétérogènes) on trouve un mécanisme bien connu en théorie des jeux : le donnant-donnant discriminatoire. Dans une société hétérogène, on risque de voir s’établir simultanément des relations de confiance entre membres d’une même catégorie, et de défiance entre catégories : il est possible de démontrer que cette situation est stable. Si cette société est constituée d’une majorité et d’une minorité, on constatera même que la minorité se trouvera financièrement défavorisée de façon durable. De façon générale, la division ethnique est un facteur conséquent de dysfonctionnement des politiques publiques et élève la violence, comme l’ont constaté Easterly et Levine dans un article de 1997; Alesina, Easterly et Matuszeski ont aussi constaté que les pays “artificiels” dont les frontières imposent des séparations artificielles entre groupes ethniques et une coexistence entre groupes différents connaissent de nombreuses difficultés économiques et politiques.
On peut donc penser que le recours à l’emprisonnement et le refus de fortes dépenses sociales ont la même origine : l’hétérogénéité de la société, qui conduit la majorité à un recours élevé aux sanctions vis à vis des minorités, et qui accroît les conflits, haussant le niveau d’incarcérations; dans le même temps, du fait de cette hétérogénéité, la majorité n’est guère encline à financer des dépenses sociales qui iront de façon disproportionnée à la minorité. A une période ou les questions de délinquance, d’immigration et de financement de la protection sociale, constituent l’essentiel des débats politiques dans les pays européens, il y a là une question à ne pas négliger.
EDIT : cet article ajoute quelques éléments en décrivant des valeurs sociales qui favorisent les châtiments sévères. Ces valeurs sociales sont également, si l’on en croit Alesina et Glaeser, très liées au développement de la protection sociale.
- William Nordhaus, Paul Romer, Nobel d’économie 2018 - 19 octobre 2018
- Arsène Wenger - 21 avril 2018
- Sur classe éco - 11 février 2018
- inégalités salariales - 14 janvier 2018
- Salaire minimum - 18 décembre 2017
- Star wars et la stagnation séculaire - 11 décembre 2017
- Bitcoin! 10 000! 11 000! oh je sais plus quoi! - 4 décembre 2017
- Haro - 26 novembre 2017
- Sur classe éco - 20 novembre 2017
- Les études coûtent-elles assez cher? - 30 octobre 2017
Analyse intéressante.
Dans le contexte de globalisation culturelle et de migrations humaines on peut se poser des questions sur l’avenir des sociétés "social démocrates".
N’importe quoi, tout le monde sait bien que si le taux d’incarcération aux US est si élévé, c’est pour bidonner les chiffres du chômage !! Et puis d’ailleurs les chiffres, on leur fait dire ce qu’on veut !
(désolé, c’était trop tentant)
Très intéressant billet, qui m’aidera la prochaine fois à ne pas caller en défendant le modèle intégrationniste contre le modèle communautariste. Y a-t-il quelques débuts d’explication des situations britanniques et japonaises?
Bien cordialement
EL
PS : en passant, une remarque de polar sans intérêt : ce n’est pas "la corrélation [qui] est suffisamment solide pour que la probabilité qu’il s’agisse d’une coïncidence est très faible", c’est plutôt l’inverse (et en fait, les deux termes "corrélation solide" et "proba faible" sont synonymes).
Cette analyse me paraît très convaincante, épatante même. Merci de nous faire découvrir ce genre d’études.
Ce billet est extrêmement intéressant. Votre hypothèse est à la fois très suggestive et très plausible.
Simplement, je ne suis pas sûr que cela puisse clore le débat (cf votre "Or, cette troisième variable n’est pas difficile à trouver"). Il y a sûrement d’autres choses passionnantes à tirer de cette corrélation.
Sinon, pour reprendre votre variable il est intéressant de voir que dans les deux contre-exemples :
1. Le Japon est très homogène ethniquement (faible taux d’incarcération)
2. Le Royaume-Uni est de moins en moins homogène (hausse du taux d’incarcération)
Intéressant. Mais je ne crois pas que "l’hétérogénéité de la société … conduit la majorité à un recours élevé aux sanctions vis à vis des minorités".
Il s’agit plutôt d’une prise de conscience d’une minorité dirigeante, dont les juges font partie, qui constate que la majorité est en train de réaliser sa situation précaire. Et cette minorité dirigeante frappe fort, avant toute velléïté de rebellion de la majorité précarisée.
Car la minorité dirigeante culpabilise, ayant une meilleure hauteur de vue, donc une connaissance anticipée des indicateurs. Et la conscience que tout peut exploser, si on ne le maîtrise pas avant. 1789.
Cette exlication me paraît plus plausible et moins populiste. Depuis quand, en France, la justice protège la majorité? Avant de protéger les siens…
::
Il me semble qu’il y a de très nombreux exemples de minorités financièrement favorisées, bien que suscitant la défiance de la majorité : fonctionnaires grecs orthodoxes dans l’empire ottoman, commerçants chinois en Asie du sud-est, financiers juifs en Europe, libanais dans l’arc méditerranéen, tutsis au Rwanda, sunnites en Irak, etc…
La minorité opprimée réagit souvent par l’entraide et un travail accru, ce qui peut compenser largement son handicap. Tout dépend du niveau d’hostilité de la majorité, et des ressorts comportementaux qu’elle va puiser dans son bagage culturel pour y faire face.
C’est pour ça que l’argument ethnique ne me convainc pas directement. Votre article illustre malgré lui les dangers qu’il y a à exploiter des corrélations, d’ailleurs faibles, quand on étudie des systèmes aussi complexes que des sociétés humaines.
La vulgate leftist transpose en économie le bon vieux coup de l’enfance malheureuse, usé par des générations d’avocats commis d’office. Ce n’est pas faux mais simpliste. N’y substituons pas une autre vulgate, pas complètement fausse non plus, mais tout aussi simpliste.
Je viens de me rendre compte que j’avais oublié les multiplications obligatoires en postant hier…
Le lien diversité ethnique et inégalités/criminalité me semble effectivement assez puissant. Ceci dit, je me demande si ce n’est pas plus complexe que cela et si ça ne mériterait pas un peu de raffinement (en fait je suis à moitié d’accord avec vous et à moitié avec Gaetan).
Je pense par exemple au rapport entre revenus et homicides pour les différents groupes ethniques aux EU. Les asiatiques s’en sortent très bien, peu de criminalité et les revenus les plus élevés, les blancs sont au milieu, les noirs 30% plus pauvres que les blancs et un taux d’homicide hallucinant (il explique à lui seul le différentiel de taux d’homicide entre les EU et les autres pays anglo-saxons), les hispaniques 20% plus pauvres que les noirs et un taux d’homicide légèrement supérieur à celui des blancs (mais très largement en-dessous des noirs). On voit bien que les corrélations sont assez confuses, les minorités ne sont pas forcément les plus démunies (on pourrait en plus des exemples cités par Gaetan ajouter ceux de la diaspora chinoise, en Malaisie notamment) et les plus exclues économiquement ne sont pas forcément les plus criminelles.
Donc l’histoire (y compris celle de l’intégration du groupe ethnique dans la nation concernée), la culture, les préjugés (les asiatiques sont rarement catalogués comme fainéants) des différents groupes semblent jouer beaucoup.
D’où mon idée qu’il faudrait raffiner, que se passe t il si la diversité ethnique se traduit par une minorité privilégiée, est ce que cela à un impact sur le niveau de protection sociale et le taux d’incarcération ? A mon avis, ça doit dépendre de qui détient le pouvoir politique (minorité ou majorité ? Le cas du Rwanda sur ces 50 dernières années est assez éclairant dans ce domaine). Bref d’accord en moyenne, même s’il faut faire attention à ne pas généraliser le cas occidental, les minorités visibles ne sont pas toujours les plus démunies comme chez vous.
Pour le cas japonais, que pensez vous de l’hypothèse de Fukuyama dans "The Great Disruption" sur la persistance d’un modèle sociale plus traditionnaliste, notamment vis à vis des femmes.
L’hétérogénité ethnique tend à cacher les véritables disparités, qui sont sociales. Il semble que ce soit plus l’importance des inégalités sociales qui soit la meilleure des variables explicatives, les inégalités ethniques en découlant et non les alimentant.
Un bon exemple d’une société ultra-inégalitaire : le Brésil. Les plus riches ont refusé d’investir dans le social pour l’être encore plus. Résultat, ils sont littéralement cernés par un océan de misère, et ils se retrouvent à dépenser des fortunes pour s’en protéger.
Au final, la dépense se fait quand même (social ou sécurité, faut cracher au bassinet!), la différence c’est que la dépense sécuritaire est exponentielle et ne fait qu’alimenter la violence.
Autrement dit, plutôt que de financer des murs et des prisons, il est globalement plus rentable pour tout le monde de financer des écoles, des hôpitaux pour tous et un système de redistribution social qui limite les inégalités et réduit, de facto, la violence.