Je n’ai pas assez les pieds dans l’Université pour tenir un discours structuré sur le conflit actuel. Le simple fait que Gizmo monte au créneau et se mette en grève et manifs m’interpelle. Mais je veux aller au delà, tout en restant très primaire.
En fait, tout cela m’inspire deux ou trois réactions contradictoires et complémentaires (ah, j’avais prévenu, pour le rigueur, vous repasserez…).
La première, c’est que l’enseignement n’est pas une sanction. Et on peut imaginer un système où des gens font plus recherche et d’autres plus d’enseignement sans que cela ne crée de tensions ou de sentiment d’infériorité (tiens, moi, par exemple, avant que ma route ne finisse dans un lycée, je me voyais bien prof de fac squattant les amphis de premier cycle – entre autres – et essayant de modestement produire quelques documents de travail utiles et sans prétention. J’ai fini sur éconoclaste ; c’est bien aussi). Zéro “recherche”, par contre, c’est mal. A éviter, ça ramollit le bulbe. Bref, ça, c’est plutôt mon côté “y a pas de quoi beugler”.
Mais mon côté gauchiste me dit que cet équilibre vertueux (celui des américains, en fait, non ?) n’a pas de chances d’aboutir facilement dans notre beau pays où la logique de l’honneur a donné la reconnaissance sociale aux chercheurs et condamne les justes à la sanction du localisme, des non affinités et des relations sexuelles implicitement tarifées (note à moi-même pour plus tard : lis un peu de Lodge, ça te manque quand même…).
Et le centriste qui sommeille en moi me dit que tout le monde a raison et que ce sont les structures sociales touchant à l’évaluation dans notre pays qui nous préparent mal à ce genres de réformes, dans l’éducation en particulier. Au fond, le problème des enseignants chercheurs est le même que celui des profs du secondaire. Abstraire de la règle bureaucratique l’accès aux postes et missions est mal vécu, car on ne fait pas confiance à l’évaluateur régulièrement envisagé, à savoir le chef d’établissement. Or, si c’est regrettable, je comprends bien le problème pour des gens qui sont disons peu risquophiles.
Un changement d’organisation peut conduire à un meilleur fonctionnement. Mais comment s’assurer que du jour au lendemain des apparatchiks (au sens où ils sont conditionnés par un système bureaucratique où la seule façon de promouvoir des personnels ou des équipes est de passer par les interstices, pour le meilleur et pour le pire) abandonneront leurs habitudes dans le (supposé) nouveau système ?
Pour parler de ce que je connais, je peux vous assurer que j’ai pu croiser au moins un chef d’établissement du secondaire à qui je n’aurais pas confié ma carrière en aveugle (la sienne, de carrière, a été intéressante, en dépit de sa nullité crasse et de son fonctionnement de rat ; ok, je règle des comptes…). Mais combien d’autres, aussi minables ou simplement bricoleurs pas prêts de lâcher le tournevis ?
La réponse devrait être les institutions, les incitations, etc. Oui, certainement. Mais quel boulot ! En attendant, avoir la trouille me semble au moins humain.
Voilà, merci, pardon pour le dérangement. Jojo, un autre (pas trop passé cette fois-ci) !
Pour des discussions d‘insiders, voir Rationalité limitée et Gizmo.
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Il me semble que rationalité limité dit bien ce qui devrait se passer et ne se passera pas: Il faut mettre les cartes sur table.
Le système actuel est insoutenable mais le choix est entre le réformer au grand jour et le réformer en douce. Ce choix s’applique d’ailleurs de nombreux autres domaines et l’absence de confiance, la multiplicité des intérêts particuliers et des perdants potentiels ne rend pas optimiste.
Franchement je comprends mal pourquoi les gouvernements successifs s’acharnent a essayer de réformer au lieu de laisser couler le système sous son poids.
Peut être sommes nous arrivés aux limites d’un mouvement enclenché il y a une trentaine d’année?
Note: Il est vrai que l’introduction de la mobilité et de la compétition qui conduiront a termes aux meilleurs et plus dynamiques a prospérer et aux autres a disparaitre peut angoisser ceux qui ne sont ni mobiles ni compétitifs. Mais est ce une raison pour les maintenir sous perfusion alors que d’autres priorités sont plus urgentes?
Si vous étiez enseignant-chercheur, vous n’auriez pas "fini sur Econoclaste" car "finir sur Econoclaste" (ce qui est effectivement très bien) ne vaut rien aux yeux des évaluateurs. C’est un pur gaspillage de temps. Cf. le billet sur l’arrêt de Liens-socio:
http://www.liens-socio.org/artic...
Réponse de Stéphane Ménia
Oui, je crois qu’on est d’accord. Il est dommage que la reconnaissance ne soit pas distribuée un peu différemment. Je dis “un peu” parce qu’il me semble normal que les stars restent ceux qui remplissent les manuels plus que ceux qui sont capables de les relayer avec talent. Cela dit, le cas lien socio est encore à part.
@Merlin: l’introduction de la mobilité et de la compétition ne va pas forcement conduire aux meilleurs à prospérer si on raisonne à l’échelle nationale, et selon ce que l’on entend par mobilité et compétition.
Il y a un aspect des choses qui est quand même assez peu dit: le système francais en effet permet en théorie une planque (la titularisation se fait rarement après le début de la trentaine, cad 5 ans avant les US par exemple), mais tout le reste est clairement et nettement moins bon que partout ailleurs, du moins parmi les pays que je connais un peu.
La titularisation jeune est donc une sorte d’avantage comparatif 🙂 Des scientifiques francais (et même étrangers) assez voire très connus sont restés en France pour cette raison (c’est un argument sorti plusieurs fois par A. Connes, par exemple, sur son choix de rester en France). De manière moins anecdotique, vu que pour tout le reste (conditions, salaires, nombre d’heures), la France est vraiment à la traine, quelle serait la raison de rester en France ?
Ca n’a de sens que si tout le reste change en meme temps (nombre d’heures d’enseignement, salaire, reconnaissance des thèses dans le privé), je pense. La, on optimise un critère indépendamment des autres, alors que clairement, plusieurs critères interdépendants sont à l’œuvre. C’est un nivellement par le bas, et surtout ceux qui sont bons actuellement et qui restent en France le font parce qu’ils apprécient le système francais – ils pourraient très facilement partir ailleurs si on enlève le dernier avantage.
J’ignore tout des enseignants chercheurs. J’ai personnellement quitté la France pour échapper au corporatisme des grandes entreprises Françaises il y a une trentaine d’année pour me réfugier et prospérer chez les Anglo-Saxons.
Je serais prêt a parier que ceux qui sont actuellement titularisés jeunes sont issus soit de l’X soit de Normale Sup.
C’est le système que j’ai quitté mais je ne serais pas étonné qu’il perdure dans la fonction publique. Nous dirons donc que le système leur est favorable (discutable) et que les autres vivent d’espoir.
Note: Mon modèle ci-dessus est un hunch, complètement data free, alors dites moi que j’ai tort mais n’insultez pas.
Réponse de Stéphane Ménia
Le problème de votre modèle, c’est qu’il passe à côté du problème, en focalisant sur la question des X et ENS. Bon, sinon, ce n’est pas moi qui conspue les data-free. Cela dit, je pourrais.
@Merlin: pour la fonction publique en general, il est certain qu’il y a un corporatisme de la part des GE, c’est meme pour ca que la plupart d’entre elles ont ete creees.
Mais pour la recherche, ca marche assez differemment, pour la simple raison que les GE ne sont que peu impliquees dans la recherche, c’est en dehors de leur sphere d’influence, en quelque sorte. C’est d’ailleurs un probleme fondamental – une grosse partie des bons elements post-bac ne seront jamais dans le cycle universitaire, ce qui est pour le coup unique au monde. (le pouvoir en place, toujours prompt a vouloir remettre en cause des aspects propres a la France ne parle jamais ce point la, pourtant capital a mon avis).
Alors que vous etes garantis de trouver un poste de haut fonctionaire ou de cadre bien place si vous avez fait X-mines, rien ne dit que vous pourrez avoir un poste au CNRS, par exemple. Et si vous cherchez la planque apres un diplome prestigieux, il y a franchement mieux que le CNRS/devenir MdC je pense. Meme en GE, un bon nombre de professeurs ne sont pas issus des GE – Normale mise a part, mais Normale n’est pas a mon sens comparable aux autres, car le but est clairement d’orienter ses eleves vers la recherche (ce qui ne plait pas forcement aux eleves d’ailleurs).
Vous pouvez trouver en GE des professeurs issus eux-meme d’ecoles nettement moins prestigieuses, parce qu’ayant un excellent parcours au niveau recherche. En fait, j’irai meme jusqu’a dire que sortir d’une GE est presque un desavantage pour faire de la recherche – a titre anecdotique, il a ete plus facile pour moi de trouver une bourse a l’etranger que de faire une these en France.
@david : assez d’accord avec votre propos, à un détail près : d’après ma (fort courte) expérience, les GE ont tout de même tendance, lorsqu’elles peuvent accorder des bourses de thèse (ce qui n’est pas si fréquent), à privilégier leurs propres diplômés. Comme l’X et l’ENS ont un nombre conséquent de bourses à accorder, la remarque de Merlin n’est pas fausse…
@Stéphane:
Ignosce mihi, pater, quia peccavi.
@David
Merci. Je suis techniquement incompétent sur ce sujet et culturellement je suis un professionnel nomade uniquement intéressé par le job et le cash-flow, pas la sécurité de l’emploi formelle.
La sécurité pour moi viens de ma réputation et j’ai du mal a comprendre que des professionnels a haut niveau de formation puissent avoir des réflexes qui ne sont compréhensibles que dans d’autres catégories moins favorisées intellectuellement et socialement.
@Merlin: tout d’abord, la titularisation est commune à tous les systèmes universitaires que je connais. Aux US, ca s’appelle tenure: en gros, le parcours est thèse -> post doc -> tenure track -> tenure, la durée de chacun des stages dépendent des disciplines (pour mon propre champ, c’est environ 5 ans pour la thèse, 2-3 ans pour le post-doc, 5-7 ans pour tenure track; la titularisation se fait donc à la fin de la trentaine). Le but au final est bien d’avoir le poste "fixe", partout, pas qu’en France. Après, on peut discuter de l’utilité du système, mais ce système est vraiment le standard . Bien sur, pour la creme des chercheurs, la tenure n’apporte pas grand chose – si vous avez un Nobel, pour prendre un extreme, vous trouverez du boulot pour faire ce que vous voulez, y compris le plus farfelu (il y a quelques Nobels célèbres qui font vraiment n’importe quoi et sont devenus de réels crackpot, mais ils sont intouchable du fait de leur Nobel).
Que la titularisation arrive assez tot en France, je pense que c’est un point qui peut tout à fait se discuter, mais encore une fois pas indépendamment du reste. Un des problèmes des thésards, et c’est vraiment très marqué en France, c’est la faible valorisation du parcours. Donc si on instaure tel quel le système américain, avec une tenure track (= période d’essai), qu’arrive-t-il aux personnes qui échouent ? A 26 ans, après la thèse, on peut tenter une "reconversion" en France, mais à 35 ans ? Aux US, on peut tout à fait trouver un emploi sans trop de problème, au moins si on est dans un champ qui peut s’appliquer. On en revient au problème des GE, qui phagocytent complètement le marché de l’emploi pour les gens à "formation longue".
Supprimer la notion de poste permanent ou la tenure (voire freakonomics.blogs.nytime… ), j’avoue être un peu sceptique; je ne suis pas sur que les incitations soient aussi simplistes que Levitt l’entende. Les gens qui font de la recherche le font quand même par passion, au moins dans la jeune génération, et le poste fixe est quand meme assez largement contre-balancé par les salaires plus faibles que dans le privé à formation égale – déjà aujourd’hui, on peut se demander si le système ne sélectionne pas d’une manière assez perverse. Il y a aussi le fait que la tenure permette de se focaliser sur des problèmes à long terme – mais je suis pas forcément convaincu que ce soit un problème super répandu non plus (bien peu de chercheurs font du long terme, aujourd’hui). Bien sur, c’est difficile d’être quantitatif sur ce type de problème.
Je suis enseignant-chercheur.
Deux remarques ponctuelles.
1. En très bref: vive l’évaluation, et à bas l’évaluation par les chefs d’établissement, ou dépendant des chefs d’établissement.
2. Faisons rentrer en compte, dans la mission formellement assignée aux évaluateurs, d’autres critères que la recherche au sens strict. C’est parfaitement possible. Cela ne changera pas les mentalités, mais pondèrera les jugements.
Je précise le 1.
Pour le supérieur, ce n’est ni le travail des présidents d’université, ni leur compétence, de nous évaluer. En maths, ma discipline, on a enfin péniblement réussi à s’arracher au localisme. Si, par le biais d’une telle évaluation, la réforme actuelle nous le fait rentrer par la fenêtre, à bas la réforme.
L’évaluation est une bonne chose. Le CNU (note : comité national périodiquement élu, siégeant par disciplines, évaluant les enseignants-chercheurs à diverses étapes de leur carrière) me semble la moins mauvaise façon de la mener.
– je reconnais sa légitimité et accepte ses jugements.
– je ne suis jugé ni par mon chef, ni par des voisins de bureau à moi, nommés par lui. Je suis jugé par des juges plus lointains. le jugement est ainsi réciproquement dépassionné. (plutôt moins passionné, pour être plus réaliste) C’est bien ce qu’on attend d’un jugement.
– le passage au national freine les copinages (même s’il ne les évite pas).
– enfin je suis jugé par des gens compétents. Vu le degré actuel de spécialistaion, les bonnes personnes pour juger un chercheur X se trouvent souvant, non dans son université, mais éparpillées en France.
Bien sûr, ce système s’oppose à l’"autonomie" des universités. Sur ce point, il faut savoir si on veut une réforme qui marche, ou une réforme promouvant une indépendance universelle, parce qu’en haut il en a été décidé ainsi.
J’ajoute que le pouvoir du CNU n’est pas un défaut d’autonomie des universités. C’est plutôt une mutualisation, par les universités, de l’exercice d’un pouvoir indépendant vis-à-vis des politiques. Le CNU est un organisme élu.
@Charles:
La maniere dont vous presentez votre probleme est completement incorrecte.
1. Conceptuellement, elle assume que l’objectif du patron d’université ne sera pas d’avoir les meilleurs mais d’avoir les copains;
2. Pratiquement un tel système existe dans de nombreux pays mais ne fonctionne pas comme vous le dites.
Je ne suis pas assez naïf pour penser que ici ou la certains n’agiront pas comme vous l’indiquez, mais la sélection naturelle jouera et de toute façon ce ne sera pas le genre d’endroit ou les bons voudront aller.
"La maniere dont vous presentez votre probleme est completement incorrecte."
Allez-y doucement s’il vous plaît. Je ne prétends pas présenter un point de vue "vrai" et surplombant, mais un point de vue de praticien du système, que je suis. Le point de vue que je décris est en outre fort partagé.
"la sélection naturelle jouera"… et "Conceptuellement, elle assume que l’objectif du patron d’université ne sera pas d’avoir les meilleurs mais d’avoir les copains"
En effet. plus précisément:
1) les deux objectifs seront concurrents. De nombreux recrutements actuels font passer un bon local avant un très bon, extérieur. Pourtant, les labos sont en compétition. Mais que voulez-vous, c’est humain.
2) surtout, que sont "les meilleurs" ? Je dénie au président la compétence pour en juger, et la faire juger, sans contre-pouvoir. Le pouvoir d’un baron local sur le recrutement réflétera sa conception de ce qu’est "un bon". Je préfère que cette conception soit discutée, fasse débat.
3) enfin, je ne parlais pas ici de recrutement, mais d’évaluation en cours de carrière. C’est assez différent.
"Pratiquement un tel système existe dans de nombreux pays mais ne fonctionne pas comme vous le dites." J’avoue ignorer assez largement les systèmes étrangers. Cependant, ce que je dis est pragmatique : en France, le système cnu ne fonctionne pas trop mal (pour les raisons données plus haut) et mieux que des systèmes plus locaux qui ont eu cours dans le passé.
bref :
Le gouvernement demande une évaluation systèmatique des enseignants chercheurs.
Dans mon labo, tous ceux avec qui j’en ai discuté sont d’accord.
Personne ne trouve ni souhaitable, ni pertinente, une évaluation locale, du moins telle que proposée.
Je ne comprends donc pas la surdité du gouvernement.