Prix du livre d’économie du Sénat : résultat final aujourd’hui

Le résultat du prix des lecteurs du livre d’économie du Sénat va être connu aujourd’hui. J’avais pensé y aller, mais j’ai redouté les problèmes de transport (et de toute façon, je n’ai pas le temps). De même, je voulais parler des trois finalistes, mais jusqu’à présent n’ai parlé que de l’un d’entre eux. Voici donc quelques commentaires sur les deux autres.

EDIT : bravo à Pierre Dockès!

Jules et Mathieu ont déjà apporté des résumés du livre de Pierre Dockès, l’auteur lui-même est venu expliquer sa démarche ici. Le thème du livre a l’avantage de pouvoir être présenté rapidement : tout ce qui constitue l’ordinaire du discours français sur la mondialisation est faux. En France, la mondialisation est unanimement vue comme un phénomène contraignant, potentiellement destructeur pour l’économie nationale; résultat, on trouve d’un côté un discours qualifié par l’auteur de “patronal” consistant à dire que la mondialisation impose des sacrifices pour s’adapter, en particulier, la réduction de l’Etat-providence; de l’autre, un discours “à gauche” selon lequel sauver l’Etat-providence exige donc de se protéger de la mondialisation. Finalement, ces deux discours se rejoignent dans l’idée que la mondialisation est un péril contre lequel il faut se protéger : c’est simplement la nature des bénéficiaires de la protection qui changent. Pour les uns, il faut protéger les entreprises, pour les autres, les salariés.

L’auteur montre avec les outils standard de l’analyse économique que cette idée est fausse : fondamentalement, la mondialisation est un phénomène qui enrichit, dont les conséquences néfastes sont exagérées. Dans ce processus, il peut y avoir des perdants (l’auteur fait référence à des analyses du types Stolper-Samuelson) mais en réalité, l’enrichissement qu’elle permet offre la possibilité de compenser les perdants, et rend ces mécanismes à la fois finançables (en enrichissant la société) et nécessaires. Jusque là, rien à dire sur le livre, qui reprend un type d’analyse très familier des économistes, mais trop peu souvent connu du grand public; on ne dira jamais assez à quel point il est nécessaire que les économistes prennent le temps de le rappeler, et à ce titre, Dockès fait oeuvre très utile.

La suite du livre est plus contestable, ce que n’a pas manqué de noter Mathieu P; Comme l’Europe est prise en tenaille entre d’un côté les USA qui innovent, et les pays émergents à bas salaires, elle devrait s’orienter de façon volontariste, par un mélange de politique industrielle et la mise en place de mécanismes limitant la concurrence fiscale et sociale, vers un système économique fondé sur l’innovation et la protection sociale. L’argument, intuitivement, a un sens : puisque les gains des échanges, dans la mécanique de l’avantage comparatif, sont issus des différences, l’Europe a plutôt intérêt à cultiver sa différence plutôt que de chercher à ressembler aux autres. On peut néanmoins être sceptique sur sa validité.

Contrairement à une idée reçue, l’analyse économique n’est pas hostile par principe à la politique industrielle; l’argument du “protectionnisme éducateur” a longtemps eu droit de cité (John Stuart Mill le décrivait comme exception valide au principe du libre-échange dans son ouvrage de référence du XIXème siècle) et il existe de nombreux modèles montrant comment la protection temporaire d’un secteur peut, à terme, apporter un avantage à un pays. Mais lorsqu’il déplore qu’en Europe, la protection aille vers les secteurs qui n’en ont pas besoin, Dockès ne fait que reproduire un constat maintes fois effectué : en pratique, le développement et le maintien de politiques industrielles protectionnistes porte sur les secteurs capables de s’organiser pour extraire des rentes auprès du pouvoir politique, beaucoup plus que sur les secteurs authentiquement à même d’apporter des avantages dans l’avenir.

Dans les pays en développement, les circonstances peuvent être différentes : en particulier, l’absence d’un système financier performant, ou des institutions défaillantes, peuvent empêcher les entrepreneurs et les financiers de détecter les secteurs susceptibles de se développer. Dans ce cas, certaines formes de coordination publique autour d’une politique industrielle peuvent constituer un pis-aller meilleur que le statu quo; c’est ce qui s’est produit dans des pays comme la Corée du Sud. Est-ce vraiment le cas en Europe? Quelles sont les défaillances de marché que la politique industrielle pourrait y corriger? Quels sont les secteurs d’activité qui devraient s’y développer et ne le font pas? La réponse rapide, c’est que personne n’en sait rien, mais qu’il est douteux que les politiciens et les bureaucrates européens puissent mieux le savoir que des mécanismes décentralisés. Ce n’est pas tout de dire que les marchés fonctionnent parfois mal; il faut encore démontrer que l’action publique peut mieux faire. Dans le cas de la politique industrielle en Europe, Dockès n’en apporte guère la démonstration, restant à une conception très limitée à la fois du fonctionnement du secteur privé et du secteur public.

Sa critique de l’Europe qui actuellement pousse au moins-disant fiscal et social laisse aussi un peu à désirer. On constate qu’en pratique les systèmes fiscaux et sociaux sont très différents en Europe, malgré cette soi-disant concurrence; que l’on peut imaginer que celle-ci pousse surtout les systèmes sociaux vers plus d’efficacité, ce qui constitue la vraie question. Le vrai problème européen ne se pose pas en termes de plus ou moins de protection sociale : la question est celle des Etats-providence corporatistes des pays continentaux, qui constituent un modèle à bout de souffle, avec ou sans mondialisation.

Ces limites du livre ne sont, pour autant, pas rédhibitoires. L’auteur cherche surtout à changer le discours sur la mondialisation. D’un certain point de vue, on peut conclure de ce livre que même si l’on pense que les marchés fonctionnent mal, que les interventions publiques nombreuses sont nécessaires, que la protection sociale doit être très développée, cela n’empêche pas d’être favorable à l’ouverture aux échanges : en France, ce discours est presque révolutionnaire, et il faut savoir gré à Pierre Dockès de l’avoir énoncé d’une façon claire et accessible. Il faut plus de livres comme le sien. Pour le débat public, son livre est une lecture utile.

Je ne sais pas si l’on peut en dire autant du livre d’Aglietta et Berrebi, “désordres dans le capitalisme mondial“. D’abord parce que la longueur et l’aridité de l’ouvrage n’en font pas franchement une lecture pour le grand public : je plains le lecteur profane qui voudra se lancer dans 400 pages remplies de phrases qui ne devraient jamais sortir des laboratoires d’économie, comme “cette relation est la conséquence purement mathématique de l’annulation du gradient du lagrangien lorsqu’on optimise une fonction d’utilité quadratique”. Ce livre long et technique est une lecture pour étudiants, pour spécialistes, certainement pas pour le grand public. Les mathématiques et les modèles sont des outils indispensables en économie, mais on voudrait que parfois les économistes se souviennent du conseil de Marshall, qui préconisait après avoir fait un modèle de brûler les mathématiques, d’expliquer ce qu’on a trouvé en langage clair, et si l’on y arrive pas, de recommencer à son point de départ. Surtout lorsqu’on a l’impression que les mêmes choses auraient pu être expliquées plus simplement. Le contenu utile du livre aurait probablement pu tenir dans une centaine de pages.

Le livre abuse aussi de figures de style emphatiques pour un résultat souvent pauvre. Le titre, “désordres dans le capitalisme mondial” laisse supposer qu’il pourrait y avoir un “ordre”, une sorte de référence mythique de capitalisme “ordonné”. On nous explique que “le capitalisme a connu des transformations gigantesques depuis la crise asiatique à la fin du siècle dernier”. Traduction : depuis 10 ans, certains pays pauvres se sont enrichis rapidement, certains pays ont accumulé des capitaux tandis que d’autres s’endettaient, il y a eu des fluctuations économiques et monétaires plutôt moins fortes que celles qu’on a connu dans le passé. Waow. Vous avez dit “transformations gigantesques”?

Des transformations, les auteurs en voient deux principales : le passage d’un régime inflationniste à un régime déflationniste, sous l’effet de la concurrence des pays émergents; et la substitution de la valeur actionnariale à la valeur ajoutée. celle-ci aurait amplifié les pressions déflationnistes (en exerçant une pression sur les salaires) et accru le recours au crédit et à l’endettement (pour maintenir la consommation dans un régime de salaires stagnants), l’ensemble n’étant pas soutenable. Dans l’absolu, ces analyses pourraient tenir la route; dans les faits, c’est plus douteux. En particulier, les auteurs font de la hausse des inégalités aux USA l’exemple de cette variation; le problème, c’est que celles-ci ne viennent pas tant de déplacements de la valeur ajoutée du travail vers le capital que d’inégalités entre les salariés eux-mêmes, amplifiées par la politique fiscale du gouvernement Bush. Quand les riches paient moins d’impôts, quand la technologie apporte des avantages disproportionnés à certaines qualifications, les inégalités augmentent; cela n’a rien de très nouveau et ne traduit pas un quelconque nouvel âge du capitalisme. On peut avoir le même genre de réserves vis à vis de l’idée de “régime déflationniste” : la réalité, c’est que certains prix montent, d’autres baissent, et qu’il est bien difficile de discerner un quelconque “régime” dans ces fluctuations. Le développement rapide des pays émergents fait à la fois baisser les prix de certains produits manufacturés, et monter celui de certaines matières premières; la concurrence s’amplifie dans certains secteurs, se réduit dans d’autres; au total, les prix, comme dirait l’autre, sont fluctuants.

Au total, l’inflation est un phénomène monétaire, comme disait encore un autre, ce qui veut dire que c’est la politique monétaire qui compte. celle-ci fait face depuis assez longtemps à une contradiction potentielle : d’un côté, l’objectif de lutte contre l’inflation et de soutien à l’activité économique, de l’autre, le rôle de plus en plus important pour les banques centrales de stabilisation de la sphère financière. Cela peut apporter une contradiction : dans une période de faibles pressions inflationnistes avec croissance, mais d’éclatement d’une bulle financière, la banque centrale peut se trouver obligée de mener une politique monétaire accomodante alors que la conjoncture ne l’exige pas, amplifiant le cycle économique; ou alors, dans une période de forte inflation, la stabilisation financière peut imposer une politique monétaire trop accomodante. Entre ces différents écueils, les auteurs octroient un satisfecit à Alan Greenspan, un bonnet d’âne à Jean-Claude Trichet, et trois heures de colle à la banque centrale japonaise. Et appellent, ô surprise, à une régulation mondiale des politiques économiques et des marchés financiers, et l’Europe à s’orienter de façon décisive dans l’économie de l’innovation.

Tout cela est furieusement original, mais pas très convaincant. Tout d’abord parce que la politique de la Fed n’a rien eu de particulièrement exceptionnel; que dans cette période d’Europe soi-disant “à la traîne”, celle-ci a rattrapé ne part significative de son retard de productivité sur les USA; et que personne n’a jamais démontré de façon convaincante que la coordination des politiques économiques et monétaires donnait des résultats supérieurs à l’absence de coordination. Pas très agréable à lire, et peu convaincant, est d’ailleurs le commentaire général que l’on peut faire sur ce livre. Certains passages sur le système bancaire, le crédit, sont instructifs; mais on vient à douter de leur intérêt lorsque trois lignes plus loin, on tombe sur un passage décrivant quelque chose qu’on connaît un peu mieux, et pour lequel on trouve les auteurs complètement à côté de la plaque. Sur le même thème, l’ouvrage de Brender et Pisani était plus instructif, plus lisible, et moins contestable.

Le résultat du vote des internautes sera bientôt connu; pour ma part, je continue de penser que le livre de l’année était celui de Delpla et Wyplosz, qui dans nos temps de réformes tous azimuts apportait une perspective vraiment nouvelle sur la question. Néanmoins, chacun a fait son choix.

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Alexandre Delaigue

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4 Commentaires

  1. "je continue de penser que le livre de l’année était celui de Delpla et Wyplosz,"

    Vous n’étiez certainement pas le seul.

  2. Merci pour les bravos (avec un petit plus pour Gizmo !), merci pour les débats et même, bien que je ne sois pas du tout maso, pour les critiques. Et je voudrais ajouter que d’autres ouvrages en compétition, et pas seulement les finalistes (Aglietta/ Berrebi ont écrit un livre important et celui de Mauduit est passionnant), étaient remarquables (mais je ne vais pas me mettre à donner des prix !).
    Alexandre a bien vu ce que je voulais dire dans ce « bref essai ». Il s’agit bien de débat public. Les économistes doivent y participer, et se faire comprendre de non- spécialistes. Et ce n’est pas facile. Fondamentalement, ici, je crois que la difficulté principale tient à ce que le résultat ricardien des coûts comparatifs est l’un des rares que nous ayons qui soit contre- intuitif. Et bien sûr, cela tient aussi (surtout) aux peurs, et aux difficultés réelles des situations particulières, et aux intérêts.
    Cela ne signifie pas que la pensée de Léon Walras a fini de m’absorber tout entier et que je sois définitivement sorti d’une de mes tasses de thé préférées, le pouvoir, les conflits, les échecs de la coordination (et d’ailleurs je finis un livre sur Thomas Hobbes et … les échecs de la coordination, et là l’enfer, c’est les autres, et il n’aura pas le prix des lecteurs !). Mais on ne peut pas laisser le champ de la discussion à ceux qui refusent de voir que l’échange international est d’abord … un échange, avec toutes les imperfections que l’on voudra. Et qu’il y a généralement un gain réciproque à l’échange, aussi inégal que l’on voudra. Mais n’y revenons pas.
    Ceci dit, oui, je pense qu’en matière de répartition l’État reste indispensable, et qu’il y a place pour une intervention de l’État en matière de production et d’échanges, même si j’insiste sur l’aspect incitation plutôt que contrôle, et je vois bien toutes les difficultés du pilotage. Oui, je pense que l’Europe a besoin d’un gouvernement économique (que ce ne soit pas une idée originale, bien sûr, mais dans le débat public, qu’importe !) et que la concurrence fiscale et sociale est néfaste à la croissance, et qu’il est possible de l’éviter. Mais l’essentiel est que nos différences (notre « modèle » social, notre État lourd, les charges et les salaires) ne nous condamnent pas à l’effondrement du fait de la globalisation et d’un néo « péril jaune » (1906 !), ne nous savonnent pas la voie vers le « déclin ».
    Pour changer de registre et m’amuser un peu : d’autres critiques me sont venues d’ailleurs ! Des philosophes m’ont fait remarquer que je prenais la phrase de Jean-Paul Sartre de façon bien « vulgaire ». Et j’ai ainsi créé des déceptions : une élève de terminale regardait mon petit essai et demandait au libraire s’il pouvait lui être utile pour son exposé sur Jean-Paul. Celui-ci , honnête, lui dit que c’était peu vraisemblable car c’était plutôt de l’économie. J’ai perçu le petit geste de mépris par lequel cet Enfer fut rejeté par elle au Purgatoire des éditeurs.
    Enfin, surtout, bravo à tous les économistes bloggeurs car, puisque de débat public il s’agit, c’est bien là que se construit le forum dont nous avons besoin Vous l’avez sûrement remarqué, même les sénateurs l’ont compris ! Et (dommage Alexandre !) la table de ce 24 novembre était toujours excellente (même s’ils m’ont privé de dessert et de café).

  3. Bravo à vous monsieur Dockès ! J’ai voté pour votre livre et suis ravie de
    voir que c’est vous qui avez remporté le Prix. Et puis, personnellement, je trouve
    que c’est un TRÈS bon titre. Seul regret pour le dessert… Je crois savoir que le
    Sénat en sert d’excellents.

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