Pourquoi les européens travaillent-ils moins que les américains ?

S’il y a un sujet qui a suscité beaucoup de réflexions ces derniers temps, c’est la question suivante : pourquoi les européens travaillent-ils moins que les américains? Si l’on en reste à ce qui a été publié en France au cours du dernier mois, on peut citer la dernière chronique de Daniel Cohen dans le Monde, mais aussi le récent rapport Camdessus. L’article et le rapport ne se limitent pas à cette question de la quantité de travail, mais explorent toutes les composantes qui font que depuis pas mal d’années, le taux de croissance typique d’un pays européen est de l’ordre de 1% par an; celui des USA, même en période de croissance considérée comme faible, est de l’ordre de 3%. Cette différence peut paraître minime : mais à ce rythme, dans 50 ans le PIB européen aura augmenté de 65% tandis que le PIB américain aura lui augmenté de 340%. En d’autres termes les européens sont aujourd’hui un tiers plus pauvres que les américains : dans 50 ans ils risquent d’être 3 à 4 fois plus pauvres.

Ce phénomène de retard cumulatif a deux causes : le rythme du progrès de la productivité et le travail. Laissons de côté la question de la productivité (qui est traitée dans l’article de Daniel Cohen et le rapport ci-dessus, ainsi que dans ce document sur lequel nous allons revenir plus bas). Et intéressons-nous à la question spécifique du travail, des raisons pour lesquelles les européens travaillent moins que les américains. Avant toute chose, il faut préciser ce qu’on entend par là : on constate que les européens travaillent globalement moins que les américains, mais ce phénomène n’est pas majoritairement dû au chômage ou à une durée du travail moins longue au cours de la vie (même si ces phénomènes jouent un rôle). On constate que l’essentiel de l’écart est dû au fait que les européens qui travaillent travaillent moins de temps que les américains qui travaillent. Or c’est cette différence en temps de travail qui explique l’essentiel de l’écart de PIB par habitant entre Europe et USA; il y a aussi un écart (peut-être croissant) en matière de productivité mais si celui-ci s’accroît, il n’explique pas les écarts actuels. Voici en tout cas les diverses thèses en présence :

La première a été définie dans un article écrit l’année dernière par le prix Nobel d’économie 2004, Edward Prescott. Sa thèse est brutale, et il l’a résumée dans un récent éditorial du Wall Street Journal (je recommande la lecture de ce dernier article pour ceux qui veulent une présentation résumée et non technique, quoique en anglais). Le titre de l’éditorial résume la thèse : les européens sont-ils paresseux? Non, ils sont simplement surtaxés. Prescott montre sur la base de simulations macroéconomiques que le seul facteur susceptible d’expliquer l’écart de travail entre européens et américains est la hausse plus importante des taux d’imposition que les européens ont subi au cours des trois dernières décennies. Dès lors qu’il existe, selon l’auteur, un écart important entre ce que rapporte le travail et ce que le salarié perçoit réellement, la quantité de travail va diminuer.
Cette explication fait sans doute hausser les épaules au lecteur, à ce stade. Les structures du marché du travail, les aspects culturels, tout cela n’aurait aucun impact sur la quantité de travail fournie par les gens? La seule explication se réduirait aux taux d’imposition? cependant, à l’appui de sa thèse, Prescott fait remarquer qu’il n’a pas toujours été vrai que les européens travaillaient moins que les américains. Jusqu’aux années 70, c’était même exactement l’inverse, et les américains travaillaient moins que les européens. L’inversion s’est produite au cours des 30 dernières années. Comment pourrait-on imaginer un changement de mentalité aussi important sur la période? Prescott remarque que les gens ont un comportement économique remarquablement semblable d’un pays à l’autre. En réalité, explique-t-il, il n’y a aucun paradoxe : les français et les allemands travaillent en pratique autant que les américains. Simplement, leur temps de travail est réparti différemment : une part très importante du travail des européens est non taxable (c’est du travail domestique, ne faisant pas l’objet de transactions marchandes). Si l’on ajoute à cela la part de l’économie informelle (bien plus grande dans les pays européens qu’aux USA) l’image devient très différente : en pratique, les européens travaillent largement autant que les américains, mais une part non négligeable de ce travail n’est pas rémunérée pour éviter la taxation.

L’analyse de Prescott a suscité de nombreuses critiques. Parmi celles-ci, la thèse opposée est celle d’Olivier Blanchard qui considère que de nombreux facteurs sont négligés par Prescott. Par exemple, depuis 1970, les taux d’imposition ont moins augmenté en Irlande qu’ils ne l’ont fait aux USA; dans le même temps, le temps de travail des Irlandais a diminué de 25%, alors qu’il est resté stable aux USA. Il paraît donc difficile de faire des taux d’imposition le seul facteur explicatif de la moindre offre de travail en Europe. D’autres études, par ailleurs, ont imputé aux taxes un tiers de l’écart entre européens et américains.
Si ce ne sont pas les taxes, quelle est l’explication? Selon Blanchard, une bonne partie de l’explication vient du choix des européens de profiter des gains de productivité réalisés (plus importants qu’on ne le suppose) pour volontairement réduire leur temps de travail et profiter d’une vie moins laborieuse. La diminution du temps de travail des européens serait, selon lui, en grande partie volontaire. Bien entendu, une part de la différence est aussi due au chômage et à la différence de structure d’âge dans la population : mais l’essentiel relève selon Blanchard d’un choix de la population, d’une préférence européenne pour le loisir. Pour un article plus modélisé et en anglais, on ira voir cette page; pour une présentation en français, on pourra se référer à ce document, qui se trouve être l’article de la semaine d’Econoclaste.
Le problème de l’explication de Blanchard, c’est qu’en réalité, elle n’explique pas grand-chose. Blanchard constate que l’étude des effets de la fiscalité ne semble pas être un facteur suffisant pour expliquer la différence de travail entre USA et Europe; il en déduit qu’il y a une préférence européenne pour le loisir faute de mieux. Avec modestie, toutefois, il constate qu’il n’a trouvé aucune étude exprimant l’idée selon laquelle les européens profitent plus de leurs loisirs que les américains; on pourrait ajouter que les indicateurs de satisfaction des individus (ne parlons même pas des taux de suicide) ne sont guère flatteurs pour un Vieux Continent prétendument assailli par les délices de Capoue. Blanchard néglige par ailleurs le rôle de la règlementation du travail, ce que ne manquent pas de lui faire remarquer Charles Wyplosz et Jean Pisani-Ferry dans le document cité plus haut qu’ils ont écrit en commun. Selon Wyplosz, il faut cesser d’imaginer qu’il y a un problème européen commun en matière de marché du travail, de protection sociale et de croissance : il y a en pratique des problèmes bien différents selon les pays.

Cela dit, si c’est vraiment une préférence pour le loisir qui explique l’écart de quantité de travail entre USA et Europe, il n’y a pas de raison d’imaginer que cet écart persiste de façon durable. Si l’on regarde l’évolution du temps de travail sur plus longue période, ce qui paraît en effet une anomalie, c’est la hausse récente du temps de travail aux USA; auparavant, comme les pays européens, ils étaient sur une tendance de diminution séculaire du temps de travail. Et cette augmentation, bien que s’accompagnant d’une hausse de consommation considérable (un américain consomme aujourd’hui 70% de plus qu’un européen) ne semble pas avoir rendu les américains significativement plus heureux qu’auparavant. Au contraire, elle est à l’origine de nombreuses difficultés sociales. Les américains se plaignent de n’avoir plus de vie de famille satisfaisante, de ne plus voir leurs enfants; si l’on ajoute à cela l’état calamiteux du système d’enseignement primaire et secondaire américain, on peut s’attendre à une hausse du « homeschooling », l’éducation des enfants à la maison; or cela exigera des parents qui travaillent moins. Pour ces raisons, il est possible de faire preuve d’optimisme pour l’Europe.
Mais si les américains trouvent vraiment qu’ils travaillent trop, pourquoi alors ne réduisent-ils pas leur temps de travail volontairement dès maintenant, comme les européens l’ont fait? La réponse à cette question se trouve peut-être dans les analyses de Richard Layard. Et si travailler trop résultait d’une externalité négative? L’auteur montre qu’un déterminant important des objectifs de consommation des individus est la consommation de leurs voisins. Chacun cherche à égaler et dépasser son voisin, ses proches, en niveau de vie. Mais dans ces conditions, il est tout à fait possible que les gens soient amenés à travailler trop : si je travaille plus, je vais dépasser mon voisin; lui aussi travaille plus pour éviter d’être rattrapé, résultat, nous nous retrouvons tous deux au même niveau comparatif, mais nous travaillons tous deux plus qu’auparavant sans en avoir retiré d’avantage. Dans ces conditions, taxer le travail aura effectivement pour résultat de le réduire, mais cela ne sera pas une mauvaise chose : cela empêchera les gens de se lancer dans une course sans fin vers plus de travail réduisant sans arrêt la satisfaction qu’ils en retirent.
Est-ce certain? Après tout, l’argument de Richard Layard en faveur de l’imposition du travail ne spécifie pas quel est le niveau de taxe sur le travail optimal : il reste tout à fait plausible que le niveau européen des taxes soit largement supérieur au taux qui permet d’éviter cet effet externe, et qu’il atteigne le niveau ou la désincitation au travail, et le chômage qui en résulte, ont beaucoup plus d’inconvénients que d’avantages.

La vraie question, au bout du compte, est de savoir si les européens sont actuellement satisfaits de leur situation, si celle-ci résulte de choix volontaires, de choix contraints mais dont les conséquences sont acceptées volontairement, ou de choix contraints dont les conséquences sont jugées déplaisantes. Peu de données permettent pour l’instant de savoir laquelle de ces possibilités est la bonne. La seule façon de le savoir est d’observer les réactions des gens aux politiques menées; jugées à cette aune, et face au discrédit dont font l’objet tous les gouvernements successifs, il semble que la troisième solution soit la bonne.