Non, je ne vais pas vous donner la clé définitive du débat sur le lien entre inégalités et croissance. Car, je ne l’ai pas. Et si je ne l’ai pas, c’est que personne ne l’a. Comme vous allez le voir si vous n’êtes pas aux faits du débat, les argument théoriques sont contradictoires. Et les arguments empiriques le sont presque davantage. En revanche, je suppose que ces quelques points de repère seront utiles à certains.
C’est parti…
Si la propension à épargner des riches est plus faible que celle des pauvres, des inégalités plus importantes favorisent une épargne supérieure, accroissent l’investissement et la croissance. C’est un argument que l’on doit initialement à Nicholas Kaldor (1957). Néanmoins, si l’on suit Kumhof et Rancière (2011), cet argument peut se retourner contre lui même quand on prend en compte la façon dont l’épargne est utilisée dans le système financier. La crise des subprimes peut être vue comme une conséquence de l’argument précédent, la récession pouvant réduire la croissance à terme.
Si certains investissements sont indivisibles (infrastructures, innovation), donc occasionnent des coûts fixes élevés, la concentration du capital favorise la réalisation de ces investissements et la croissance. Ceci est d’autant plus marqué que le marché du capital est imparfait. Sans cela, un système financier efficient doit pouvoir régler le problème de l’indivisibilité.
Si les pauvres n’ont pas accès à un marché du crédit parfait, les banques leur réclament des garanties (collatéraux) dont ils ne disposent pas. Ce qui réduit leur investissement en capital physique et, surtout, en capital humain. Le sous-investissement dans la santé et l’éducation réduit le stock de capital humain dans l’économie et réduit la croissance.
Même si l’on admet, comme on l’a envisagé précédemment, que la concentration des revenus accroît l’épargne globale, on peut avancer que les investissements qui seront réalisés par les riches ne déboucheront pas sur le taux de croissance le plus élevé. Cet argument repose sur l’idée qu’il existe des rendements factoriels décroissants : les premiers investissements d’un individu sont très rentables, puis ils le sont de moins en moins. Dans ces conditions, pour un niveau d’investissement donné, il vaut mieux que de nombreux individus investissent, chacun obtenant un rendement élevé. Cet argument est initalement dû à Galor & Zeira (1993), Benabou (1996) et repris par Aghion et alii (1999).
Les inégalités peuvent également réduire le rendement des investissements et donc la croissance, par le biais d’un problème d’aléa moral. L’idée est que puisqu’un pauvre dispose de peu de capital, il devra beaucoup emprunter pour investir. Quand le marché du crédit est imparfait, la réduction de l’antisélection conduit la banque à fixer un taux d’intérêt élevé. Une grande partie du rendement de l’investissement est reversé à la banque sous forme d’intérêts. Ce qui peut réduire l’incitation de l’emprunteur à fournir un effort important, réduit la productivité des investissements et donc la croissance (Aghion et Bolton, 1997).
Les inégalités sont liées à des rémunérations incitatives. Celles-ci ont pour objectif de réduire l’aléa moral quand les efforts des travailleurs sont inobservables. Les inégalités accroissent donc la productivité et la croissance. Cet argument est dû à Mirlees (1971). Il doit cependant être nuancé. La littérature sur les formes optimales de rémunération montrent que l’aversion au risque et le degré de perfection ou de complétude de l’information déterminent un partage rémunération fixe / rémunération incitative qui peut varier. Pour que l’effort soit maximal quand la rémunération est liée aux résultats, il faut qu’il y ait un lien effectif entre effort et résultats.
Plus largement, des inégalités élevées encouragent un comportement d’innovation et de prise de risque, puisque la réussite est potentiellement plus rémunérée. C’est un argument Schumpeterien, qu’on peut également dériver de l’article de 1981 de Lazear & Rosen (qui expose la théorie du tournoi).
Les inégalités peuvent avoir un effet sur la croissance, par le biais de mécanismes politico-économiques. Des inégalités importantes favorisent un vote en faveur de la redistribution. Si la redistribution réduit la croissance, alors des inégalités élevées vont réduire la croissance, du fait de la redistribution qu’elles génèrent. L’hypothèse selon laquelle la redistribution réduit la croissance n’est pas forcément vérifiée, mais on peut la justifier par le fait que redistribuer réduit à la fois l’effort des riches (taxés) et des pauvres (qui reçoivent des transferts). C’est un argument d’abord mis en avant par Meltzer et Richard (1981).
Cependant, l’existence de fortes inégalités ne garantit pas que des politiques de redistribution seront forcément implémentées. Si les riches utilisent leur pouvoir (lobbying, corruption) pour contrecarrer ces politiques, la redistribution sera faible. Néanmoins, avec ce comportement de recherche de rentes, les moyens investis seront détournés d’un usage productif, ce qui réduit la croissance. Cette idée est retenue par Stiglitz (2012).
D’autres aspects politiques et sociaux peuvent être pris en compte. Rodrik (1999) émet l’hypothèse que les sociétés plus inégalitaires ont plus de mal à atteindre un consensus politique sur les réformes à entreprendre, ce qui peut réduire la croissance. Plus d’inégalités peut aussi conduire à plus de comportements socialement déviants, voire à générer une instabilité politique. Les efforts des criminels sont un gaspillage de ressources, de même que les dépenses défensives qui leur répondent. Les inégalités ont alors un impact négatif sur la croissance. Alesina et Perroti (1996) avance ce type d’argument. Il faut cependant que les pauvres aient les moyens suffisants de mettre en oeuvre des comportements déviants. L’instabilité politique peut créer une volatilité macroéconomique qui réduit la croissance.
Mais la volatilité liée aux inégalités peut en être une conséquence directe, sans passer par des phénomènes politiques. Supposons que seuls certains individus soient en mesure de réaliser les investissements à haut rendement dans l’économie. Ce peut être dû à des compétences particulières, des réseaux sociaux spécifiques, l’accès à des informations privilégiées ou une attitude différente vis-à-vis du risque. Supposons également que le marché du crédit soit imparfait. En période d’expansion, la richesse des investisseurs croît car la valeur de leurs actifs croît, ce qui leur donne une capacité d’endettement supérieure, qu’ils exploitent au maximum au cours de la période d’expansion. Ces investissements accroissent le rendement du capital, mais accroissent aussi progressivement le taux d’intérêt. De sorte qu’à un certain point, la hausse des remboursements limite la capacité d’emprunt des investisseurs. L’épargne disponible continue de croître avec l’expansion, mais une partie n’est plus prêtée pour réaliser des investissements à haut rendement, ce qui réduit le rendement moyen des investissements et occasionne un ralentissement de l’activité. Ce ralentissement réduit le taux d’intérêt, restaurant la capacité d’endettement des investisseurs et conduisant au retour de l’expansion. Les inégalités et l’imperfection du crédit conduisent donc à des cycles, durant lesquels une partie de l’épargne n’est pas investie dans les projets les plus rentables. Ce qui réduit le taux de croissance. (voir Aghion et alii, 1999).
Ce topo est loin d’épuiser le sujet. L’effet de la croissance sur les inégalités est un thème symétrique. L’impact de la redistribution et la distinction entre inégalités avant et après redistribution est le thème de travail le plus important à l’heure actuelle pour ce qui est des études empiriques (les données étaient peu nombreuses auparavant, mais de nouvelles bases se constituent petit à petit).
Je vous donne mes sources principales sur ce billet, qui en est une synthèse sélective :
Philippe Aghion, Eve Caroli, Cecilia Garcia Penalosa, ” Inequality and economic growth: the perspective of the new growth theories”, Journal of Economic Literature, Vol. 37, No. 4. (Dec., 1999), pp. 1615-1660.
Robert J. Barro, “Inequality, Growth and Investment”, NBER Working paper n°7038, 1999.
Jonathan D. Ostry, Andrew Berg, and Charalambos G. Tsangarides, “Redistribution, Inequality, and Growth”, IMF staff discussion note, 2014.
Jared Bernstein, “The Impact of Inequality on Growth”, Center for American Progress, 2013.
Commentaire sur les sources :
Les références citées dans le billet sont toutes dans ces articles. Je n’ai pas inclus les arguments de Bernstein concernant le rôle de la demande dans la croissance. Ils viennent en contrepoint de la thèse de Kaldor. Mais ils se réfèrent à une modélisation qui me semble un peu légère pour traiter de croissance plutôt que de conjoncture (le modèle de l’accélérateur, en particulier). Il y a des choses à dire sur le sujet et sur les conséquences des récessions sur la croissance à long terme. Au fond, l’argument pertinent relève probablement d’une logique d’hystérèse. Reste à montrer alors que les récessions sont vraiment causées par des inégalités.
De manière générale, le rapport de Bernstein est intéressant, mais il faut garder à l’esprit qu’il est écrit (pour un think tank) pour faire valoir l’idée que croissance et inégalités ne font pas forcément bon ménage. Peu de place est donc laissée aux arguments inverse.
Le papier de Ostry et alii est (pour ce que je peux en juger) important, dans les perspectives économétriques qu’il ouvre. Il concerne surtout l’impact de la redistribution. Et ses conclusions ont été déjà très commentées. Vous en trouverez un résumé ici.
L’article d’Aghion et alii est un classique et est très riche. Il aborde l’impact de la croissance sur les inégalités, au delà de la causalité inverse, qui est la seule traitée ici.
L’article de Barro est intéressant. Intéressant et… amusant, puisqu’on y lit que “The Kuznets curve-whereby inequality first increases and later decreases during the process of economic development-emerges as a clear empirical regularity.”. Ce qui ne traduit plus vraiment la “sagesse dominante” actuelle sur le sujet. Mais sait-on jamais…
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Bonjour,
L’article fournit comme annoncé une liste respectable d’arguments théoriques contradictoires. Mais on n’est pas surpris tant même un profane devine facilement que sur un phénomène aussi complexe et aussi multifactoriel, il est possible de trouver des relations causales à peu près partout et dans tous les sens.
En revanche, sur les résultats empiriques, on reste sur sa faim. J’avais l’impression que sans être univoques,
ils étaient tout de même nettement moins contradictoires. Vous nous éclairez?
En complément de mon commentaire précédent, j’ajouterai : comme le laisse à penser la citation finale de Barro.
Le 2ème paragraphe commence par : “Si la propension à épargner des riches est plus FAIBLE que celle des pauvres, des inégalités plus importantes favorisent une épargne supérieure” : j’imagine qu’il faut lire “forte” à la place de “faible” …
Sur le même sujet, une étude très récente d’un économiste de l’OCDE : http://www.oecd.org/fr/els/soc/Focus-Inegalites-et-croissance-2014.pdf
Oui, effectivement, coquille. C’est corrigé, merci.