Paradoxale Somalie

Intéressant article consacré à la Somalie dans Foreign Policy, qui fournit une description particulièrement effrayante de la situation du pays, “l’endroit le plus dangereux du monde”. L’article décrit aussi très bien les aberrations de la politique des puissances occidentales, qui soit directement, soit par l’intermédiaire de l’Ethiopie, n’ont fait que transformer une situation difficile en cauchemar.

Mais l’article laisse un sentiment étrange. L’auteur déclare avoir effectué “une douzaine de voyages en Somalie depuis deux ans et demi”. Pourtant, la lecture de son article laisse à penser qu’il ne s’est guère aventuré en dehors de Mogadiscio. Il n’évoque jamais, en particulier, la situation de la partie oubliée de la Somalie : le Somaliland, situé dans le nord, qui a fait sécession en 1991 (en même temps que l’Érythrée a fait sécession de l’Ethiopie). Il est vrai que pour le monde entier, le Somaliland n’existe pas : sa sécession n’a pas été reconnue par les nations unies, il ne bénéficie d’aucune aide et intervention internationale. C’est un territoire totalement oublié.

Et pour autant que l’on puisse en juger, le Somaliland est très pauvre, a son lot de difficultés; mais a réussi à produire, complètement à l’écart de la communauté internationale, un système politique remarquablement stable et démocratique étant donnés les standards régionaux (qui ne sont pas très hauts il est vrai). Cet article montre comment ces institutions uniques ont émergé, à partir de la culture et des conditions locales, parvenant à prévenir le risque de guerre civile telle qu’elle est endémique dans le sud du territoire Somalien.

Il y a là presque une expérience naturelle : la Somalie est l’un des pays les plus homogènes ethniquement et culturellement d’Afrique (ce qui tord le cou aux explications “ethnicistes” qui servent de prêt à penser dès qu’on aborde les questions africaines). Coupez le pays en deux : d’un côté, ne faites rien. De l’autre, multipliez les interventions de “state building”, les interventions militaires à but humanitaire ou pour “lutter contre le terrorisme”; et observez le résultat : Au Somaliland, complètement isolé de la communauté internationale, une paix relative, et des institutions remarquablement démocratiques; dans le reste du pays, le chaos. Cet extrait de l’article consacré au Somaliland laisse rêveur :

« Dieu nous préserve de la communauté internationale, expliquait en mai dernier un marchand somalilandais. Lorsqu’ils sont venus, c’était pour nous offrir la guerre civile qu’ils soutenaient au sud. »

Le Somaliland, étant resté à l’écart de l’intervention armée de l’Onusom, vit effectivement débarquer, à la mi-1993, M. Léonard Kapungu, représentant adjoint des Nations unies à Mogadiscio, porteur d’une carte géographique surprenante. Comme au bon vieux temps du congrès de Berlin, les étrangers avaient décidé d’une partition territoriale. L’ONU « offrait » au président Mohamed Ibrahim Egal, récemment élu, l’administration du pays issak, en « attribuant » les régions peuplées d’autres clans à diverses milices claniques sans existence sur le terrain mais dont les représentants exilés à Nairobi ou à Londres étaient parvenus à convaincre l’organisation mondiale de leur représentativité. Le résultat de cette étonnante idée ne pouvait être qu’un renouveau des affrontements claniques. M. Kapungu fut poliment remis dans son avion et prié d’aller exercer ailleurs ses talents diplomatiques. L’épisode n’en laissa pas moins à Hargeisa une solide méfiance vis-à-vis des « bonnes intentions » internationales.

La réalité est certainement plus complexe (et cet article consacré au Somaliland assez ancien, même si la situation semble n’avoir que peu changé). Mais on peut faire deux remarques :

– L’histoire du Somaliland est de celles qui donnent du crédit à Easterly, et à sa critique de l’interventionnisme international dans les pays pauvres. Le Somaliland a produit seul, à partir des caractéristiques locales, ses propres solutions; le reste de la Somalie n’a pas franchement bénéficié de “l’expertise” et de l’aide internationale. La Somalie est un endroit bien imprévu pour donner raison à Hayek sur la supériorité des institutions émergentes sur les institutions planifiées.

– Quand on lit la conclusion de l’article de Foreign Policy, dans laquelle l’auteur se demande “ce que la communauté internationale doit faire”, la réaction qui vient à l’esprit, c’est “surtout, rien”.

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Alexandre Delaigue

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8 Commentaires

  1. Hayek n’a aucun mal à avoir raison depuis toujours face aux démocrates, c’est à dire, ceux qui ramènent tout débat à l’intérêt de leurs électeurs.

    Un très grand homme politique se reconnait au fait qu’il fait mentir Hayek. Reagan y aura pas trop mal réussi : il n’est même pas certain que ce qu’aura pu faire Clinton tiendra la distance au long cours.

  2. La situation de la Somalie n’a pas beaucoup changé à ma connaissance, et le constat de Gérard Prunier (une référence dans son domaine) reste globalement exact. Sinon que du côté Somalien (hors Somaliland), le nombre de faction rivales ne cesse d’augmenter année après année. Tandis que, de son côté, le Somaliland tente désespérément de faire entendre sa voix dans le concert des nations.

    La communauté internationale se plante donc gravement dans la zone (ainsi que dans le reste de la Corne de l’Afrique : les résolution Onusiennes à l’issue du conflit Ethiopie-Erythrée sont un modèle de ce qu’il ne faut pas faire). De là à conclure que la communauté internationale doit systématiquement rester dans l’inaction, c’est quand même un peu rapide.

    Pour le reste, bien d’accord avec vous pour dire que la lecture purement ethniciste du continent africain est presque toujours complètement stupide.

  3. Fascinant cet article sur le Somaliland. Il date cependant de 97, la suite de l’histoire est-elle toujours aussi positive?

    Réponse de Alexandre Delaigue
    Très difficile de trouver des informations. Mais apparemment, étant données les circonstances, le Somaliland s’en sort assez bien. Le président de l’époque a changé pacifiquement; il y a eu un conflit larvé avec le Puntland voisin mais qui semble s’être tassé. Au total, dans les standards régionaux, le Somaliland semble s’en tirer correctement.

  4. Bonjour,

    Vérification faite, le Somaliland semble jouir d’un soutien de l’Ethiopie. Et me semble-t-il, c’est aussi la base arrière d’un certains nombres d’attaque de pirate dans le golfe d’Aden. Donc l’intervention internationale n’est pas totalement absente.

    Enfin, corrélation n’est pas causalité. S’il n’y a pas eu d’intervention dans le Somaliland, peut-être est-ce précisément du au fait qu’elle n’était pas nécessaire.

    Quoi qu’il en soit, cet exemple est intéressant.

  5. Très intéressant. Et je dois dire qu’il en ressort un certain sentiment de malaise vis-à-vis de la décision de l’ONU d’autoriser les interventions des occidentaux contre les pirates même sur le sol somalien.

  6. Re: Somalie, as-tu lu ceci ?

    http://www.peterleeson.com/Bette...

    Réponse de Alexandre Delaigue
    J’aime bien Peter Leeson, et cet article est intéressant; mais déjà je me demande quelle valeur accorder à ses données, et surtout, ce qu’il décrit, c’est “la Somalie” qui est visiblement un ensemble varié.

  7. je rebondis sur ALC (s’il le permet) : n’est ce pas plutôt parce qu’il a fait seccession et que les tribus, clans ou autres y maintiennent le calme que la communauté internationale ne s’en occupe guère, alors que le sud de la somalie était déjà en guerre civile, et que vu que la capitale s’y trouve, il faut bien passer par là, pour y mettre un gouvernement?

    alors qu’on reproche souvent à la communauté internationale de ne pas bouger quand il y a des massacres (congo, birmanie ou tiens le zimbabwe même si il n’y a pas de massacres, mais seulement la famine et une épidémie de choléra), ça serait pas un peu gros de dire que ce sont les interventions qui ont crée le bordel ?

    on pourrait même penser que c’est les interventions "petit bras" qui sont responsables et que si on y allait avec autant d’hommes qu’en irak ou en afghanistan, la question serait peut-être réglée (mais je ne veux pas m’avancer, ça restera une simple interrogation….)

    et puis dans tout ça personne ne parle du Puntland, entre le Somaliland et la Somalie… qui est lui aussi un repaire de pirates sur lequel la communauté internationale ne tardera pas à se pencher…

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