Sur le site de John Kay, je tombe sur un article-lettre écrite à sa nièce, dans lequel il constate que l’économie est un monde extrêmement masculin. Il s’interroge sur les raisons d’un tel biais : pourquoi les femmes sont-elles si peu présentes parmi les économistes?
John Kay note tout d’abord la faible proportion féminine parmi les étudiants et chercheurs en économie. Il n’y a aucune femme prix nobel d’économie; mais surtout, on cherche désespérément des économistes femmes qui auraient pu y prétendre (même lorsque ce prix n’existait pas). Il y a une exception, Joan Robinson : mais elle est bien seule. Parmi les contemporains, l’économiste femme la plus connue est probablement l’historienne économique Deirdre MacCloskey : mais jusqu’à une date récente, elle s’appelait Donald MacCloskey. Il y a de façon générale peu de femmes dans les sciences dures très modélisées et abstraites : mais chez les économistes, cette tendance est particulièrement lourde.
Selon John Kay, ce sont des différences innées entre hommes et femmes qui pourraient être à l’oeuvre. Sans forcément aller dans une argumentation à la Larry Summers, il faut noter que l’homo economicus, calculateur, rationnel et avide, est un stéréotype masculin. Comme il constitue un objet d’étude majeur de l’analyse économique, il est possible que les femmes ne trouvent que peu d’intérêt à son étude. L’économie est par ailleurs une discipline extrêmement modélisée : or, il semble que le raisonnement en termes de modèle soit plus répandu parmi les hommes, les femmes ayant de leur côté des capacités d’empathie plus importantes. Cette empathie plus importante expliquerait pourquoi les femmes sont plus nombreuses que les hommes dans les sciences sociales (ce que l’on constate effectivement). Par contre, entre les sciences sociales, l’économie est celle qui a le plus recours à la modélisation systématique, ce qui dissuade les femmes qui se tournent plutôt vers la sociologie ou la psychologie. Le phénomène, ensuite, s’auto-entretient : l’économie restant très masculine, ses objets d’étude restent marqués par les préférences des économistes, dissuadant d’autant plus les femmes d’entrer dans ce domaine.
Evoquer des différences psychologiques entre hommes et femmes est s’exposer à deux risques : sombrer dans des stéréotypes et du schématisme, ou se retrouver embringué dans la guerre des sexes, avec des gens qui viennent expliquer qu’il n’y a pas de différences entre hommes et femmes, simplement un conditionnement fait pour maintenir les femmes sous la domination masculine. Je me bornerai donc à dire qu’à la fois la lecture d’ouvrages de psychologie, et l’expérience quotidienne, m’ont convaincu de l’existence de réelles différences entre hommes et femmes, notamment dans l’attitude vis à vis des connaissances. Enseignant dans un établissement très masculin, mais qui devient plus féminisé qu’il n’était à mon arrivée, j’ai pu constater deux choses : premièrement, une évolution des comportements, la mixité rendant les classes plus studieuses; deuxièmement, un travail moins superficiel, moins systémique, plus empirique, de la part des élèves féminines que de leurs homologues masculins. Cette différence correspond à la différence citée par John Kay entre les qualités d’empathie plus fréquentes chez les femmes, et les qualités modélisatrices plus fréquentes chez les garçons.
Et tout cela me fait penser que l’économie aurait beaucoup à gagner à devenir une discipline plus mixte. Pas seulement l’économie d’ailleurs. Quand je lis des ouvrages de vulgarisation en physique théorique, pour constater que l’état de la recherche consiste à voir les particules comme des ondes produites par les vibrations de “branes” au sein d’un univers à douze dimensions, je me dis qu’on n’est pas loin de sombrer dans l’onanisme intellectuel, et qu’un peu plus de femmes parmi les physiciens pourrait peut-être apporter des voies de recherche inédites. Chez les économistes, après un demi-siècle placé sous le signe de la théorie et du modèle rationnel, l’évolution de la discipline va vers des approches beaucoup plus diversifiées, et la revalorisation du travail empirique. Si cela continue, la mixité et les qualités spécifiques des femmes pourraient être très bénéfiques.
Et on trouve des femmes de talent dans la jeune génération des économistes; citons par exemple Emily Oster qui vient d’être recrutée par ce temple de l’homo economicus et de la modélisation qu’est l’Université de Chicago, après sa thèse très remarquée sur les femmes manquantes (pas parmi les économistes, mais en Asie…). Parmi les francophones de la jeune génération, on peut citer également Esther Duflo au MIT, célèbre dans le grand public pour ses articles dans Libération, ou Hélène Rey de Princeton, dont SM avait parlé récemment. Que l’économie cesse d’être un bastion masculin, elle n’a qu’à y gagner.
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Pleinement d’accord!
Dans "Allez les filles", Baudelot et Establet expliquaient que les résultats scolaires des filles au lycée étaient aussi bons que ceux des garçons en maths mais meilleurs en français, d’où une plus fréquente orientation vers les disciplines littéraires.
Et on attend qu’un homme ait comme Marie Curie deux prix Nobel dans des matières scientifiques
Dans le centre de recherche où je travaille, on constate une nette différence dans le sex ratio en fonction des spécialités. Ainsi, l’économie théorique est un domaine essentiellement masculin, alors que les femmes sont pratiquement majoritaires dans l’économie du développement. Ce constat vient à l’appui d’une préférence féminine pour l’empirique.
Ceci dit, on pourrait aussi avoir l’argument inverse : si les femmes en économie font plutôt de l’empirique et de l’économie du développement, c’est qu’il est plus facile d’y produire des résultats solides, incontestables par le phallocrate de service, contrairement aux domaines plus théoriques, où un biais machiste peut plus aisément se cacher sous des débats sur l’intérêt de la contribution proposée.
@Verel : de façon générale, l’évolution actuelle des formes de travail devraient tendre à avantager les femmes, et ce mécanisme a déjà largement commencé.
@Leconomiste : je me demande s’il est vraiment plus facile de produire des résultats incontestables en économie du développement :-). Je prendrai donc l’argument, mais en le modifiant de la façon suivante : les femmes étant des outsiders dans la communauté des économistes, elles sont naturellement attirées vers les domaines négligés par les hommes déjà en place ( qui préfèrent les "vieux" sujets comme la théorie), dans lesquels elles pourront plus facilement faire leurs preuves.
Je me permets juste un rapide commentaire sur la question des différences psychologiques entre hommes et femmes.
Oui, il y a des caricatures simplistes qu’il faut éviter, mais il ne faut pas pour autant rejeter en bloc la réalité de ces différences. Je ne vais pas m’étendre trop, mais juste renvoyer au livre de John Gray intitulé, Les hommes viennent de Mars, les femmes viennent de Vénus, qui est notamment une référence dans l’analyse de la communication hommes/femmes.
Maintenant, voyons voir: 2 fois 4 … Où est mon tableur Excel déjà ?
Je crois que je me suis mal exprimé sur le sens de « facile ». Ce que je voulais dire, c’est que l’obtention de résultats en économie du développement, en particulier des résultats empiriques, demande un travail considérable (à commencer par le nettoyage des données et la conception de l’enquête elle-même). Du coup, il est difficile de balayer les résultats d’un revers de la main, et donc plus facile de disposer d’éléments objectifs pour établir sa crédibilité.
Juste une petite réaction à :
"Quand je lis des ouvrages de vulgarisation en physique théorique, pour constater que l’état de la recherche consiste à voir les particules comme des ondes produites par les vibrations de "branes" au sein d’un univers à douze dimensions, je me dis qu’on n’est pas loin de sombrer dans l’onanisme intellectuel, et qu’un peu plus de femmes parmi les physiciens pourrait peut-être apporter des voies de recherche inédites."
Je veux ici défendre cette pauvre physique théorique citée comme pièce à charge dans ce débat sur la place des femmes en sciences.
Je ne suis pas physicien, seulement mathématicien, et ne connaît que peu de chose à la théorie des cordes. J’apporte seulement deux remarques.
– Je ne pense pas qu’il s’agisse, en soi, d’onanisme intellectuel. C’est une tentative de l’esprit humain pour comprendre une nature qui s’avère fort déroutante. Les pauvres humains font ce qu’ils peuvent, et dans ce domaine précis, ça donne ces théories extrêmement abstraites et complexes. Plutôt ces tentatives de théories, pour l’instant, car d’un pur point de vue formel, elles restent inachevées. Leur pertinence ou non se jugera sur les faits, c’est-à-dire sur leur réfutation ou pas par l’expérience, lorsqu’on pourra élaborer des expériences adéquates.
La révolution qu’a été la mécanique quantique avec ses paradoxes : un objet est à la fois une onde et un corpuscule, il ne "se trouve" nulle part, a seulement une "probabilité de se trouver ici ou là", avec sa complexité calculatoire bien plus grande, à problème physique identique, que la mécanique classique… aurait pu se voir qualifiée d’onanisme intellectuel à sa naissance. Sa vérification expérimentale massive et son immense fécondité, justement, scientifique et technique tout du long du 20e. siècle, montrent qu’il n’en était rien.
La situation n’est certes pas la même à présent car l’expérience a un rapport, il me semble, encore plus indirect avec la théorie, dans le cas qui nous occupe.
La physique théorique est, avec l’informatique, le domaine le plus massivement masculin que je connaisse, et ce fait a sûrement des raisons et un sens. Je me réjouirais beaucoup. d’y voir plus de femmes. Cependant, je doute que cela vienne alors faire apparaître une théorie unifiante de la physique d’une "autre nature" que l’"onanisme intellectuel" vers lequel se dirigerait ce petit monde masculin.
En bref, il y a sûrement un profond rapport entre d’une part la proportion hommes/femmes dans une discipline, et d’autre part la nature, l’histoire et la production de cette discipline, mais ce rapport est complexe et en partie indirect. L’exemple donné me semble être un court-circuit.
– Ensuite un témoignage : je ne vois pas de différence, dans mon expérience encore courte de ma discipline, les mathématiques, entre la production des femmes et celle des hommes. Peut-être y a-t-il là une différence avec l’économie : dans le statut de la vérité d’un résultat. Sur ce point, la différence d’appréciation n’a pas lieu d’être en maths, par exemple. De ce point de vue, la physique théorique n’est équivalente, ni aux maths, ni à l’économie. D’une certaine façon, à chaque science son statut de la vérité, c’est-à-dire les critères que doit remplir une démarche pour valider ou réfuter une affirmation. C’est notamment ce statut qui donne son caractère propre à chaque science. En ce sens, l’argument tiré de la physique théorique me semble être peu approprié, tant cette discipline s’éloigne de l’économie sur ce point.
Du coup, on peut en profiter pour citer des économistes qui ne méritent peut-être pas le Nobel mais qui méritent d’être lues ?
Pour moi (qui ne suis pas du tout du milieu) : Paula Stephan et son excellent “How economics shapes science” et Diane Coyle pour “The soulful science”.