Le prix Nobel d’économie 2009 fera date, pour plusieurs raisons. Premièrement, parce qu’il revient à une femme, pour la première fois en plus de quarante ans. Mais aussi, parce qu’il récompense pour la première fois l’économie institutionnaliste, un champ de recherche longtemps négligé, mais qui a pris progressivement une part de plus en plus importante en économie; cette consécration entérine cet état de fait et constitue un encouragement à progresser dans ce domaine.
Le Nobel décerné à E. Ostrom traduit également une tendance rencontrée depuis 1993, et le changement de génération à l’académie des sciences de Suède, qui détermine les lauréats. Depuis cette date, et à la suite des débats enflammés au sein du jury pour décerner un Nobel à des théoriciens des jeux (Tout particulièrement Nash, qui n’était pas économiste), le prix s’est étendu aux autres sciences et aux personnalités dont les travaux se rapprochent de ceux des économistes, sans relever de l’économie au sens strict. C’est ainsi qu’un psychologue comme Kahnemann a pu être récompensé, par exemple. E. Ostrom – un nom que beaucoup d’économistes découvrent aujourd’hui (moi le premier…) – est spécialiste de sciences politiques; pour autant, ses travaux présentent un intérêt considérable pour les économistes.
L’annonce du comité Nobel indique qu’Ostrom et Williamson sont récompensés pour leurs travaux sur la “gouvernance économique”, particulièrement les “communs” pour Ostrom, particulièrement les firmes pour Williamson. “Gouvernance” est un terme très galvaudé (et très laid) au point qu’il ne signifie pas grand chose. Il est préférable de dire que ces deux auteurs ont étudié le problème de l’action collective. Comment des gens, avec des objectifs différents, se coordonnent-ils (et avec quel succès) pour satisfaire un objectif commun?
Ce problème de l’action collective est rencontré avec une acuité particulière dans le cas des ressources communes, ces ressources qu’un grand nombre de personnes peuvent utiliser mais qui n’appartiennent à personne. Je suis pêcheur, je tombe sur un banc de poissons. J’ai le choix entre pêcher la totalité de la ressource, ou laisser des poissons pour que la ressource se renouvelle. Comme les poissons sont une ressource commune, j’ai intérêt à tout prélever immédiatement. En effet, si je laisse des poissons pour que la ressource se renouvelle, il y a de bonnes chances pour que le prochain pêcheur, qui passera à cet endroit, prélève le reste. Au total, si je me restreint maintenant, je réduirai mon gain sans en retirer un quelconque avantage futur. Collectivement, les pêcheurs auraient intérêt à économiser la ressource; individuellement, chacun d’entre eux est incité à la surexploiter. Ce problème d’action collective aboutit donc à la dégradation rapide de la ressource commune.
Ce problème avait été analysé depuis longtemps par les économistes (entre autres), mais il a été mis en évidence par l’écologiste Gareth Hardin, dans son article intitulé “la tragédie des communs“. Hardin voyait dans les ressources communes la source de multiples dégradations environnementales insoutenables. La biodiversité, la forêt équatoriale, les sols arables, l’air respirable, sont des ressources communes. Les agriculteurs des pays pauvres auraient collectivement intérêt à préserver la forêt, pour éviter l’érosion et l’appauvrissement des sols; mais individuellement, chacun d’entre eux est incité à brûler son petit morceau de terrain. Hardin, retrouvant au passage les idées développées notamment par Coase, identifiait deux solutions possibles au problème des ressources communes. Soit une autorité extérieure (publique) s’approprie la ressource et en gère l’usage; soit la privatisation, reproduisant le mouvement des enclosures en Europe. Dès lors que les ressources communes appartiennent à quelqu’un, qui peut en limiter l’usage par les autres, ses incitations personnelles sont alignées avec l’intérêt collectif. Si le pêcheur est le seul à pouvoir accéder à une certaine zone poissonnière, la détruire en totalité serait détruire son gagne-pain; si l’état lui interdit de prélever plus d’une certaine quantité chaque année, il sera obligé de limiter ses prélèvements. De nombreux travaux économiques ont consisté alors à identifier les formes les plus efficaces de réglementation en étudiant l’intérêt comparé des taxes, quotas, et autres permis d’émission.
En matière de politiques publiques, ces deux solutions – le contrôle public ou la privatisation – ont été utilisées dans différents contextes, avec des succès variables. Tout l’intérêt des travaux d’E. Ostrom est d’avoir étudié, à partir de nombreux cas réels, les raisons de ces relatifs insuccès. On se référera à cet article de Science dans lequel elle décrit ses travaux sur le problème des communs. Ses constats sont les suivants : premièrement, les ressources communes sont souvent bien mieux administrées par leurs utilisateurs que ce que ne prévoit la théorie (qui prédit qu’elles seront gaspillées); deuxièmement, les “solutions” appliquées au problème des ressources communes – la régulation publique ou la privatisation – fonctionnent souvent plus mal qu’on ne pourrait le penser. En pratique, des utilisateurs réguliers de ressources communes sont capables de faire apparaître et évoluer des institutions spécifiques qui leur permettent d’administrer collectivement la ressource. Ces institutions émergentes ont l’immense avantage de se fonder sur la connaissance locale des utilisateurs ce qui les rend efficaces. La régulation publique, ou la privatisation irréflechie, ont pour effet de détruire ces institutions et les comportements qu’elles créaient chez les utilisateurs.
Cela ne veut pas dire que toutes les ressources communes seraient toujours mieux gérées par leurs utilisateurs directs; tout l’intérêt des travaux d’Ostrom est d’étudier les contextes qui permettent l’émergence de ces institutions spécifiques, leurs avantages et leurs inconvénients. Ses travaux consistent à montrer qu’entre la régulation marchande et la régulation étatique, il existe toute une série d’arrangements institutionnels spécifiques dont les caractéristiques sont très mal comprises, mais qui peuvent fonctionner.
S’il fallait chercher des idées extérieures sur ses travaux, on pourrait penser à Hayek sur l’importance de la connaissance locale; mais aussi à l’urbaniste Jane Jacobs, qui avait montré comment les quartiers des villes développaient des institutions spécifiques, que les urbanistes modernes ne parvenaient pas à comprendre. Comme l’indique Marginal Revolution, les travaux d’Ostrom ne sont pas spécifiquement économiques, mais sont reliés au programme de l’école du public choice. Voici la page personnelle d’E. Ostrom. Voici son CV, avec des liens vers de nombreux articles (via les commentaires du post précédent). Voici la page wikipedia. EDIT : voir aussi ce très bon billet sur Crooked Timber.
Le nom d’Oliver Williamson est bien plus connu des économistes. Celui-ci est depuis très longtemps dans les pronostics de Nobelisables. Lui aussi s’est intéressé au problème de l’action collective, mais dans le cas des organisations, tout particulièrement, des firmes. Comme le constatait Herbert Simon, si un extraterrestre venait sur terre pour étudier le fonctionnement économique de la planète, et qu’il observait les différentes transactions qui s’y effectuent; s’il représentait par un trait rouge les transactions marchandes, et par un trait vert les transactions internes à des organisations, il se retrouverait avec une carte recouverte d’énormes taches vertes, reliées par de petits traits rouges, marquant l’importance des transactions à l’intérieur des organisations par rapport aux transactions de marché. Pourtant, s’il se réfère ensuite aux travaux des économistes, il verra énormément de travaux consacrés au fonctionnement des transactions marchandes, et très peu décrivant les transactions s’effectuant à l’intérieur des firmes.
Comme le fait remarquer Williamson lui-même, pendant longtemps, les économistes ont été sceptiques sur l’idée que les organisations sont importantes et méritaient d’être étudiées. C’est qu’il est facile de dire “les organisations sont importantes”; il est beaucoup moins facile d’expliquer pourquoi, pourquoi autant de transactions s’effectuent au sein d’organisations, et en quoi celles-ci sont spécifiques. Si une aciérie a besoin de charbon, elle peut se le procurer via un marché. Pour quelle raison déciderait-elle d’internaliser cette transaction – c’est à dire, d’absorber un fournisseur de charbon et d’allouer directement sa production vers les autres parties de l’organisation?
R. Coase avait apporté une réponse à cette question : les transactions marchandes impliquent des coûts. Lorsque les coûts de transaction deviennent plus élevés sur un marché qu’à l’intérieur d’une organisation, celles-ci seront internalisées, comme réponse rationnelle à ce problème de coûts. Mais que sont exactement les coûts de transaction en question? Coase en avait identifié quelques-uns, mais il a fallu Williamson pour apporter une réponse précise à cette question.
Les économistes sont familiers depuis longtemps avec l’idée que les prix de marché transmettent des informations. Williamson s’est intéressé au fait que les transactions nécessitent non seulement des informations, mais aussi, qu’elles impliquent d’éventuels conflits d’intérêts entre les différents participants. Si deux ouvriers doivent se répartir le travail pour la réparation d’un véhicule, et sont en désaccord, comment décider qui doit faire quoi? Dans le cadre d’une relation marchande, la réparation ne pourra être faite que lorsque les deux ouvriers se seront mis d’accord, ce qui peut impliquer des heures de négociation dont l’issue est incertaine. Si les ouvriers appartiennent à une hiérarchie, un superviseur pourra directement allouer le travail entre les deux, économisant ainsi ces heures de négociation.
Si l’on en restait à cette présentation, on pourrait penser que l’organisation économique optimale, celle qui minimise les coûts de négociation, consiste en une vaste entreprise conglomérale produisant tous les biens possibles. L’expérience nous montre que ce n’est pas le cas (et que les très grandes entreprises ne sont pas forcément très efficientes) ce qui implique que la hiérarchie, comme le marché, présente des inconvénients. L’inconvénient auquel on pense systématiquement est celui des coûts administratifs; les grandes organisations impliquent des superstructures coûteuses. Williamson a montré que ce n’était pas le cas; s’il existe de nombreuses bureaucraties inefficaces, il est possible pour une organisation de s’agrandir sans faire croître sa structure administrative dans les mêmes proportions.
La réponse de Williamson est différente; dans une organisation hiérarchique, ceux qui exercent le pouvoir peuvent le faire de manière abusive. En exploitant leurs subordonnés; en s’octroyant des rémunérations sans commune mesure avec leur utilité réelle; en choisissant pour l’organisation des stratégies qui satisfont leurs appétits personnels, au détriment de l’intérêt collectif; etc. Les hiérarchies ont pour inconvénient de pouvoir conduire à des abus. La transaction marchande sera plus efficace si les avantages liés à la résolution des conflits sont moins importants que les inconvénients liés aux abus de la hiérarchie. La question est alors de savoir ce qui détermine l’intérêt de résoudre des conflits.
La réponse de Williamson se fait en deux temps. Premièrement, s’il n’y a pas de conflit, il n’y a pas de raison de rechercher une procédure de résolution des conflits. Si un contrat peut régler tous les conflits potentiels issus d’une transaction, les échanges seront contractuels et marchands. Si les contrats ne peuvent être complets, si la transaction comporte de nombreuses inconnues et éléments implicites, elle aura tendance à être internalisée dans une organisation. Deuxièmement, s’il est possible pour un coût minime d’éviter le conflit, les transactions seront marchandes. Si tel fournisseur ne me convient pas, mais qu’il en existe beaucoup d’autres susceptibles de me fournir le même service, je peux recourir à un marché. Les organisations apparaîtront donc pour les transactions non standardisables et complexes; et dans le cas où les contractants sont liés, par exemple par la détention commune d’un actif spécifique.
Par exemple, si un salarié détient des compétences spécifiques liées à son emploi dans une entreprise particulière, il est coûteux pour lui de la quitter – parce que ces compétences ne seront d’aucune valeur dans un autre emploi – et coûteux pour son employeur de le licencier, parce qu’il devra former son remplaçant pour qu’il puisse acquérir ces compétences spécifiques. Dans ce cas, le salarié sera intégré dans l’organisation. Si par contre ses compétences sont peu spécifiques, il pourra aisément être consultant et travailler avec cette firme par contrats ponctuels.
Cette théorie de la firme a été testée dans de nombreuses industries, pour expliquer la taille des entreprises et l’impact de changements techniques sur l’organisation industrielle, permettant par exemple de comprendre pourquoi les firmes conglomérales des années 70 sont devenues soudainement moins efficaces que des unités plus spécialisées; Surtout, cette théorie peut être intégrée dans l’analyse économique et permettre enfin d’appréhender le fonctionnement des organisations d’une façon plus détaillée que la simple boîte noire optimisatrice des modèles traditionnels. La théorie de Williamson a permis également d’appréhender la façon de concevoir les contrats entre firmes et ménages, ou de comprendre comment limiter les abus de pouvoir des grandes organisations.
Voici la page personnelle de Williamson. Voici la page wikipedia. Voici Marginal Revolution sur le sujet, avec un lien dans lequel Williamson résume son travail.
Plus généralement sur la logique du Nobel de cette année, on pourra se référer aux liens du communiqué de presse de l’académie Nobel. Pour ceux qui s’intéressent de façon plus générale à l’économie institutionnelle, le blog francophone de référence est bien entendu Rationalité Limitée.
S. Levitt pense le Nobel de l’année va déplaire aux économistes, parce qu’il récompense les sciences sociales de façon générale. C’est fort possible. Mais les éventuels frustrés pourront se demander ce qu’ils ont, eux, apporté à la connaissance du monde économique. Il est très peu probable qu’ils souffrent la comparaison avec les gagnants de cette année, qui est un excellent cru. On peut constater aussi que d’autres institutionnalistes auraient pu être dans le lot; le choix d’Ostrom par le comité sera peut-être interprété comme une volonté de rompre avec quarante ans de misogynie et d’étendre le prix. On se bornera à constater que si c’est le cas, c’était une excellente façon de le faire.
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Heeeey ! L’économie institutionnaliste récompensée pour la première fois ? même sans chipoter en disant que la théorie des jeux s’occupe des institutions et que le Mechanism Design était explicitement récompensé pour l’application à la science politique, et North (aka Mr Institutions) alors ? ou Simon et Coase, dans une moindre mesure ?
Réponse de Alexandre Delaigue
North, oui, c’est vrai. Mais c’était avec Fogel, donc c’était plus un prix “histoire économique” qu’un prix “institutionnalistes”. Là c’est quand même un prix globalement “institutions”. Je reconnais que la formulation est mal tournée.
"quarante ans de misogynie "
Nooooooooon ! Pas vous 🙁
Je me tue à expliquer le contraire depuis ce matin à mes ami(e)s "féministes". Pour qu’il y ait misogynie, il faudrait que le comité Nobel ait négligé volontairement des femmes nobélisables sous prétexte qu’elles soient femmes. Ce n’a amha pas du tout été le cas (mais je suis ouvert à toute démonstration convaincante du contraire). Ce n’est pas la faute du comité Nobel si très peu de femmes ont effecué dans le passé des travaux nobélisables. Evidemment, une certaine misogynie du monde académique dans la séléction et le soutient de jeunes économistes prometteurs n’est pas à exclure.
Rien n’aurait été plus déprimant, condescendant et insultant pour la concernée (et les femmes en général) qu’un Nobel pour une femme parce qu’il était temps d’en récompenser une, n’importe laquelle.
Heureusement, Ostrom le mérite largement, et c’est tant mieux pour elle, l’économie, et les femmes en général.
PS: A part ça, très bon, ce résumé, comme d’hab.
Réponse de Alexandre Delaigue
Et Joan Robinson, hein? 😉 Plus sérieusement, il est exact que c’est le monde académique économique qui est resté longtemps très difficile pour les femmes, plus que le comité Nobel. Après tout Athey a été la seule femme à obtenir le JB Clark, en 2007. Quant à savoir s’il y a eu une volonté de discrimination positive de la part du comité, c’est impossible, mais pas à exclure.
À noter : pas mal de jeunes économistes regrettent Ostrom parce qu’ils voulaient/voyaient Tirole. Pour moi c’est une excellente nouvelle (c’est une politiste, et pas n’importe laquelle dans la discipline, elle a une position qui me convient parfaitement), mais allez voir econjobrumors, les mecs s’étranglent, ça me fait hurler de rire (sur poliscijobrumors il y a plus d’avis différents).
Remarquable travail …. Bravo et surtout, merci.
useless blabla
Réponse de Alexandre Delaigue
Merci d’être venu, revenez quand vous aurez quelque chose d’intéressant à raconter.
Merci pour ce topo Alexandre, et je m’avoue impressionné par la quantité et clarté d’informations que vous avez glanées en quelques heures sur les travaux d’une personne qui vous était encore inconnue hier. Vous ne bossez pas le lundi, c’est ça ? 😉
Il est vrai que la seule et unique Mrs Robinson aurait pu avoir son Nobel…
(sur l’air de Simon – autre économiste- et Garfunkel -jeune thésard).
Blague à part, vous ne parlez pas du tout de la crise, ne pensez-vous pas que cela ait influencé le jury Nobel?En effet, comment récompenser un économiste "classique" à une époque où certains pensent qu’ils sont à l’origine du problème?
Je suis sidéré par l’usage du terme d’usager ou des gestion par les consommateurs qu’on voit apparaitre dans les médiats. Le centre de réflexion des théories de la gouvernance c’est le concept de stakeholder, lamentablement traduit en français par usager. Ca explique peut être la tentative de récupération par l’extrême gauche, le terme d’usager étant associé à consommateur, alors que le stakeholder est une définition bien plus large qui englobe les conséquences globales de toute prise de décision.
Voici un article de l’excellent Peter Klein sur les travaux Williamson :
mises.org/story/3784
La théorie économique a fait avancer notre science,elle est plus intuitive,plus enrichissante et nécessite beaucoup d’énergie neurale pour son appréhension.
La gouvernance,encore elle,cheval de bataille pour beaucoup de nations encore,clin d’œil à Sir Maynard Keynes!!!
En tout cas,on avance…