Oncle Bernard, tu vas nous manquer

Bernard-Maris

La tuerie au siège de Charlie Hebdo me touche pour plein de raisons. Parmi celles-ci, il y a le décès de l’économiste Bernard Maris, qui écrivait sous le pseudo oncle Bernard chez Charlie. Compte tenu de l’objet de ce site, je vais m’attarder sur ce point. D’autres parleront bien mieux des autres disparus. D’autres parleront également mieux que moi de Maris. Mais je me permets de le faire ici modestement, sans relecture, pour dire qu’il va nous manquer.

Bernard Maris était un économiste atypique. Pas un chercheur, au sens classique. Vous ne trouverez aucune de ses publications dans les grandes revues spécialisées. En revanche, c’était un passeur. Au cours des 25 dernières années, il a apporté un regard et un état d’esprit utiles pour la diffusion des idées économiques en France. Bernard Maris était considéré, avec raison, comme un économiste engagé. A gauche. A ce titre, il a souvent combattu, et souvent raillé (avec un humour redoutable), les idées préconçues sur le fonctionnement de l’économie et les politiques économiques à appliquer. Des idées qu’on qualifiera ici, pour faire court, de “libérales”. Cette démarche, des tas de commentateurs médiocres ont la même. Mais il n’y a rien à en tirer. Pour une raison simple : ils ne comprennent rien à l’économie, ne la respecte pas comme discipline intellectuelle, avec ses qualités et ses défauts. C’était tout sauf le cas de Bernard Maris. Il y avait le plus souvent dans ses analyses la marque de quelqu’un qui réfléchit vraiment à ce que racontent les économistes, sans se référer à des chapelles rigides. Je songe à trois anecdotes pour illustrer ce point. Dans un de ses textes, (me semble-t-il, à moins que ce ne soit sur un plateau télé ou radio), il disait que Patrick Artus était un bon économiste, produisant des réflexions intéressantes. Certes, trop confiantes dans l’analyse mainstream, mais dont la lecture était stimulante. Ce n’est pas commun parmi les économistes engagés et s’explique probablement par le fait que Maris n’était pas un belliqueux. Le genre de personne qui, dans un sens, mérite plus de vivre que toi. Alexandre l’avait rencontré et me l’avait confirmé : un bon mec.

Une autre fois, dans une émission télé, alors que le camp politique auquel il est rattaché tient un discours plutôt opposé, il se réjouissait de voir le progrès technique détruire des emplois de caissières. Cela ne surprendra pas ceux qui connaissent son admiration pour Keynes. Et ça ne surprendra pas non plus quand on sait que l’économie n’était qu’un prétexte pour Maris pour mieux comprendre le monde réel, je veux dire son quotidien, les gens, leur vie. Ce que son goût pour Marx expliquait ou concrétisait. Il n’empêche : de la part de “l’économiste de gauche de service”, ce genre de réflexion était une originalité réjouissante.

Enfin, dans son ouvrage Dieu que la guerre économique est jolie, l’argument central était que le concept de guerre économique est dénué de sens. Maris épousait ainsi les thèses de générations d’économistes, dont la lignée démarre aux classiques, termine sur Paul Krugman et consorts, en passant par l’orthodoxie néoclassique. En somme, quand l’analyse économique standard est pertinente, pas besoin d’aller chercher la politique, y compris quand la conclusion logique est que le marché est un mécanisme assez balèze.

Que dire sur Bernard Maris chez Charlie ? Tout simplement que c’était des chroniques de qualité, qui font de lui un des grands vulgarisateurs de la presse française depuis deux décennies. J’avoue avoir décroché depuis quelques temps de leur lecture. Mais pendant des années, ce fut un grand plaisir de lire en un ensemble pertinent le debunking d’idées communes et stupides. Avec un style génial qui réduisait le jargon à son minimum, n’avait pas peur du langage familier et transmettait néanmoins des choses pertinentes. Bien loin des cochonneries que nous servent certaines chaînes d’information (même s’il y a contribué, pas toujours sans se compromettre). Inconsciemment, je m’en suis certainement inspiré. Ce type disait des trucs solides, avec un vocabulaire en partie emprunté aux piliers de comptoir. C’est rare et bandant.

Maris, c’était aussi son analyse du microcosme des économistes. C’est peut-être sur ce sujet qu’il a fait le plus de bruit en pondant une Lettre ouverte aux gourous de l’économie qui nous prennent pour des imbéciles. Sans surprise, féroce et pertinente. Pas un pamphlet ridicule qui cherche à dire “Moi j’ai tout compris”. Dans mon interprétation, Maris voulait juste y dire “Nous faisons un métier passionnant, utile, mais aux résultats souvent trop limités pour nous ériger en gourous”. Bien sûr, il y avait à redire (je l’ai écrit dans ma chronique de son ouvrage). Mais, comme ses autres ouvrages, on sortait moins con.

Qui aime bien châtie bien. Maris m’a déçu (comme Alexandre) depuis quelques années. Je trouvais intéressantes et très cohérentes ses aspirations à ramener le raisonnement économique dans d’autres dimensions de la vie sociale. Ainsi son Capitalisme et pulsion de mort, co-écrit avec Gilles Dostaler, qui tentait de montrer l’intérêt de la pensée de Freud pour comprendre le capitalisme. Pas totalement convaincant, mais stimulant. Et puis, récemment, encore plus loin des sentiers balisés, le bouquin Houellebecq économiste, que je n’ai pas lu, mais qui ne surprend pas dans le choix du thème. Piketty n’a-t-il pas lui-même puisé une partie de son capital au 21ième siècle dans les romans du 19ième siècle ? Bref, cet élargissement du terrain de jeu était sympathique. Mais, par ailleurs, ses interventions en télé ou radio était de plus en plus plates et il m’est arrivé de le dire ou l’écrire. Aujourd’hui, je suis triste à l’idée de ne plus pouvoir le massacrer à l’occasion ou, au contraire, de dire que je suis heureux de parfois retrouver le Maris que j’aime. Des rats l’ont buté, alors qu’on n’avait pas fini.

Vous pourrez trouver ici nos chroniques de livres de Bernard Maris.
Ici, sa page sur le site de Charlie Hebdo.

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4 Commentaires

  1. D’une certaine manière, on peut dire qu’il a eu une belle mort. Tout le monde n’as pas la chance de finir debout au combat.

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