On en tient un!

Olivier Bouba-Olga cherchait désespérément un économiste favorable à la détaxation des heures supplémentaires. Il se trouve qu’il y en a un, et pas des moindres : Serge-Christophe Kolm, l’un des meilleurs spécialistes de philosophie économique, publie un article décrivant cette détaxation comme “efficace et juste” dans le Figaro (à aller chercher ici si l’article devient inaccessible sur le site du journal). Et ce, en se basant sur une argumentation fort solide.

L’argument de Kolm peut se résumer de la façon suivante (pas forcément très simple, l’auteur ayant toujours eu un goût prononcé pour l’ellipse).

Ce n’est pas à l’aune de ses conséquences sur l’emploi, la croissance, ou autre pouvoir d’achat, qu’il faut analyser cette mesure, (parce qu’elles sont irrémédiablement inconnues, même des meilleurs spécialistes) mais en se demandant si elle contribue à l’efficacité économique au sens de Pareto, et si elle est juste.

– Pour l’efficacité, il utilise un résultat classique de l’analyse économique, selon lequel l’impôt le plus efficace est un impôt forfaitairement défini, indépendant d’une grandeur manipulable par le contribuable. Cet argument avait été explicité dans nos pages. Si l’impôt conduit le contribuable à modifier son comportement, il en résulte une perte de bien-être social (indépendante du niveau de redistribution poursuivi avec l’impôt). Exonérer d’impôts les heures supplémentaires, au delà d’un certain niveau prédéfini, contribue donc à réduire l’incidence négative des taxes.

Et la justice sociale? Là le raisonnement est un peu plus compliqué. Le revenu total du travail est le produit du taux de salaire horaire par le nombre d’heures de travail. Si l’impôt est calculé sur la base forfaitaire du temps de travail légal, c’est seulement le taux de salaire qui est taxé, pas la quantité de travail fournie. En somme, on taxe les talents et les capacités des individus (leur capital humain, matérialisé dans leur taux de salaire horaire), et on ne taxe pas leur effort. Or le capital humain d’un individu résulte largement de la chance : bénéficier à la naissance d’aptitudes innées, ou d’un environnement social et familial, permettant de disposer de talents bien rémunérés. Si l’on adopte un critère de justice méritocratique, cela revient à taxer l’individu pour ce pourquoi il n’a aucun mérite (ses aptitudes héritées) et à exonérer d’impôt son mérite (l’intensité avec laquelle il utilise ses aptitudes, mesurée par son temps de travail). Kolm propose de compléter le dispositif de deux façons : en exonérant également d’impôt les efforts individuels pour améliorer ses capacités personnelles; et en apportant aux individus ne disposant pas d’aptitudes permettant de gagner un revenu suffisant un revenu complémentaire.

Selon Kolm, cette mesure ne produirait pas plus d’évasion fiscale que la situation actuelle, dans laquelle une fraction conséquente des revenus se réalisent de façon informelle et échappent de ce fait à l’impôt. Et rappelle que le principe liant impôt et capacités individuelles est inclus dans la déclaration des droits de l’homme.

Que penser de ce raisonnement? On peut formuler plusieurs objections de principe. déjà, on peut se demander ou il place les gens qui travaillent à temps partiel dans ce dispositif. faut-il lier impôt et temps travaillé jusqu’à la durée légale forfaitaire, et plus ensuite? Mais en vertu de quoi? Ensuite, et contrairement à ce que Kolm affirme, il n’est pas certain que le travail constitue un bien économique dont la quantité doit être systématiquement encouragée. Certains auteurs de Happiness Studies considèrent même le contraire : au delà d’un certain point, la poursuite d’un revenu supérieur aux autres conduit à une course au statut conduisant tout le monde à travailler plus qu’il ne le voudrait pour aucun avantage. Dans ces conditions, le travail supplémentaire, au delà d’un certain point, génère une externalité négative qu’il convient de réduire en le taxant, dans un but d’efficacité économique au sens de Pareto. On peut être sceptique vis à vis de cet argument, mais pas faire comme s’il n’existait pas.

Enfin, la distinction faite entre le taux de salaire qui recouvre le capital humain d’une personne (taxable car indépendant du mérite), et le temps de travail (non taxable car correspondant à l’effort individuel) est très contestable. De nombreux travaux en psychologie (voir par exemple ceux d’Anders Ericsson, résumés ici et ici) tendent à montrer qu’il n’existe pas vraiment de talent inné, que tout le monde peut atteindre un niveau d’excellence dans n’importe quel domaine, pourvu qu’il y consacre suffisamment de travail acharné. Mais qu’il est possible en même que cette capacité à fournir un effort soutenu soit par contre largement déterminée par des facteurs innés. Faire du temps travaillé, de l’intensité des efforts, la mesure du mérite individuel, c’est adopter un critère judéo-chrétien de façon parfaitement arbitraire; de la part de Kolm, c’est surprenant (quoique sur ce point il est certainement plus expert que moi).

Malgré ces critiques, il faut savoir gré à Kolm d’avoir su placer le débat au bon niveau. On peut reprocher au gouvernement de mettre en oeuvre des usines à gaz; mais rares sont les économistes qui poussent la logique jusqu’à critiquer les gouvernements qui mettent en place leur usine à gaz. Si l’on mettait en place par exemple un contrat de travail unique en France, gageons que la chose deviendrait rapidement d’une complexité 35-heuresque; gageons aussi que fleuriraient les éditoriaux d’économistes expliquant avec dépit que le gouvernement est en train de gâcher une bonne idée, sans jamais s’interroger sur les préconceptions philosophiques qui en font (ou non) une bonne idée, ou selon lesquelles ce sont les grandes réformes des gouvernements (conseillées, cela va de soi, par les meilleurs économistes) qui donnent les bons résultats. Kolm, par cet article, rappelle aux économistes qu’ils doivent être des philosophes moraux avant d’être des ingénieurs sociaux; un message trop souvent oublié.

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Alexandre Delaigue

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3 Commentaires

  1. Le raisonnement est surprenant pour quelqu’un comme moi qui n’est pas un familier de la science économique. Cependant je le trouve incomplet.

    Si on se met à taxer les "capacités" et à ne plus taxer les "efforts", que devient l’intérêt pour quelqu’un d’augmenter ses "capacités" ?
    Certes une exonération sur les "efforts" visant à augmenter les "capacités" peut jouer sur une période de temps limitée mais au final on en revient au même : il n’y a pas vraiment d’intérêt à avoir des "capacités" si c’est pour recevoir moins que celui qui a moins de "capacités" mais qui sur-compense en faisant des "efforts".

    Ca me fait penser à une notation que j’ai connue en cours d’éducation physique : le prof notait non pas la performance absolue mais la progression de la performance au cours du trimestre sur l’activité concernée. Du coup, celui qui avait des "capacités" pour la discipline avait tout intérêt à les masquer et à les faire apparaître progressivement pour montrer tous les "efforts" qu’il avait fait pour progresser…
    Traduit dans le contexte qui nous occupe, celui qui a les "capacités" aura tout intérêt à ne pas le montrer à son patron (surtout si son salaire horaire n’en dépend pas) pour l’inciter à lui faire faire des heures sup afin de terminer le travail qu’il aurait pu faire sans ce temps supplémentaire…
    Beaux gains de productivité en perspective…

  2. Je trouve l’argument très intéressant. Néanmoins il me semble faire l’hypothèse implicite que les individus choisissent librement leur niveau d’effort ou leur niveau d’heure supplémentaire. On pourrait retourner à JC Kolm, que tous les individus n’ont pas la même possibilité de faire des efforts. En particulier, les individus ont chômage, ou les individus dans des entreprises ou des secteurs peu demandeurs en heures supplémentaires. En bref, derrière l’argument de Kolm, il faut encore produire une théorie qui explique quels sont les individus faisant des heures supp.

  3. De toute facon il est illogique de demander a l’entreprise de payer plus les heures supp. sous prétexte qu’elles demandent un effort/fatigue supplémentaire et les taxer avec un taux progressif supérieur. Il s’agit un peu d’un cas de faites ce que je dis, ne faites pas ce que je fais.

    De plus la taxation actuelle favorise un style de vie sur un autre. Ceux qui préfèrent un travail pépère, payé pépère avec du temps libre pour pouvoir jouir des "services publics" notamment culturels et autres se font tout simplement subventionner par ceux qui prennent leur pied au travail. Alternativement on pouvait songer a taxer le temps libre pour rétablir l’équilibre.

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