Je constate avec scepticisme que la maison d’édition Odile Jacob semble avoir décidé de pratiquer un violent réajustement du prix de certains de ses ouvrages d’économie, alors qu’elle n’était déjà pas parmi les éditeurs moins chers. Jugez plutôt : en 2000, quand elle publie “Un nouveau modèle économique”, le prix est fixé à 28,81 €. Cette année, est sorti le nouveau livre de Sen, “Rationalité et liberté en économie”. Vous pourrez vous l’offrir pour la modique somme de 39,90 €. Soit l’équivalent de presque tous les Harry Potter en poche. Récemment, est sorti le dernier livre de Jacques Sapir, “Quelle économie pour le XXIème siècle”. Ici, on ne constate pas la même envolée du prix, puisque celui-ci est disponible pour 29,90€, soit grosso modo le prix de ouvrages Odile Jacob il y a quelques temps.
Dans l’absolu, je ne sais pas ce qu’il faut penser de cette politique de prix. On perçoit bien que dans la fixation du prix des ouvrages de Sen, il y a l’effet Nobel qui joue. Un particulier sera d’autant plus enclin à payer 40€ que c’est un prix Nobel qui a écrit le livre. Pourtant, il n’est pas question, en ce qui me concerne, d’acheter ce livre. Et je suppose que c’est le cas de nombreuses personnes qui considéreront qu’il existe des substituts bien moins cher à cet ouvrage dont rien ne garantit a priori qu’il soit un chef d’oeuvre de la littérature économique.
Concernant Odile Jacob, je me demande aussi quelle est leur politique de publication des ouvrages en poche. Car, par chance, si on n’a pas souvent 30 € à mettre dans un essai, la maison d’éditions publie certains titres de son catalogue dans une collection de poche, dont le prix est, lui, très correct. C’est ainsi que vous pourrez lire “Development as Freedom” pour une dizaine d’euros. Ce qui pour le coup est très intéressant.
Bref, je ne doute pas une seule seconde du bien fondé de la démarche d’Odile Jacob. On peut s’en convaincre en relevant les points suivants :
– 30 €, c’est environ 10€ de plus que le prix habituel d’un livre du même calibre, soit 50% de plus. A coûts de production identiques, c’est énorme. Or, je ne vois pas pourquoi Odile Jacob aurait des coûts de production nettement plus importants que ses concurrents.
– le marché du livre est un marché de concurrence monopolistique. Un livre de Sen est en partie substituable à un livre d’Easterly. Les deux ouvrages sont donc en concurrence, car si j’aime autant un auteur que l’autre, je prends naturellement celui qui me coûte le moins cher. En même temps, il est rare que l’on soit totalement indifférent, à un moment donné, entre deux auteurs, deux thèmes, etc. Chacun des deux livres est donc unique pour le lecteur (et ce n’est pas seulement un point de vue artistique). Si je trouve Easterly inintéressant et que j’ai le choix entre deux livres sur le développement de Sen et Easterly, je vais exclure d’emblée Easterly et mon choix sera proche du néant, puisqu’il se limitera à Sen. Et dans ce cas, je serai probablement prêt à payer un prix très élevé, plus élevé qu’un prix de concurrence en tout cas. Ainsi, d’un côté, on a une forme de concurrence entre deux livres aux caractéristiques proches. D’un autre côté, chacun est en monopole sur son petit segment de marché (très précisément, le segment qui n”inclut que lui-même…). Dans ce type de marché, le prix est généralement plus élevé que sur un marché de concurrence parfaite et plus faible que sur un marché de monopole pur (imaginez le prix des livres si Odile Jacob était en monopole !). Ce genre de marché est évidemment très courant, l’automobile en étant un des plus connus. Si les constructeurs français vendent plus cher leurs véhicules par rapport à des marques étrangères, c’est qu’ils savent que pour des raisons diverses, les français achètent français de manière captive. Si les prix ne sont pas quatre fois plus élevés, c’est parce qu’ils savent aussi que cette captivité a des limites (le jour où une Clio de base est vendue au prix d’un coupé Mercedes, par exemple).
En s’appuyant sur deux types de clients, la stratégie de prix élevés peut fonctionner (Friedman dirait d’ailleurs que si elle est mise en place et que Odile Jacob est toujours là, c’est qu’elle fonctionne). Les bibliothèques ne regardent pas à dix euros près. Et ceux qui veulent absolument lire du Sen succomberont sûrement (même si j’ai du mal à penser qu’aucun ne verse une petite larme en passant à la caisse). Pour être complet, il faut dire qu’Odile Jacob publie, en économie du moins, assez peu de conneries (à part ça, qui m’est encore resté en travers). Au final, imaginer que l’éditeur arrive à vendre environ un tiers de moins que ce qu’il vendrait à des prix plus bas est envisageable. En terrmes de marge, le résultat sera le même.
Mais bon, c’est quand même pénible… Et un auteur moyennement connnu du grand public n’y gagne pas forcément, dans la mesure où cela risque de ne pas lui apporter le lectorat qu’il pourrait avoir le livre étant vendu moins cher. Conséquence immédiate : quand je sortirai chez Odile Jacob mon livre “Comment j’analyse le marché de l’édition en 20 minutes au réveil”, personne ne l’achètera. Et ce sera vraiment dommage…
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La traduction lamentable des bouquins de Sen en langue française explique peut-être aussi une partie de cet état de fait.
Il y a un autre substitut aux bouquins de Sen : les memes, achetes via amazon en anglais.
Pour revenir aux livres, comme pour la presse du reste, c’est en grande partie un business de couts fixes. Un livre d’économie tire généralement à qques milliers d’exemplaires : c’est tres difficile à rentabiliser. Pour un livre typique on peut compter :
– 5 à 7000 euros de maquettage
– la traduction : 10 à 20 000 euros
– un cout variable, distribution comprise à 4 ou 5 euros pour un ouvrage de 100 pages.
Supposons que Sen ne fasse pas de promo et ne se vende que par le bouche à oreille. Il tirera 2000 exemplaires (a titre d’exemple, Le Nouvel Economiste tire à 19.000 exemplaires payants).
Or sur les 30 euros que tu payes il y aura :
– 1,5 euros de TVA
– 2 euro de maquettage
– 6 à 10 euros de traduction
– 5 euros de frais et de marge distributeur
Bref le probleme des bons livres d’économie, c’est qu’ils sont impossibles à rentabiliser en Francais (sauf pour l’Horreur Economique). C’est aussi pour ca qu’à part Daniel Cohen et d’éditions "non profit" il n’y a pas grand chose d’intéressant en langue francaise…
Le livre de Sen fait 20 euros en version anglais via caiman_amerique (un revendeur amazon que j’ai déjà testé et qui marché bien). Soit 0,66 Sapirs.
V