C’est un type d’analyse que l’on entend parfois également en France : le système éducatif est devenu trop égalitaire, n’insiste pas assez sur le mérite, les enseignants sont insuffisamment motivés. Les réformes du système qui découlent de ces critiques vont dans diverses directions : retour de l’autorité et du mérite dans la notation des élèves, mais surtout, motivation des éducateurs (enseignants et directeurs d’établissements scolaires). Cette motivation peut passer par deux moyens : rémunérer les enseignants et les établissements scolaires selon leur mérite (mesuré par divers indicateurs de performance de leurs élèves en classe), mais aussi permettre aux parents d’élèves pauvres d’aller dans les meilleures écoles, à l’aide par exemple d’un système de “coupons éducatifs” (school vouchers) versés par l’Etat et permettant à ces parents de payer le prix d’études dans des établissements privés. De telles mesures pourraient avoir beaucoup d’avantages : il est cependant fort peu probable qu’elles aboutissent à améliorer significativement l’écart éducatif entre enfants riches et pauvres (suite)
Pour ceux qui ne le connaîtraient pas encore, voici l’un des meilleurs économistes actuels : Steven Levitt. Récompensé en 2003 par la John Bates Clark Medal, Levitt n’aime rien tant que s’attaquer à des thèmes originaux, à y déployer une batterie de tests statistiques, pour faire les découvertes les plus surprenantes. Il suffit d’aller consulter la liste des titres de ses articles et sujets d’étude pour y trouver une ménagerie des plus originales : il a ainsi pu démontrer l’existence de corruption dans les matches de Sumo au Japon; Démontré que la légalisation de l’avortement au cours des années 70 aux USA a permis, exactement 20 ans plus tard, d’assister à une diminution de la délinquance; comment le jeu “le maillon faible” permet de tester des théories sur la discrimination raciale; il s’est également intéressé à l’efficacité des peines de prison pour dissuader les délinquants.
Les travaux de Levitt visent à résoudre l’un des principaux problèmes rencontrés en sciences sociales : valider empiriquement les hypothèses et théories. Par exemple, les armes à feu ont-elles pour effet d’accroître le nombre de crimes ou de le réduire? A priori, les deux effets sont possibles : on peut imaginer que le fait que les gens détiennent des armes à feu dissuade les criminels, ou considérer à l’inverse qu’un grand nombre d’armes à feu conduit les gens à s’en servir, élevant la criminalité violente. Comment conclure? On pourrait imaginer que la vérification empirique est facile à faire : il suffit de comparer le nombre de crimes dans les zones ou pays dans lesquels les gens détiennent beaucoup d’armes à feu à celui qui prévaut dans les zones ou pays dans lesquels les gens sont faiblement armés. En réalité, effectuer ce simple test est très difficile : connaître le nombre d’armes à feu dans une zone donnée est en pratique impossible. Et quand bien même on pourrait connaître cette donnée, cela ne prouverait rien : toute une série d’autres facteurs que le nombre d’armes à feu peuvent avoir un impact sur le nombre de crimes (zone urbaine ou rurale, pauvreté, présence de forces de police…).
Pour résoudre ce problème, les économistes ont développé des outils statistiques qui permettent d’isoler le rôle de telle ou telle variable sur une autre; mais ils ont aussi appris à utiliser des “expériences réelles” : parfois, un évènement particulier va permettre d’isoler une relation, ou de disposer indirectement d’une information nécessaire au test. Par exemple, pour évaluer la détention d’armes aux USA, Mark Duggan a utilisé comme indicateur les abonnements à diverses revues spécialisées, ce qui lui a permis de mettre en évidence qu’une hausse du nombre d’armes à feu augmentait la criminalité aux USA. Loin d’être anecdotiques, ces techniques sophistiquées sont aujourd’hui indispensables pour évaluer théories et politiques économiques et sociales.
Tout cela est bien beau direz-vous, mais quel rapport avec la réduction des inégalités éducatives? C’est que Steven Levitt a eu l’occasion de tester quelques-unes des mesures dont nous avons parlé plus haut, le fait pour les élèves de pouvoir choisir leur établissement scolaire, ou la motivation des enseignants et établissements par le biais de tests réguliers faits auprès de leurs élèves. Il a récemment rédigé un résumé (en anglais) des principales découvertes faites dans le domaine éducatif. Les résultats obtenus sont les suivants :
– Pouvoir choisir son établissement scolaire n’a que peu d’impact sur les performances des élèves. En étudiant les élèves changeant d’école à Chicago, Levitt a constaté que si les élèves qui changent d’école ont de meilleurs résultats que les autres (ce qui pourrait laisser supposer qu’ils ont trouvé une meilleure école), en réalité la causalité est inverse : ce sont les bons élèves, qui de toute façon auraient eu de bons résultats (soit du fait de leur motivation personnelle ou de l’implication de leurs parents dans leur formation), qui ont tendance à profiter de systèmes leur permettant de changer d’école. Si les élèves changent d’école, c’est soit parce qu’ils sont déjà bons, soit pour d’autres raisons (le fait de pouvoir changer aboutit à accroître la satisfaction des élèves vis à vis de leur établissement scolaire) n’ayant pas de rapport avec la performance scolaire.
– Par ailleurs, offrir ce choix d’établissement, si cela bénéficie (même peu) à ceux qui le font, peut avoir des conséquences très dommageables sur les élèves connaissant le plus de difficultés. A ce titre, Levitt a analysé la différence de performance scolaire entre noirs et blancs aux USA. Les enfants noirs américains ont en effet des résultats très nettement inférieurs à ceux des enfants blancs. Or cette différence est nulle à l’âge de la maternelle, et apparaît durant les premières années d’éducation primaire, pour se maintenir par la suite : et Levitt montre qu’elle est expliquée de façon très significative par l’établissement scolaire fréquenté : les enfants noirs fréquentant des écoles “mixtes” n’ont pratiquement pas d’écart avec leurs condisciples blancs. Le facteur créant la différence n’est pas tant la qualité de l’enseignement dispensé, ou des discriminations des enseignants envers les élèves noirs, mais des variables sans rapport avec l’éducation, comme la prévalence de problèmes de criminalité organisée dans l’école, la présence d’autres personnes que les élèves autour de l’école, les ordures ménagères autour de celle-ci, etc, qui sont les plus déterminants.
– Si le choix scolaire n’est pas la solution pour réduire les problèmes d’inégalités, peut-être faudrait-il motiver les enseignants pour qu’ils permettent à leurs élèves d’obtenir de meilleurs résultats? Ce n’est pas du tout une garantie. Levitt a montré en effet que le développement par les Etats américains de procédures de test des élèves déterminant la rémunération des enseignants ou des écoles a surtout abouti… à ce que les enseignants trichent aux examens passés par leurs élèves. En étudiant les résultats des questionnaires à choix multiples, Levitt a constaté qu’il était fort probable que les plus mauvais d’entre eux aient été “améliorés” soit par un enseignant soit par un membre du personnel d’encadrement de celle-ci. L’éducation, comme d’autres domaines (la médecine par exemple) laisse nécessairement une grande part de contrôle sur sa performance sur l’enseignant, et la mesure de celle-ci de façon extérieure est particulièrement difficile. Evaluer les enseignants à l’aide des résultats de leurs élèves peut surtout pousser les enseignants à faire en sorte que quoi qu’il arrive, les résultats de leurs élèves soient bons.
Les analyses de Levitt sont forcément parcellaires, et nécessiteraient de nombreux compléments : elles vont en tout cas largement à l’encontre de l’idée selon laquelle c’est le choix d’établissement donné aux élèves, ou le développement “d’incitations” pour les enseignants qui constitue le meilleur moyen de réduire l’indiscutable écart éducatif expliquant les inégalités de revenu aux Etats-Unis. Ces mesures peuvent avoir d’autres avantages, mais certainement pas celui-là.