Aujourd’hui avait lieu la journée mondiale contre le SIDA 2004. L’évènement tend à faire moins de bruit qu’autrefois, et les articles que l’on a pu lire ici et là ont traduit une évolution salutaire : on a parlé des comportements risqués, décrit des initiatives réussies jouant sur les incitations par exemple. Evidemment, on n’a pas évité les flonflons et les formules creuses; il s’agit cependant d’un changement notable par rapport aux dernières années, durant lesquelles les débats étaient centrés sur une question : celle des médicaments génériques dans les pays en voie de développement, et du rôle (bien évidemment pernicieux) de l’Organisation Mondiale du Commerce sur ce sujet. C’est l’occasion de revenir sur cet épisode et de clarifier quelques points.
En 1994 ont été signés par les pays membres de l’Organisation Mondiale du Commerce les accords “TRIPs” (Aspects de la propriété intellectuelle qui touchent au commerce, ou ADPIC, en français) qui fixaient de nouvelles règles internationales pour l’ensemble des pays en matière de brevets et de propriété intellectuelle. Très rapidement cependant, une polémique a commencé : ces accords empêcheraient les pays en voie de développement et les pays les moins avancés de se procurer des médicaments – notamment les médicaments de soin contre le Sida – à de faibles prix, en utilisant des médicaments génériques, c’est à dire des copies de médicaments commercialisés sous la protection d’un brevet par des entreprises pharmaceutiques. A l’appui de cette idée, on citait alors le procès intenté par quelques entreprises pharmaceutiques au gouvernement Sud-Africain pour non respect de brevets sur les médicaments.
Il y avait là plusieurs confusions. La première d’entre elles, c’est qu’il n’était pas possible d’imputer aux ADPICs cette “interdiction” faite aux pays en voie de développement ou pauvres d’utiliser des médicaments génériques. En effet, les ADPICs n’étaient tout simplement pas entrés en application dans ces pays : ils doivent l’être dans les pays en développement l’année prochaine (en 2005) et dans les pays les moins avancés en… 2016. Il paraît donc curieux d’imputer à des accords pas encore appliqués des problèmes du moment. Dans le cas Sud-Africain, c’est tout simplement parce que le gouvernement de ce pays violait sa propre législation en matière de propriété intellectuelle que les laboratoires pharmaceutiques avaient porté plainte – avant d’abandonner celle-ci face à la réputation que cette plainte leur conférait.
Ces accords sont tellement peu appliqués qu’aujourd’hui, plusieurs pays, notamment la Thailande et le Brésil, sont d’importants producteurs de médicaments génériques, copies des médicaments brevetés par les entreprises pharmaceutiques. Et que ces traitements génériques sont nettement moins chers que les traitements en médicaments brevetés, et ont contribué à la baisse de coût de ces traitements. Soit, pourrait-on dire, mais ce n’est que partie remise : les pays en voie de développement vont devoir dès l’année prochaine appliquer ces accords et respecter la propriété intellectuelle sur les médicaments antirétroviraux (et autres). Et en 2016 même les pays les plus pauvres devront eux aussi subir ces contraintes. Là encore, cette crainte doit être discutée, mais il faut entrer dans les détails techniques.
Les pays signataires des ADPICs, en effet, avaient prévu ce problème sanitaire. Est-il plausible d’exiger de pays en voie de développement, dont les gouvernements sont pauvres, de devoir acheter des médicaments au prix fort tel qu’il se pratique dans les pays développés, alors qu’ils sont victimes d’une épidémie mortelle? Non, bien évidemment : un tel accord aurait été insupportablement léonin. Les ADPICs comprenaient donc une règle permettant aux pays, en cas d’urgence sanitaire, de faire appel au régime dit de la “licence obligatoire”.
En quoi cela consiste-t-il? considérons le gouvernement qui souhaite pouvoir acheter (ou rendre disponible pour sa population) un médicament à un prix inférieur à l’actuel prix du marché, et qui ne parvient pas à obtenir du laboratoire propriétaire de la molécule un tarif suffisamment faible. Ce gouvernement peut offrir à une entreprise de son pays une licence (dite licence obligatoire) pour fabriquer ce médicament sans le consentement du laboratoire propriétaire : à charge alors à l’entreprise de verser une compensation “normale” à l’entreprise propriétaire pour l’utilisation de ce brevet. Ce système de la licence obligatoire permet de contourner l’obstacle des brevets (et de faire pression sur les entreprises pharmaceutiques) dans certains cas définis, au premier rang desquels les urgences sanitaires.
Le problème était-il pour autant réglé? Non. Le régime de la licence obligatoire permet en effet à un gouvernement de faire produire un médicament générique par une entreprise nationale. Mais cela peut s’appliquer pour des pays disposant d’une industrie pharmaceutique capable de produire des génériques, comme précisément la Thailande ou le Brésil. Qu’en est-il par contre des pays très pauvres, notamment d’Afrique subsaharienne, les premiers touchés par les maladies, et qui ne disposent certainement pas d’une industrie pharmaceutique capable de synthétiser des médicaments génériques? Ceux-là sont obligés d’importer les médicaments.
Or c’est à ce niveau que les ADPICs présentaient un problème. Ils permettaient aux pays pauvres d’importer des médicaments génériques fabriqués ailleurs sous le régime de la licence obligatoire : mais la production de génériques destinés à l’exportation faisait l’objet de limitations. Le régime de la licence obligatoire devait servir à produire majoritairement pour le marché national. Une entreprise thailandaise pouvait donc produire des génériques pour l’exportation, mais cette exportation ne pouvait pas dépasser le volume de médicaments fabriqués pour le marché thailandais.
Or cette limitation faisait courir un risque, celui de voir les pays les plus pauvres faire face à une pénurie de médicaments génériques, en créant une contrainte en matière de production maximale. Ce problème a été mis au jour au début des années 2000, et a donné lieu à la “déclaration d’intention de Doha” dans laquelle l’ensemble des pays signataires des ADPICs se sont entendus pour régler cette question et permettre une interprétation plus large de ce principe de la licence obligatoire, afin de permettre aux pays producteurs de génériques sous licence obligatoire d’exporter sans limitations vers les pays les moins avancés faisant l’objet d’une nécessité sanitaire. En aout 2003, a donc été prise la décision de lever ce dernier obstacle à l’utilisation de médicaments génériques dans les pays pauvres. En 2005, les pays en voie de développement pourront donc continuer de produire sous le régime de la licence obligatoire; les pays les plus pauvres, eux, pourront lorsqu’ils devront appliquer les ADPICs bénéficier de l’importation de produits sous licence obligatoire.
Enfin, histoire terminée? hélas non. Premièrement, si l’esprit de l’accord d’aout 2003 est sans équivoque sur la nécessité d’une interprétation large permettant aux payx pauvres d’utiliser des médicaments génériques, cet esprit a été contrarié de diverses façons. Premièrement, la reconnaissance des génériques doit se faire par approbation de l’Organisation Mondiale de la Santé. Or ces reconnaissances se font souvent de façon tardive, et quelques décisions de retrait d’autorisation récentes sont un peu suspectes. Par ailleurs, si l’accord de l’OMC est sans équivoque et applicable à tous les pays, ce n’est pas le cas des accords commerciaux bilatéraux qui ne concernent que les pays qui signent ces accords. Les règles de l’OMC ne sont en effet que des règles minimales : rien n’empêche un pays d’adopter une protection plus stricte de la propriété intellectuelle, ou de réduire dans sa propre législation les conditions d’usage du régime de la licence obligatoire. Or, comme le montre fort bien cet article (qui va faire les délices des juristes lecteurs…) les accords de libre-échange bilatéraux et régionaux sont souvent beaucoup plus restrictifs que ne le sont les accords de l’OMC, qui exigent l’unanimité des pays membres pour être adoptés. Les accords régionaux et bilatéraux nécessitent eux aussi l’unanimité des signataires, mais le rapport de force n’y est pas le même entre les pays en voie de développement et les pays développés. Quand on peut avoir la liberté d’accès au marché agricole américain contre l’application de règles difficilement interprétables en matière de propriété intellectuelle, on est amené à faire quelques concessions.
Or ces concessions – qui prennent la forme de restrictions à l’application du régime de la licence obligatoire dans les PVDs signant des accords commerciaux bilatéraux – sont le plus souvent pratiquement incompréhensibles. Elles aboutissent à des règles dans ces accords bilatéraux ou régionaux tellement complexes que l’on voit mal comment même des armées de juristes pourront décider des circonstances concrètes dans lesquelles l’usage du régime de la licence obligatoire pourra être autorisé. Alors que l’esprit et la lettre de l’accord de 2003 de l’OMC allaient clairement dans le sens de la libéralisation de production des génériques, les accords bilatéraux vont très nettement en sens inverse et ouvrent la voie à des batailles juridiques longues, au détriment des millions de personnes concernées par l’accès aux médicaments.
Cette question n’est donc pas totalement résolue, et c’est regrettable. Elle ouvre d’ailleurs sur d’autres considérations. Concernant les négociations commerciales, cela montre une fois de plus que les accords bilatéraux constituent un problème de plus en plus épineux, comme l’ont par exemple constaté Jagdish Bhagwati et A. Panagirya.
Autre aspect : La question de l’accès aux médicaments est-elle vraiment si centrale dans le cas du traitement des épidémies? En matière de Sida, la modification des comportements semble plus efficace que des traitements qui s’ils sont indispensables à la survie des personnes, n’ont rien de préventif. Pire même, dans les pays pauvres, l’insuffisance des systèmes sanitaires fait apparaître de nouveaux risques. La prise de médicaments antirétroviraux de façon irrégulière par exemple risque d’élever le risque de développement de résistances à la maladie. L’exemple thailandais, cité plus haut, montre que la prévention en matière de comportements est très efficace.
Plus largement, cela pose la question de la propriété intellectuelle. Fallait-il vraiment que les pays en voie de développement adoptent la protection stricte de la propriété intellectuelle telle que représentée dans les ADPICs? Fallait-il tout simplement intégrer des considérations de propriété intellectuelle dans les négociations commerciales de l’OMC? Ces sujets sont importants mais auraient très bien pu être traités à part. Et pour les pays pauvres, l’adoption des ADPICs présente bien des aspects d’une pilule amère. Elle devait avoir pour contrepartie des avancées en matière de libéralisation agricole, mais les pays développés ont trahi leurs engagements en la matière, adoptant l’accord sur l’agriculture de l’OMC a minima, et poursuivant leur aberrante politique de subventions aux agriculteurs. Et rien ne prouve que la protection des droits de propriété intellectuelle soit particulièrement bénéfique pour les pays en voie de développement. Si certains pays bénéficient de l’application de cette protection par l’arrivée d’investissements importants des entreprises des pays riches, d’autres bénéficieraient bien plus de la possibilité de copier les technologies efficaces existantes. Cette question, cependant, devra faire l’objet de posts ultérieurs.
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