Je suis ennuyé. J’ai une hypothèse paradoxale à formuler, mais je n’ai pas les cartes en main pour la tester. Cette thèse est que l’un des modèles d’économie du travail les plus utilisés dans la recherche est absent de la plupart des manuels d’économie en France. Y compris les manuels d’économie du travail. Audacieux, non ?
Distribuons des bons points pour commencer. Cahuc et Zylberberg présentent ce modèle dans leur manuel d’économie du travail (dans le chapitre 9, publié ici).De même, le modèle est explicitement recensé dans “Politique économique“. Un certain nombre d’enseignants professent le modèle dans l’hexagone. Mais… mais… presque aucune trace de lui , à ma connaissance, dans la plupart des écrits non seulement “grand public”, mais également “économie premier niveau” (je mets là dedans licence en sciences éco et toutes les formations où l’on parle chômage sans être des spécialistes d’économie). Seule exception, mais qui ne compte pas vraiment : Cahuc et Zylberberg, encore, dans leur “Chômage, fatalité ou nécessité“. Quoiqu’à bien y songer, s’ils s’en servent clairement, je n’ai pas le souvenir qu’ils le citent explicitement.
A noter aussi qu’à ma connaissance, cette particularité n’est pas forcément française. Ce qui, en première approche, fout en l’air mon billet (dont je crains qu’on ne puisse finalement pas faire grand chose de toute façon…). Mais, connaissant le penchant naturel de mes concitoyens éduqués pour l’exposition des modèles mathématiques, je suis quelque peu étonné de constater que nous ne nous distinguons pas des anglo-saxons sur ce point.
Enfin, je brode, je brode, mais peut-être que vous ne savez tout bonnement pas à quoi ressemble ce modèle ! Il est le fait d’un certain Christopher Pissarides, illustre pensionnaire de la vénérable London Shool of Economics, dont le manuel d’économie du travail est une référence mondiale (et cause presque tout le long de cette approche !). En quelques lignes, on peut dire ce qui suit. Il explique la formation de l’emploi et le chômage par un processus renouvellé d’appariement entre des entreprises à la recherche desalariés et des salariés qui veulent travailler. Comme on peut s’en douter, ceci ne se fait pas sans heurts et le processus d’appariement connaît une certaine efficacité, qui relève la plus ou moins bonne organisation du marché du travail. “A la suite d’un peu d’algèbre”, comme le dit à peu près une formule consacrée, on décrit l’équilibre sur le marché du travail comme la rencontre d’une demande de travail et de quelque chose qui ressemble à une offre de travail. D’où il résulte que le chômage s’explique par tout un tas de choses, parmi lesquelles on peut citer le niveau du salaire, le pouvoir de négociation des salariés, les conditions d’indemnisation du chômage, la productivité du travail, la difficulté à détruire un emploi, etc. On notera le rôle central que joue une courbe qui existait bien avant le modèle, à savoir la courbe de Beveridge (qui donne la relation entre le taux d’emplois vacants et le chômage).
“Hum, hum…”, vous dites vous sûrement. Ne serais-je pas en train de vous vendre un bon vieux modèle néoclassique, voire pire, néolibéral, qui dit que les salariés sont des flemmards, que la protection de l’emploi tue l’emploi et qu’il faut arrêter de bloquer les énergies de notre pays vieillissant ? En fait, pas exactement. Car s’il est vrai qu’on pourra retrouver certaines des idées des bons vieux modèles d’offre et demande de travail de notre enfance, le modèle d’appariement (“matching model”, en anglais) est quand même rudement plus compliqué et nettement plus subtil. Deux exemples importants : d’une part, la formation du salaire n’est pas supposée relever d’une bête et brutale rencontre entre offre et demande, mais d’un marchandage entre employeur et salarié, dont l’issue dépend du rapport de force entre les deux, lui-même déterminé, entre autres choses, par les tensions sur le marché du travail ; d’autre part, le modèle est dynamique (et même si on se focalise essentiellement sur l’état stationnaire, eh ben c’est vachement bien). Disons pour résumer, que ce modèle a au moins deux qualités génériques que son homologue de concurrence parfaite n’avait pas : il est plus réaliste sur de nombreux points et il capture la vitalité du marché du travail en donnant une analyse dynamique.
Pour en revenir à mon problème initial qui, je vous le rappelle, repose sur deux éléments :
1 – ce modèle est peu présenté (ça, j’en suis pas totalement sûr, mais presque);
2 – pourquoi ?
En admettant que 1 est vrai, essayons de répondre à 2. Je vois quatre explications possibles, dont deux se complètent largement.
Explication 1 : la recherche en France est en retard dans le domaine du marché du travail. Certaines analyses traditionnelles y ont la vie dure et les débats tournent insidieusement autour de modèles techniquement dépassés. Si la recherche ne fait pas son boulot de destruction / création, les “consommateurs” – le public – en profitent pour ne pas investir dans une nouvelle grille de lecture. Ce qui est toujours bien confortable.
Explication 2 : Ce modèle n’est pas si important que cela. Et ce n’est pas parce qu’un farfelu londonien a écrit un livre autour de cette histoire de types qui se rencontrent (ou pas) qu’on doit tout chambouler. Note : mon ton semble ironique,mais je n’exclue pas complètement l’idée, même si je trouve au demeurant trop exagéré le silence régnant autour des appariements.
Explication 3 : le modèle est assez compliqué, demande de suivre un peu mathématiquement, ne s’expose pas rapidement et est le plus souvent dénué du caractère visiblement intuitif qui fait le succès des modèles auprès des non spécialistes. Il est donc supposé que le réserver à des étudiants de master est une bonne chose. Et les seuls qui s’aventurent à en faire une longue présentation vulgarisée en sont des fins connaisseurs, doublés d’inconditionnels du modèle (je songe à Chuc & Zylberberg).
Explication 4: Au fond, on dipose en matière de relations entre les différentes variables pertinentes d’un modèle facile àexpliquer (du type offre-demande classique),qui arrive à donner des conclusions et mener des raisonnements assez proches. Pourquoi s’épuiser ?
Je n’ai pas à proprement parler d’explication privilégiée. Toutes tiennent la route, je pense, à divers degrés. J’ouvre les commentaires (mais préfiltrés) pour recueillir les avis, de préférence un peu éclairés et efficaces, de ceux qui en ont sur la question. J’espère qu’ils feront aideront efficacement à trancher sur la validité de l’hypothèse et les explications possibles. Question à tous ceux qui ont suivi un cours (un peu développé) évoquant le chômage : en aviez vous entendu parler ?
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Les modèles à la Piaarides m’ont été présentés dans le cadre d’un cours de macroéconomie en M2. La formation en question étant à contenu mathématique assez important, l’argument 3 n’a pas joué.
Mon explication locale : les modèles portant sur le chômage souffrent d’une double désaffection. D’une part intrisèque, autour de l’idée que si on avait un modèle sattisfaisant, il en sortirait une recette miracle contre le chômage. D’autre aprt extrinsèque, avec le déferlement des modèles concernent le progrès technique et la R&D dans les cours de macro qui présentaient auparavant ce type de modèles.
Je suis très mal placé pour répondre, vu que mes études d’économie, je les fais chez les ultra-méga-néo-libéraux pan-capitalistes (i.e. aux US), mais ici, Pissarides et Pissarides-Mortensen sont l’alpha et oméga de la modélisation du marché de l’emploi, à l’exclusion de tout autre modèle.
LSR
Le manuel de Macroéconomie de premier cycle d’Ortega et Feve chez Dunod contient une bonne présentation, peu technique et insistant surtout sur les intuitions du modèle (pages 118 à 132 pour les modèles d’appariements). Sont également abordés dans le livre les modèles insider-outsider, de négotiations, et de salaires d’efficience. C’est une bonne référence selon moi pour une première approche des théories modernes du marché du travail.
Le livre est basé sur les cours de Deug dispensés à la fac de Toulouse par les auteurs que j’ai eu la chance de suivre. Il est donc possible et souhaitable d’introduire ces modèles avant le second cycle puisqu’ils font aujourd’hui parti du corpus de base. Toutefois, je suis bien d’accord avec vous que la structure dynamique des modèles de matching rend leur résolution plus délicate et leur présentation difficile.
Enfin, je penche pour l’explication numéro 1. L’économie est en France souvent considérée à travers un angle idéologique et passioné (voir les commentaires sur les forums ou blogs). On trouvera toujours un économiste pour en contredire un autre ou pour soutenir n’importe quelle opinion meme si elle est refutée par l’ensemble de la recherche contemporaine. Les divers économistes semblant parfaitement substituables, toutes les opinions se valent, ce qui fait que rien ne vaut.
Peut être connaissez vous cet article de Wyplosz où il montre que l’influence des économistes sur les décisions politiques est quasi nulle en France :
hei.unige.ch/~wyplosz/stg…
Après une soutenance de thèse en macroéconomie/économie du travail d’il y a trois-quatre ans à laquelle j’étais présent, j’ai discuté avec l’un des membres du jury, économiste du travail à Lille d’environ cinquante ans. Il m’a donné son point de vue sur le modèle d’appariement de Pissarides. Pour lui, ce modèle n’apportait pas vraiment quelque chose de "révolutionnaire", relativement au modèle standard d’offre et de demande plus ou moins enrichi. Pour lui, l’explication n° 2 serait la plus probable. Il me disait notamment : est-ce que ce modèle nous a réellement permis de vraiment mieux comprendre les choses et de proposer des "solutions" au chômage vraiment plus efficaces qu’avant ? Il était sceptique, et j’ai trouvé que son avis méritait d’être médité.
À cela j’ajouterais peut-être, pour nombre d’économistes, le côté ludique et excitant de la formalisation théorique des comportements des agents économiques. Il est sûr qu’un petit modèle de type Pissarides (celui de la 2e édition de son livre) doit en exciter plus d’un dans les milieux académiques (le chapitre sur la dynamique avec les petites flèches, la trajectoire vers l’état régulier, etc.). Je me souviens notamment avoir entendu un jour un jeune chercheur à l’ENSAE me dire carrément que Pissarides et son coauteur Mortensen seraient bientôt "Prix Nobel" d’économie grâce à leurs contributions. J’étais un peu sceptique, et cela me révélait peut-être le côté "besoin d’être à la mode ou dans le coup" qu’on peut observer chez les économistes qui se prennent très au sérieux et ont besoin de publier des articles plus ou moins utiles pour vivre. Je crois qu’Alan Blinder a écrit quelque chose sur ces économistes qui bénéficient du prestige de la profession (et des rémunérations qui vont parfois avec) en proposant des petits modèles de ce genre qui plaisent bien à un grand nombre d’économistes.
Enfin, je conclurai sur une note positive pour Pissarides. Je crois me souvenir que Ed. Phelps et l’immense Robert M. Solow ont écrit des choses gentilles en 4e de couverture de la 2e édition du livre de Pissarides. Je crois que ce sont deux économistes qu’il faut toujours écouter.
Comme leconomiste, j’ai découvert les modèles d’appariement en M2 dans un cours de macro puis dans un cours de marché du travail. Et je remets ça cette année avec Pissarides himself, mais là ça ne compte pas vraiment.
Pour répondre à YN, je pense qu’il est sage d’écouter Phelps et Solow. Déjà parce que les modèles d’appariement formalisent le concept de chômage frictionnel. Ensuite parce qu’ils permettent de comprendre pas mal de choses, comme les liens chômage / croissance, chômage / fluctuations de court terme. Idem pour l’impact de l’assurance chômage (effet désincitatif vs effet d’éligibilité) ou les coûts de licenciement. Pour ce genre de questions, il me semble d’important d’avoir un modèle dynamique avec flux, et j’ai du mal à voir ce qu’on peut espérer raconter avec un modèle statique offre/demande. Après, je ne sais pas si Mortensen et Pissarides méritent un prix Nobel (avec ou sans guillements) pour ça …
PS : Un grand bravo pour votre blog, toujours aussi intéressant et agréable à lire.
Pour l’enseignement des modèles de matching, idem leconomiste et Nicolas (c’est à croire qu’on a suivi les mêmes cours…).
Mon avis : les modèles de matching fournissent une "maquette" plutôt élégante du marché du travail au sens où il permet de penser le marché du travail comme un marché de "flux" plutôt que de "stocks" uniquement. On voit tout l’intérêt de cette représentation du marché du travail pour démonter les arguments fallacieux du type : "le chômage va diminuer mécaniquement avec les départs à la retraite massif des baby-boomeurs" ou les idées reçues du genre "le marché du travail est un gros gateau de taille fixe qu’on peut diviser à loisir pour donner du travail à tout le monde" (argument dit "des 35 heures").
Après, ces modèles ont certaines limitations (comme tout bon modèle), notamment la détermination des salaires qui dépend (trop) fortement des conditions sur le marché du travail (taux de chômage en particulier). Pour les connaisseurs, on arrive à la conclusion que le salaire est fonction de la "tension" sur le marché du travail : plus le marché est "favorable" aux travailleurs, meilleur est le salaire qu’ils obtiennent. Le problème est que pour arriver à ce résultat qui semble fort naturel, on fait des hypothèses assez fortes (irréalistes pour certains, cf. infra) sur le processus de négociation employeur-travailleur : chaque partie de la négociation a un "point de menace" qui est la possibilité de quitter la négociation pour partir à la recherche d’un autre partenaire. Le truc, c’est que ce "point de menace" n’est pas "crédible" en règle générale. C’est une critique récurrente adressée au modèle de matching. Notons que la critique émane surtout des théoriciens… et elle semble bien fondée (cf. infra une fois de plus).
Pour les amateurs, Milgrom et Hall (2005) (à voir sur la page de Milgrom) proposent un modèle alternatif avec un processus de négociation peut être plus convaicant. A voir aussi (mais je ne l’ai pas lu), un article de Cahuc, Postel-Vinay et Robin (à paraître dans econometrica = "très sérieux" pour les non-initiés) qui testent différentes hypothèses pour la détermination des salaires. A en croire le résumé, l’approche "à la Pissarides" n’explique pas grand chose sur données françaises. Ce qui semble donner raisons à Milgrom et Hall.
Merci à tous pour vos intéressants témoignages et commentaires. Je retiendrai particulièrement quelques points :
– on enseigne toujours assez tard ce modèle ;
– même si certains ont un avis, je ne vois pas de discours tranchés sur les raisons qui rendent ce modèle assez confidentiel en France ;
– si j’en crois Yves, il existe bien un manuel qui le présente comme je l’espérais, celui-ci : http://www.amazon.fr/exec/obidos...
Ce qui est une bonne nouvelle.
– YN, je vois bien le genre de discours que vous avez du entendre. C’est vrai que c’est rigolo les discours sur les prix Nobel chez certains jeunes (ils voient forcément nobélisés les gars qui écrivent dans leur domaine). Quant à la formalisation et l’excitation, il faut considérer deux choses : la première, c’est qu’il y a effectivement une période où tout jeune économiste qui se respecte doit être "excité" par la formalisation. La seconde, c’est que ça passe chez beaucoup d’entre eux.
Pour complément, une revue de la littérature sur les modèles théoriques de prospection sur le marché du travail a été publiée en décembre 2005 par le Journal of Economic Literature (vol. 43, no. 4).
Pour finir, il est tout à fait possible d’avoir du chômage frictionnel et des postes vacants dans un modèle standard d’offre et de demande de travail avec levée de l’hypothèse d’information parfaite. C’est ce qu’expliquait Ed. Phelps (JPE, 76, 4, 1968, p.685, n.13), ce qu’a formalisé B. Hansen (QJE, 84, 1, 1970, sect.III), ce qu’a repris P.-Y. Hénin (1981, chap.XI) et ce qu’a encore plus formalisé J.-P. Lambert (1988, chap1, sect.1.1). On dispose alors d’une jolie "courbe d’emploi" avec des chômeurs frictionnels et des postes vacants, et ce, sans fonction d’appariement !
Pour information le rapport du jury du capes d’économie 2007 (la flexibilité du marché du travail permet-elle de faire diminuer le chômage) mentionne ce modèle, mais de manière très brève et synthétique. C’est en voulant en savoir plus sur ce modèle que je suis tomber sur votre blog !!!