Un débat intéressant se lance sur le localisme universitaire, avec de vrais morceaux d’économistes dedans. Le localisme est, rappelons-le, cette pratique consistant à favoriser pour le recrutement des enseignants des "locaux" au détriment de candidats venus de l’extérieur. Le débat a été lancé par O. Godechot et A. Louvet sur la vie des idées, qui ont à partir de la base de données des thèses évalué l’ampleur du localisme universitaire, qu’ils constatent considérable. E. Wasmer a relayé leur étude et voit dans le localisme un symptome important du mal universitaire français, se déclarant favorable à sa réglementation. O. Bouba-Olga, M. Grossetti et A. Lavigne ont alors publié une réponse critique, présentant le localisme comme une réponse rationnelle aux difficultés d’évaluation des qualités des candidats aux postes d’enseignants universitaires. Plutôt que la réglementation/interdiction du localisme, ils préconisent d’améliorer l’information sur les candidats, de donner plus de temps pour la sélection, de centraliser les offres d’emplois, et d’organiser des job markets. Godechot et Louvet répondent alors, à l’aide d’un modèle, qu’il semble bien que le localisme nuise à la qualité du recrutement, qu’il faut envisager le fait que la piètre qualité des mécanismes actuels de sélection vient de la possibilité de procéder au recrutement local, plutôt que l’inverse. Ils se déclarent favorables à une réglementation administrative du localisme. Tout cela est bien entendu résumé à grands traits, et ne remplace par la lecture roborative des différents textes. Quelques remarques.
Cette question du localisme universitaire me rappelle le modèle de discrimination de Becker. Becker y analysait le comportement discriminatoire des employeurs vis à vis de certaines catégories de salariés potentiels (femmes, noirs…) comme un équivalent des barrières douanières : Parce que les employeurs ont des goûts particuliers – misogynes ou racistes – ils sont réticents à recruter certaines catégories de personnes, sur la base de leurs préjugés. Ce faisant, ils se privent d’une main d’oeuvre potentiellement efficace : satisfaire leur goût réduit leur productivité, et donc leurs profits. Dès lors, les comportements discriminatoires devraient, à terme, tendre à disparaître : les employeurs qui ne discriminent pas sont plus efficaces, réalisent des profits supérieurs, et progressivement, chassent les employeurs racistes ou sexistes. Bien entendu, ce mécanisme peut prendre longtemps.
Par ailleurs, pour se produire, il faut faire l’hypothèse selon laquelle les comportements discriminatoires ne sont assis que sur des préjugés : si effectivement les catégories discriminées sont en moyenne des employés moins performants, alors, la discrimination est rationnelle. Le raisonnement peut devenir plus subtil lorsqu’apparaissent des problèmes de coordination du type du "donnant donnant discriminatoire" (voir cet ancien post, voir aussi cet excellent post sur rationalité limitée). Supposez que l’on parte d’une situation ou une catégorie de population sait qu’elle fait l’objet de préjugés défavorables auprès de certains employeurs. Les membres de cette catégorie de population risquent alors de se dire que se former, faire des études, ne vaut pas la peine, puisqu’ils ne seront pas payés de leurs efforts en retour et auront du mal à être employés. Au total donc, ils seront effectivement moins productifs que les autres, confirmant les préjugés des employeurs; la discrimination sera alors une situation stable.
Peut-on appliquer ce modèle au localisme universitaire? Dans une certaine mesure, la préférence accordée aux candidats locaux est une forme de discrimination vis à vis de candidats extérieurs. Les universités qui se livrent à cet exercice risquent de se priver de candidats extérieurs potentiellement talentueux, en préférant ceux qui sont de chez eux. Vu sous cet angle, cela conduit à une série de questions.
La première consiste à se demander pourquoi le localisme survit. si l’on en croit la logique de Becker, une université qui n’applique pas le localisme devrait être avantagée, voir la qualité de son effectif enseignant et sa performance augmenter. Au bout d’un moment, le localisme ne devrait plus concerner qu’une minorité d’établissements, les autres étant obligés de cesser de pratiquer le localisme pour rester performants. En somme, il faudrait se demander pourquoi le localisme est une pratique stable, et même, si l’on en croit Godechot et Louvet, en extension. Plusieurs pistes possibles.
La première, c’est que les universités en France ne sont pas vraiment incitées à devenir performantes. Les départements universitaires sont surtout motivés par leur perennité, éventuellement leur croissance, mais celles-ci ne dépendent pas forcément de la qualité de leur personnel enseignant et de leur recherche. Ce n’est pas vraiment un secret que de dire qu’il existe dans les universités – de façon variable selon les disciplines – des petites chapelles qui tournent en vase clos, et qui subsistent par clonage, en reproduisant les enseignants avec des doctorants. Un résidu d’une époque très ancienne ou les universités étaient des petites machines à fabriquer des universitaires, ce qui avait conduit en leur temps François Premier et Napoléon à contourner le système, le premier en créant le collège de France, le second en créant des grandes écoles. Ce genre de pratique, pour autant, est en voie de disparition; l’université d’aujourd’hui n’est plus ce qu’elle était autrefois. Ce phénomène devrait donc, même si on le prend en compte, conduire à la diminution du localisme, une évolution prévue par le modèle de Becker. Il n’est pas forcément nécessaire de réglementer le localisme dans cette perspective, il n’est qu’une survivance d’usages anciens, voué à progressivement disparaître. Interdire le localisme, d’ailleurs, ne changerait pas grand-chose : les petites chapelles se trouveraient un partenaire, avec lequel échanger régulièrement des enseignants pour feindre de respecter les règles.
La seconde possibilité est celle qu’avancent Bouba-Olga, Grossetti et Lavigne : la discrimination en faveur des locaux est rationnelle parce que les locaux présentent des avantages. Les auteurs en présentent deux principaux : un risque réduit au moment du recrutement, dans la mesure ou grâce au réseau local informel, la commission de spécialistes qui les recrute limite les possibilités d’erreur : on sait qui l’on recrute, mieux qu’en disposant d’un entretien rapide et d’un dossier formel. Le candidat, par ailleurs, est déjà intégré aux équipes locales, ce qui rend son adaptation plus facile et assure sa cohérence avec les spécificités de la recherche telle qu’elle est effectuée sur place. Le second argument, c’est le risque du tristement célèbre "turboprof", cet enseignant qui cale tous ses cours sur deux jours de la semaine et trois mois de l’année, continue de résider dans sa ville d’origine, considère son travail local comme purement alimentaire et poursuit sa recherche dans son laboratoire d’origine, là ou il dispose de son réseau social. Dès lors, interdire le localisme est contre-productif; il est préférable d’améliorer l’information sur les candidats, de jouer sur d’autres variables, sans lesquelles interdire le localisme va conduire les universités à recruter des candidats de plus mauvaise qualité qu’auparavant.
Il y a un troisième argument, implicite dans le débat. Je ne peux pas m’empêcher de constater que les partisans de la régulation du localisme, dans cette discussion, tendent à se trouver dans des établissements d’enseignement supérieur parisiens, et les adversaires, dans des universités de province. La question du "parisianisme" est sous-jacente dans la discussion. C’est qu’il y a dans l’enseignement et la recherche des effets d’agglomération : les bons ont tendance à aller avec les bons. De ce fait, par effet de taille, les établissements parisiens ont plus de chance actuellement d’avoir de bons doctorants que les établissements provinciaux, qui disposent d’un bassin de recrutement d’élèves plus restreint. Un double mécanisme se met alors en place : les universités de province, lorsqu’elles ont un très bon docteur, rechignent à le voir partir dans une grande université parisienne après avoir fait tout le travail de sélection et de formation; le localisme est une façon de se garder ses bons éléments. Les universités parisiennes auront le problème inverse : elles seront hostiles au localisme pratiqué par les autres, qui prive leurs éléments talentueux mais n’ayant pas pu se trouver de poste en région parisienne d’un emploi d’enseignant (je passe sur la petite condescendance qui règne parfois dans les universités parisiennes, consistant à considérer que leurs éléments de second rang sont forcément meilleurs que les locaux des facs de province).
Considérer cet aspect rend difficile un jugement sur le localisme. D’un côté, effectivement, la concentration des meilleurs enseignants dans quelques établissements présente des avantages en matière d’efficacité et de qualité globale. Dans le même temps, cette concentration pose le problème des universités qui restent : il est nécessaire qu’il y ait un réseau suffisamment dense d’universités de qualité sur l’ensemble du territoire, afin d’élever le niveau global d’éducation de la plus grande population possible. Il y a donc un arbitrage délicat à trouver entre les avantages de la concentration et les avantages de la dispersion des talents. D’un côté, j’ai tendance à penser que la dispersion des universités est allée trop loin, qu’à toujours satisfaire les élus locaux qui veulent LEUR établissement universitaire, on a produit de médiocres résultats, et souvent, de médiocres recherches. De l’autre, une recentralisation excessive de l’enseignement supérieur me semblerait nocive. Je ne suis pas certain qu’il soit possible, entre ces deux contraintes, de trouver le bon mode de régulation administrative du localisme, qui permettrait de bénéficier à la fois des gains de la concentration et de la dispersion.
Reste alors la dernière interprétation de la stabilité du localisme, qui correspond à la discrimination sous-optimale et rationnelle du modèle présenté en début de post. Parce qu’ils savent qu’il leur sera très difficile de trouver un emploi d’enseignant dans une autre université que la leur, les doctorants consacrent beaucoup de temps à la constitution de leur réseau local, à l’acquisition d’actifs spécifiques qui les rendront indispensables sur place, et un peu moins à la qualité de leur travail de recherche; l’investissement dans le réseau local est plus rentable que l’investissement dans la qualité des travaux. Cela ne veut pas dire que ceux-ci seront nécessairement médiocres, mais que leur qualité finale sera moindre qu’en l’absence de ce phénomène. Cet investissement local fera aussi que si d’aventure ils partent dans un autre poste, ils seront perpétuellement tentés de revenir, et de continuer de pratiquer leur recherche, dans leur laboratoire et établissement d’origine, confirmant les réticences des recruteurs vis à vis des candidats venus de l’extérieur. Dans ce cas, le localisme, bien que parfaitement rationnel, conduit à une situation peu satisfaisante, et à une qualité d’enseignement et de recherche réduite. Dès lors, interdire le localisme ou le réglementer strictement est une façon de briser cet équilibre sous-optimal et d’accroître la qualité moyenne des appariements entre universités et enseignants.
Cette troisième interprétation est-elle réaliste? Je n’ai aucun élément précis pour la confirmer. Je ne peux cependant pas m’empêcher de constater, avec quelques exemples, que la relation entre doctorant et directeur de thèse est parfois empreinte d’une bonne dose de paternalisme et de dépendance. Que certaines thèses sont parfois bien longues à terminer, parce que le doctorant a consacré beaucoup de temps à des activités qui ne sont pas seulement justifiées par la nécessité de se procurer un revenu. Je ne peux donc pas infirmer non plus cette possibilité.
Au total, il y a donc trois interprétations possibles du localisme universitaire. Dans la première, l’interdire est inutile; dans la seconde, c’est nuisible; dans la troisième, c’est bénéfique. Je suis bien en peine de trancher entre ces trois possibilités, et m’interroge sur les gains à attendre d’une réglementation administrative de cette pratique.
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A l’argument du "turboprof", vous pouvez rajouter que les commissions de spécialistes sont parfois attentives au lieu de résidence du postulant, le plus proche possible, pour des raisons administratives.
En effet, quand il faut réunioner ou apposer un paraphe, quand l’enseignant est à 500 km, ‘cest moins facile. Un local, qui a certes des ambitions parisiennes, a plus de chances de pouvoir faire face, comme ceux en postes, aux charges administratives qui se sont multipliées.
Il me semble que la différence entre les travaux de Godechot/Louvet (et Godechot/Mariot), c’est l’utilisation de données empiriques pour mesurer le localisme. Les réponses ne font pas cet effort et essaient d’expliquer le localisme à l’aide d’un modèle qui ne se confronte pas à la "réalité" telle qu’elle peut être objectivée dans les statistiques (administratives et autres). Bouba-Olga et al. pourraient, je pense, demander au service du personnel enseignant de leurs universités l’accès au fichier du personnel et mesurer plus finement le localisme et ses conséquences.
Bonjour,
Il n’y a pas forcément besoin de réglementation administrative, il suffit parfois d’un peu
de volonté, comme cela a été le cas chez les mathématiciens.
Voir par exemple l’indice AMI
postes.smai.emath.fr/apre…
et plus globalement le site
postes.smai.emath.fr
pour organiser une forme de transparence
dans les recrutements (ce que la loi LRU
risque de rendre plus compliqué).
Etant parisien, pire, provincial "monté" à Paris, je suis contre le localisme 🙂
Pour sortir ce genre de dilemme, deux solutions :
1) Regarder dehors. Il ne me semble pas que que l’université américaine (ah ! l’éternel exemple américain, inusable) regarde d’un très bon oeil le localisme.
2) Poser le problème autrement. Vous parlez de régulation administrative. Mais si, justement, l’administration lâchait un peu la grappe de l’université ? Si, faisons un rêve, les universités étaient réellement autonomes et en concurrence ? Ne croyez vous pas qu’une partie du problème se réglerait de lui-même, même si il persisterait des possibilités d’équilibres stables sous-optimaux ?
Réponse de Alexandre Delaigue
Le problème en disant que les universités doivent être “en concurrence”, c’est “en concurrence sur quoi”?
Ce post
enerve-de-service.hautetf…
de L’Énervé de service, ainsi que ceux qui racontent le début de cette histoire, racontent un cas intéressant où le problème n’est manifestement pas lié à un manque d’information sur les candidats extérieurs. Plus généralement, j’ai un peu de mal à croire dans cet argument, qu’il faudrait rendre d’ailleurs plus clair. S’agit-il d’antisélection, d’aléa moral ou un problème de signal ? Les solutions ne sont pas alors du même ordre.
Ajoutons que dans certains cas, il me semble que des solutions existent : concernant les turbo-profs, n’existe-t-il pas une obligation de résidence, ou à tout le moins la possibilité d’imposer des obligations de présence ?
Réponse de Alexandre Delaigue
L’obligation de présence pour les turboprofs est très difficile à appliquer. Si quelqu’un n’a pas envie de s’investir, on ne peut pas le forcer. Et on aura sans cesse des problèmes (trains en panne, absences fréquentes) si on ne satisfait pas les desiderata en matière d’emploi du temps. Pour ce que j’ai vu, la stratégie habituelle est plutôt celle du cordon sanitaire : on satisfait leurs demandes de programmation mais on leur refile autant que possible des filières et des cours peu attrayants. Sinon, le post d’énervé de service est assez édifiant en effet. Il y a un autre argument expliquant le localisme auquel j’ai pensé aujourd’hui : favoriser les locaux, même lorsqu’ils ne sont pas bons, est une façon de signaler aux bons locaux que l’engagement de se préoccuper de leur sort est crédible. De façon générale, mon sentiment vis à vis du localisme est qu’il faudrait le limiter, ne fût-ce qu’à cause d’abus et de fonctionnement de ce genre. Mais bon, il faut se méfier des sentiments sur ce genre de sujets; je connais aussi des endroits ou la possibilité du localisme permet à de bons labos et départements de continuer de fonctionner.
Excellente analyse, effectivement difficile de trancher.
Deux choses cependant : je ne suis pas tout à fait d’accord avec « (…) parce que le doctorant a consacré beaucoup de temps à des activités qui ne sont pas seulement justifiées par la nécessité de se procurer un revenu » ; à mon sens cela n’est pas négatif, je dirais plutôt « qui ne sont pas seulement justifiées par son travail de recherche ». Cela-dit, vous l’écrivez plus haut.
Quant à la dose de paternalisme et de dépendance entre directeur de recherche et doctorant, elle n’est pas systématique et,lorsqu’elle existe, elle ne donne pas toujours les résultats attendus par les doctorants (quelques-unes de mes connaissances s’en mordent les doigts…)
Votre billet m’a inspiré quelques commentaires, en lien avec ma propre expérience (élève à l’ENS Cachan).
kerneis.info/blog/archive…
En réponse à Baptiste Coulmont : le travail de Godechot et al. est un véritable travail de recherche, ce que ne prétend pas être la réponse de Bouba-Olga et al. Vous suggerez à Bouba-Olga et al. de demander à leur université des statistiques pour mesurer le localisme et ses conséquences. Avec trois points, ils n’iront pas très loin… Je crois qu’effectivement, après ce travail de diagnostic préliminaire, et malgré tout imparfait, il reste à faire l’étude suggérée par Etienne Wasmer dans l’edit de son billet ; avec une réserve sur la variable expliquée : à mon sens, il ne faut pas se cantonner à l’output scientifique, mais régresser d’autres variables comme le taux de réussite des étudiants, leur insertion professionnelle, la valorisation de la production scientifique. Un bon programme de travail sur au moins 6 mois, et là, désolée j’ai pas le temps avec toutes ces commissions de spécialistes auxquelles je participe 😉
@Mathieu P. :
J’ai pour ma part connaissance de quelques exemples de maître de conf ayant fait leur thèse dans une université parisienne, qui sont venus faire une année d’ATER en province et qui ont ensuite été récrutés par l’université de province. Bilan ? Lorsqu’ils étaient ATER, ils s’investissaient à fond dans la vie du labo (participation aux séminaires, publications). Une fois nommé, on a plus jamais entendu parler d’eux (en recherche s’entend). Il est clair qu’il y a dans certains cas un vrai problème d’aléa moral. L’obligation de résidence dans la région de l’université d’embauche n’est qu’une solution partielle. Maintenant, ce genre de comportement peut aussi être le fait d’un local…
Merci pour cette note.
Je suis MCF de maths (25me section) et ai déjà commenté sur le sujet du localisme. Comme l’indique AL plus haut, la favorisation des locaux est, depuis une quinzaine d’années, très faible dans ma section. Je m’en réjouis, trouvant cette situation assez saine.
Une étude de cette évolution et de cette différence, dans cette autre discipline que sont les mathématiques, pourrait éclairer le débat (et accessoirement, me donner une explication scientifique de cette différence : je suis très preneur). Elle constitue une sorte d’expérience in vivo. C’est devenu une règle officieuse dans la majorité des labos, et dans tous les gros : zéro recrutement de thésard local, même après post doc. La règle est respectée, les doctorants la connaissent en entrant en thèse. Plus qu’évité, le localisme est interdit -ainsi, c’est clair-, mais par autodiscipline et non règle administrative. En ce sens le système est dans un état d’équilibre différent de celui de l’économie.
Je note cependant des causes possibles, sans savoir si elles sont déterminantes :
-Il est sans doute plus facile en maths de juger de la qualité du travail de recherche d’un candidat, du moins quand elle est très bonne.
-Un réseau de bons labos maille le territoire : le surcroît de prestige de Paris n’est pas massif. Il me semble que cette situation est notamment le fruit d’une politique au long cours du CNRS en ce sens.
-en maths, la concurrence est directement mondiale et les labos, culturellement, participent à cette concurrence. Chaque année, c’est la chasse au meilleur dossier dans les commissions de spécialistes.
-La mobilité est techniquement assez facile en maths : le travail est possiblement assez individuel, ou par groupes de 2-3 ; par ailleurs on n’est pas lié à un matériel particulier comme en sciences expérimentales.
Bref, le terrain permettait sans doute l’évolution, mais celle-ci a aussi été la conséquence de décisions : le cnrs a tancé des labos pour leur recrutement local à la suite de ses visites quadriennales, lesdits labos ont été réceptifs.
Le recrutement local persiste toujours dans des petits centres, ou dans des lieux où la recherche est affaire secondaire (certains iufm et iut). C’est compréhensible pour les petits centres : la perspective d’un recrutement local est un moyen d’attirer des thésards. Ce fait est cohérent avec certains de vos arguments.
Je note aussi l’absence d’"entente entre chapelles" : je prends les tiens, tu prends les miens. Je ne connais également aucun turboprof. J’ignore s’il y a causalité, et dans quel sens, avec la question du localisme. Par ailleurs, le recrutement se prépare en amont : invitation des possibles candidats pour exposés dans le cours de l’année, coups de téléphone, lettres de recommandation…
L’effet de l’excellent site "opération postes" signalé par AL, rendant très publics les profils, les contacts à prendre, les choix d’auditionnés et de recrutés, favorise peut-être un recrutement ouvert. Il n’a pas causé l’évolution, lui étant postérieur.
Réponse de Alexandre Delaigue
En maths, quand on a un théorème dont la démonstration est fausse, il est plus difficile de trouver une “revue de l’alternative mathématique post-moderne” pour publier son article. De façon générale je vous rejoint, les spécificités de la matière facilitent ce genre de comportements coopératifs. cela dit, peut-être que le débat actuel, le développement de mesures comme celles de Godechot est ce qu’il faut aux autres disciplines pour s’autoréguler.
@C.H. : Ce que vous soulignez concorde avec ce que mon intuition économique me souffle. Il n’y a pas vraiment de problème d’antisélection ni de choix en incertain, mais un problème d’aléa moral. Or, on sait que l’aléa moral se résoud avec des incitations ex post, pas par un système de sélection ex ante. Ainsi, ce que produit (scientifiquement et pédagogiquement parlant) la personne après son recrutement est indépendant de son caractère local ou non toutes choses égales par ailleurs.
L’argument des opposants au localisme est justement que les choses ne sont pas égales par ailleurs, et que certains centres de recherches produisent en moyenne de meilleurs chercheurs que d’autres, et donc que le localisme dans ces autres centres exerce une externalité négative sur l’ensemble du système de recherche (en privant de poste des gens qui sont potentiellement de bons chercheurs).
Après, il ne s’agit plus de réformer la procédure de recrutement, mais le système d’incitation des chercheurs. Il y a alors beaucoup plus d’outils à disposition que la décision binaire de prendre quelqu’un ou non.
Enfin, il me semble que les propositions faites dans la réponse (séminaire de présentation, journée passée dans les labos, multiples entretiens) seraient une bonne chose, mais qui n’empêche en rien le type de localisme décrit par l’Énervé de service : interdiction du localisme et job market sont des compléments, pas des subtituts.
Maintenant, j’aimerais bien savoir quand quel mesure on peut croire à l’argument selon lequel les universités françaises seraient trop pauvres pour inviter cinq personnes par poste ouvert à venir passer une journée dans leur ville. Je dois avouer quà au vu des politiques d’invitations, d’organisation de colloques et de réceptions que je vois un peu partout, j’ai du mal à y croire.
Si le lieu de résidence habituel des aspirants chercheurs est trop souvent éloigné du lieu d’exercice qu’on a tendance à leur proposer, on ne peut exclure l’hypothèse d’une sélection peu équitable des postulants entre les différents niveaux de revenus de leurs parents, rien n’étant plus significatif du niveau social que le lieu de résidence d’une part, et rien n’étant théoriquement plus équitablement réparti sur le territoire que le service public d’autre part.
Peut-être résoudrait-on une partie du problème des turbo-profs en offrant plus tôt des bourses d’études aux espoits méritants issus des plus basses couches de la société ?
@Matthieu P. (#11) : pour n’importe quel poste de MC ouvert, les collègues veulent choisir entre, au mininum, 10 personnes (souvent le président de commission de spécialistes doit se battre pour ne pas avoir plus de 20 personnes à auditionner). 20 personnes * 500 euros pour une invitation d’une journée (en moyenne)= 10 000 euros. 10 000 euros = 1/10 du budget annuel de fonctionnement (hors ressources contractuelles) d’une umr (laboratoire CNRS+université d’économie que je connais bien) de 35 chercheurs et enseignants chercheurs permanents + 2 ingénieurs + 3 secrétaires + 60 doctorants). Sans compter les coûts indirects (temps des chercheurs consacré à la rencontre des impétrants, des secrétaires pour s’occuper de leur déplacement). Et si vous me répondez qu’il suffit d’en rencontrer 5, je vous réponds : lesquels ? Et si vous me répondez : les 5 meilleurs que j’ai vu dans des conférences, je réponds : et je fais quoi s’ils sont pris ailleurs ? Et si vous me répondez : prenez les 5 second best, je vous réponds… enfin, vous savez raisonner par récurrence aussi bien que moi.
@Econoclaste-Alexandre : encore une fois, j’ai personnellement une position pragmatique : ni interdiction – ni localisme systématique. Cela n’est pas lié à ma position provinciale (je suis un produit Paris 1*Paris X, ayant eu le choix entre PX (localisme) et Orléans (exil) et ayant choisi l’exil pour mon plus grand bonheur). L’auto-interdiction du localisme en économie est également de mise à Toulouse et Aix-Marseille 2, peut être aussi (à vérifier) à Strasbourg et d’autres universités.
@Charles (#10) : je suis toujours agréablement surprise par le comportement coopératif, mais concurrentiel, des matheux. Je crois que les économistes, à force d’étudier les mécanismes incitatifs, les équilibres non coopératifs, l’inefficacité des contraintes non saturées, ont fini par répliquer sur leur comportement d’acteurs-recruteurs tous les comportements qui sont leur objet d’études. Les études comportementales montrent d’ailleurs que les économistes sont, parmi tous les scientifiques, ceux qui ont le comportement le moins coopératif. Toute la question est de savoir : sont-ils économistes parce qu’ils sont peu coopératifs (ou maximisateurs sous contraintes pour faire court) ou sont-ils peu coopératifs parce qu’ils sont économistes ?
Réponse de Alexandre Delaigue
Je pense aussi qu’il y a un bon et un mauvais usage du localisme; les partisans d’une réglementation considèrent que son autorisation encourage trop les mauvais usages, et voient l’imposition de sa limitation comme une façon d’éviter ces travers. Votre remarque va dans le sens d’une autorégulation possible de la pratique. Je me demande si tout simplement, une publicité faite à la pratique – en rendant publics les niveaux d’autorecrutement – ne suffirait pas; la mauvaise image faite aux localistes excessifs aurait déjà un impact.
@ Gizmo : pour le coût direct, d’accord, même si les chiffres me semblent très élevés. Pour le poste de MdC à l’ÉNS, il me semble bien qu’il y a eu nettement moins de 20 candidats, et 500 euros pour une invitation me semble une borne haute (Paris – Orléans : 50€ aller-retour, 30€ de restaurant, 80€ pour une nuit sur place : je n’arrive qu’à 160€).
Pour le coût indirect, le but de l’opération est d’intégrer le recrutement dans l’activité scientifique de l’équipe. En d’autres termes : cela fait partie du boulot, donc je ne souscris pas à l’idée de coûts indirects importants.
Gizmo: Est-il plausible d’imaginer qu’il y a peut-être trop de personnes semblablement formées au point de pouvoir sembler postuler à un nombre d’emplois trop petit ?
@ passant: vous posez la question plus generale des debouches a l’issue d’un parcours academique. C’est un probleme assez different, bien que lie: en France, on donne un poste fixe relativement jeune (~ 30 ans, au moins dans les disciplines qui me sont proches), ce qui explique qu’il faille faire attention quand on prend quelqu’un, et explique au moins en partie les exces. Aux US, par exemple, c’est tres different: non seulement les theses sont plus longues, mais le poste (tenure) n’est attribue qu’au bout d’un certain nombre d’annees (entre 5 et 7 pour un grand nombre de disciplines, je sais pas comment c’est en sciences ‘molles’), ou le candidat doit faire ses preuves. Mais si au milieu de la tenure, le candidat abandonne, il peut aller dans le prive de maniere moins douloureuse qu’en France (dans certaines disciplines, du moins)
C’est le drame en France: si on a pas de poste fixe (MdC, CNRS) a l’issue de la these+post doc, c’est la catastrophe, car en France, avoir 30 ans et ne pas avoir encore travaille dans le prive, c’est invendable sur le marche du travail.
En theorie, le systeme de tenure pourrait aider vers des parcours plus "costauds", et rendre les procedures de recrutement plus saines, mais il y a tout un etat d’esprit a changer autour, ainsi que sur les debouches a l’issue de la these.
@Alexandre Delaigue
en effet, en maths, quand une preuve est fausse, elle est fausse. "Objectivement". C’est en cela que juger de la qualité d’un dossier y est sans doute plus facile.
@Passant : en maths, c’est ainsi. Il y a (énormément) moins de postes que de dossiers et (très significativement) moins que de bons dossiers. Alors beaucoup se retrouvent sur le carreau mais cela n’influe pas sur la règle du jeu.
Il est vrai que, si le marché des postes devenait encore plus tendu, peut-être que du localisme ou des ententes occultes reviendraient : "sauvons-nous nous-mêmes, tant pis pour tout le reste". C’est ce que j’ai observé parfois dans certains domaines précis de sciences de la nature (physique théorique, un peu chimie). J’ignore si c’est le cas en économie.
Ordres de grandeurs 25ème section (maths pures) : environ 220 qualifiés par an, cette année 38 postes + 10 postes CR CNRS. Un poste ouvert attire de 200 à 300 dossiers, un peu moins en iut ou iufm.
La question nombre de postes de MCF (faibles)/nombre de postulants (élevés) et d’une manière générale le débat sur le localisme universitaire met en exergue la problématique posée par un nombre « trop important » de docteurs dont la France ne sait, hélas, que faire… La pratique courante dans les sciences humaines est de permettre l’inscription en doctorat – à quelques exceptions près – qu’aux seuls étudiants titulaires de l’agrégation (ce qui n’empêche pas qu’un certain nombre d’entre eux se retrouve à enseigner en lycée pendant de longues années après leur doctorat).
Sur cette question on peut relire ce qu’en disait Max Weber dans Le savant et le politique: d’un point de vue épistémologique, le localisme est à proscrire par principe. Tentant de promouvoir cette position, il s’était certes heurté aux mentalités de son époque, il serait peut être temps qu’elles évoluent.
1 – Dans n’importe quelle organisation, la facilité et le confort consistent à embaucher la personne avec laquelle on travaille, discute, partage son repas depuis 3 ans. Les liens personnels constituent un biais important quant à la rationalité du choix.
2 – Pour que ce biais soit compensé, il faut (1) une forte pression sur la performance et (2) que le localisme soit un frein à celle-ci.
Sur le premier point, vous avez répondu : la pression sur la performance est modeste en France et dans tous les cas pas suffisante pour compenser des biais de rationalité significatifs.
Sur le deuxième point, qui est le noeud du débat, la comparaison de la recherche à d’autres domaines d’activité me semble éclairante.
Dans une grande entreprise ou dans la fonction publique, on oblige les personnels de haut niveau à une mobilité significative. Non pas pour des raisons d’équité, mais pour de strictes raisons d’efficacité. Le fait de travailler dans différents environnements pendant sa carrière, avec différentes équipes, est un enrichissement d’une grande valeur à la fois pour la personne mobile et pour ses collègues successifs.
L’université serait-elle la seule organisation où le brassage culturel n’a pas de valeur ajoutée ?
Quant à espérer que le système se régule seul, je pense que c’est assez illusoire. Si l’on en croit les commentaires, la voie a été trouvée spontanément dans certaines disciplines soumises à une forte pression. Pour les autres, où les contraintes de performance sont moindre, l’interdiction du recrutement local, clairement affiché dès le début des études, est le seul moyen pour mettre en place un véritable marché de l’emploi.
C’est bien beau de dire qu’il faut plus de pressions sur les performances, mais justement, le probleme c’est de definir et de mesurer cette performance. Qu’est ce qu’une recherche performante ? Pour ceux qui sortent du lot, et ceux qui sont vraiment mauvais, c’est assez facile a voir, pour le reste…
Dans la fonction publique, il existe un mécanisme de concours qui, correctement utilisé, semble prémunir d’éventuels abus du localisme : un jury national aussi populeux qu’il faudra établit un classement national des candidats. Le premier reçu choisit le poste vacant qui lui convient, le second choisit parmi ce qui reste, etc.
Pourquoi a-t-on renoncé à ce système pour le recrutement des chercheurs ?
Alexandre
Ne fait pas le faux naïf. (Cf ta réponse au commentaire de FB)
La concurrence sur quoi?
Ce n’est pas, mais vraiment pas une réponse d’économiste.
Tu dois bien connaître les universités américaines?
Certes il faut du temps, mais c’est l’alternative aux usines à gaz qui tombent en panne. Une alternative d’économiste.
Réponse de Alexandre Delaigue
Je connais, oui. Mais je vois mal comment importer les spécificités de la concurrence universitaire locale en France. Les universités US sont en concurrence pour attirer les étudiants, avec des frais d’inscription très élevés, le rôle des réseaux d’anciens élèves qui alimentent le fonds, etc. En France les financements sont publics, ce qui ne crée pas les mêmes incitations, mais plutôt des mécanismes de recherche de rente. Ajoutons que la concurrence est faussée par l’existence des grandes écoles qui captent une part significative des meilleurs éléments potentiels. Vous voulez supprimer tout cela pour faire apparaître, comme par magie, le système américain? Dites-moi comment.
Je me demande quel est l’importance de la taille des pays sur le localisme. Aux US, la taille du pays joue beaucoup sur l’absence de localisme, non ? Le marche est suffisament grand pour pouvoir se specialiser dans certains domaines (certains universites ne se paient pas les meilleurs chercheurs, mais vont se specialiser sur des profs aux talents pedagogiques, etc…). Un autre parametres qui serait interessant a regarder, c’est s’il n’y pas de de localisme "en couche" aux US. La recherche, par exemple, reste quand meme un domaine ou se connaitre, se faire connaitre est fondamental, et donc les incitations au localisme me paraissent assez fortes. Peut etre qu’un etudiant de Stanford aura du mal a obtenir sa tenure a Stanford, mais peut etre l’obtiendra-t-il a Berkeley, et inversement.
Finalement, en quoi le localisme est-il mauvais ? Si on en croit les etudes cites, pour les uns, c’est mauvais en soi, et pour les autres, c’est juste une reponse a un autre probleme. Est-ce une interpretation correcte ?
Merci de ta réponse Alexandre
Tu as raison sur presque tous les points sauf sur le pessimisme sous jacent
Il faudra du temps
Mais pourquoi ne pas commencer sans se poser de questions. Les localisateurs verront bien ce qui se passe. Des réputations se font et se défont.
On voit déjà le phénomène où des petites universités de fin fond de province qui ont vécu confortablement pendant des décennies commencent à être abandonnées pour de grandes universités anciennes, pas très lointaines. Il y a eu quelques recrutement locaux de gens qui ont pris une préretraite très tôt sur le tas.
Quelle est la part du phénomène?
Il y a bien sûr d’autres facteurs qui jouent. La ville, la taille du campus…
Mais cela ne jouait pas avant.
Il y a aussi une concurrence entre grandes écoles dans un contexte de quasi gratuité.
Ne certainement pas supprimer les grandes écoles. Motivation, travail, concurrence. Quelques revers de médaille. Rien n’est parfait
Je m’étonne des chiffres données pour la section mathématique. Si vous avez 220 qualifiés pour 48 postes, je me demande bien comment la sélection se fait.
Sur quels critères cette seconde sélection a t-elle été opérée?
Dans la section 02 du CNU, ils se débrouillent pour avoir un nombre de qualifiés à peu prés équivalent à celui des postes. Cela me paraît un bon moyen de limiter le localisme qui est l’une des tares du système universitaire français.
@Claire : la politique pratiquée par les juristes est contestable : 1) elle ne garantit en rien de limiter le localisme 2) surtout, elle fait porter l’essentiel de la sélection sur un organe, le CNU, qui n’auditionne pas et ne juge que sur dossier. En un sens, on peut penser que cela favorise encore davantage certains biais de recrutement, notamment liés à l’appartenance à telle ou telle chapelle (dans les sciences non paradigmatiques ou pluriparadigmatiques, pour raisonner dans un cadre kuhnien), du fait de la composition du CNU, qui fonctionne alors comme quasi-seul recruteur unique…