On pouvait présenter toute une série d’attentes liées au passage à la monnaie unique; or à l’époque, la majorité des attentes présentées par les journalistes et les promoteurs politiques de l’euro étaient inaccessibles. Par contre, bien peu de gens pensaient à mettre en évidence les risques réels liés au passage à l’euro et les vrais gains que l’on pouvait en attendre. C’est à l’aune de ces risques et de ces véritables gains qu’il faut juger les succès de l’euro : et ils sont plus nombreux qu’on ne le pense.
Première critique : l’Union Européenne connaît un "déficit" de croissance. Ce simple terme est ridicule, semblant impliquer que ce n’est pas la croissance économique en soi qui compte, mais le fait d’avoir une croissance supérieure ou égale à celle des USA. Il est vrai que comme le note l’article, au cours des trois dernières années l’UEM a connu une croissance nettement plus faible que celle des USA. Cependant, en quoi le passage à l’euro est-il responsable de cet état de fait? Les raisons de ce décalage tiennent à la fois aux différences de structure des marchés en Europe et aux USA, ainsi qu’aux différences de politiques budgétaires. En quoi ces différences peuvent-elles être imputées à l’euro?
Ce pourrait être le cas si l’on croyait, comme l’auteur de l’article du Monde, que l’Euro visait à permettre à l’Europe de "rattraper son retard de croissance vis à vis des Etats-Unis". Mais cette idée traduit surtout l’envie du pénis, au sens freudien du terme, beaucoup plus qu’une quelconque réalité économique. Le passage à l’euro, au mieux, ne pouvait qu’élever le potentiel de croissance de l’économie européenne dans son ensemble en réduisant les coûts de transaction entre pays européens. Il s’agit d’un gain faible, mais qui se reproduit chaque année. Il serait intéressant de trouver une mesure effective de ce gain pour évaluer le succès réel du passage à l’euro; mais en tant que tel, l’euro ne pouvait pas se substituer à une politique économique favorable à la croissance, comme le rappelait à l’époque Paul Krugman. Certes, la croissance en Europe est faible depuis trois ans : mais les responsabilités réelles de ce phenomène ne sont pas à chercher dans l’euro.
Seconde critique : la divergence des conjonctures en Europe. Sur ce plan, il est possible de regarder le verre comme à moitié vide ou à moitié plein. De nombreux observateurs au moment du passage à l’euro constataient que l’UEM ne constituait pas une zone monétaire optimale, c’est à dire que les conjonctures allaient différer selon les pays. Dans cette perspective, la tâche de la BCE serait compliquée car elle allait avoir à faire face à des différences de conjoncture entre pays (forte croissance et pressions inflationnistes dans les uns, faible croissance dans les autres). On pouvait noter cependant que les budgets des gouvernements, ainsi que les fonds structurels européens, étaient sensés compenser partiellement ces écarts.
Mais beaucoup de gens (dont moi d’ailleurs) pensaient aussi que le passage à l’euro était susceptible de favoriser la convergence réelle, par le biais de la monnaie, des économies européennes. Il faut constater que cette convergence réelle n’a pas eu lieu. Est-il trop tôt pour que cela se produise? Les obstacles aux échanges entre pays européens sont-ils encore trop importants? Cette convergence est-elle impossible? il n’est pas possible de répondre à ces questions pour l’instant.
Il faut noter cependant que la convergence des conjonctures des économies européennes n’est pas une bonne chose en soi : cela n’a aucune importance a priori que tous les pays européens aient la même situation conjoncturelle au même moment. Il est vrai que cette convergence faciliterait le travail de la BCE, mais celle-ci n’a pour autre objectif que de maintenir l’inflation moyenne à un faible niveau dans les pays européens : au total, et même si cela traduit des différences sensibles entre pays, cet objectif est atteint.
Troisième critique : l’échec du pacte de stabilité. Le pacte de stabilité (et de croissance! n’oublions pas cette grande victoire de la diplomatie française consistant à ne rien modifier au pacte de stabilité, mais à en changer le titre pour faire joli) n’a pas été appliqué : les déficits budgétaires de nombreux pays signataires ont augmenté et dépassé la barre des 3% du PIB. On pourrait ajouter à cela les dissimulations budgétaires de la Grèce, dont le gouvernement a récemment révélé qu’il avait malencontreusement "oublié" de compter les dépenses militaires dans le budget de l’Etat.
Est-ce vraiment un problème? après tout, si le pacte de stabilité avait été appliqué à la lettre, la croissance de la zone euro aurait été encore plus faible : dans des pays comme la France ou l’Allemagne, on aurait assisté à des hausses d’impôts considérables. Il faut donc plutôt se réjouir de voir que le pacte de stabilité, fondé sur beaucoup plus d’idéologie et de fantasme que d’analyse économique, est en voie d’être modifié et que les absurdes contraintes qu’il impose en matière de déficit public ne seront pas appliquées.
Quatrième critique : l’absence de politique de change. Il est vrai que c’est un domaine dans lequel "le Monde" s’est souvent couvert de ridicule, et l’on comprend qu’ils soient aujourd’hui persuadés qu’il aurait fallu une "autre politique de change" en Europe. Le lendemain du passage à l’euro, "le Monde" titrait triomphalement sur cinq colonnes : "l’Euro s’impose d’emblée comme concurrent du dollar". Ce triomphalisme était assis sur le fait que… la veille, l’euro avait monté de quelques dixièmes de points de pourcentage par rapport au dollar. Quelques mois plus tard, l’euro se retrouvait pour plusieurs années aux alentours de un euro pour 0.85 dollars. Sans d’ailleurs que cela ne pose de problèmes autre que d’egocontrarié pour les gogos qui croient que "monter c’est bien, baisser c’est mal". On pleurnichait alors en disant que "l’euro n’inspire pas confiance aux investisseurs". Depuis, l’Euro a considérablement monté par rapport au dollar, et qu’entend-on? un nouveau concert de jérémiades, sur le thème "c’est mauvais pour la croissance, et cela traduit un manque de confiance des investisseurs dans l’euro". Le vrai problème du taux de change euro-dollar, visiblement, c’est qu’il n’encourage pas la créativité des commentateurs.
Dans le même tonneau, on peut classer les innombrables articles sur le rôle de l’euro comme "monnaie de réserve internationale". Articles qui négligent un fait important : les avantages de détenir une "monnaie de réserve et de transaction internationale" sont très largement surrévalués.
En matière de politique de change, il est indispensable de lire cet excellent article de Kenneth Rogoff : l’auteur y rappelle que l’une des meilleures choses qui soient survenues aux banques centrales au cours des dernières années est, précisément, l’abandon de tout objectif en matière de taux de change. Les gains d’un taux de change maîtrisé sont pratiquement nuls; ils sont surtout dérisoires au regard des risques qu’ils font courir aux banques centrales qui appliquent ce genre d’objectif. Il est en effet très difficile de contrôler les parités des devises, et cela génère surtout des risques d’attaques spéculatives sur la monnaie nationale. La sagesse pour les banques centrales, c’est de laisser les marchés fixer les taux de change et de se focaliser sur les facteurs internes. L’absence de politique de change en Europe est donc un signe de sagesse, beaucoup plus qu’un signe négatif.
Cinquième critique : l’impunité fournie par l’euro. En abaissant la contrainte imposée aux gouvernements par les marchés financiers, le passage à l’euro permettrait à des gouvernants ineptes de maintenir des politiques intenables sans en supporter le coût, sous forme de hausse des taux d’intérêt ou de dévaluation de la devise nationale. Ceci est fort possible : mais il est plausible de voir là une bonne nouvelle. Après tout, ce n’est pas demain la veille que la France sera gouvernée par des gens compétents en matière économique : qu’elle dispose d’un filet de sécurité (et d’une politique monétaire indépendante du pouvoir politique) lui évitant de devenir tout de suite l’Argentine n’est pas une mauvaise nouvelle.
L’ensemble de ces critiques, au bout du compte, ne sont valides que si l’on prête à l’euro des vertus qu’il n’avait aucune raison d’avoir (et qui ne sont souvent pas des vertus d’ailleurs). Si l’on veut mesurer son succès, mieux vaut s’intéresser à l’objectif réel d’une banque centrale. Et il faut noter que sur ce plan, le passage à l’euro est un succès parce qu’il a permis de créer une institution indépendante, doté d’un objectif simple – la lutte contre l’inflation – et qui se contente de cet objectif. La politique monétaire de la BCE a connu des inflexions (on se réjouira de l’abandon progressif de M3 comme principal prédicteur des évolutions de prix par exemple) mais dans l’ensemble, la BCE a poursuivi son objectif, et s’est montrée remarquablement résiliente (même gouvernée par un Trichet, sa politique reste satisfaisante).
Comme l’ont rappelé A. Alesina et R. Perotti dans un récent article, le principal défaut européen en matière économique est l’inaction jointe à une logorrhée creuse (ah, l’Europe comme économie sociale de marché compétitive soucieuse de la préservation de l’environnement), et le mélange des pouvoirs et des responsabilités conduisant à la paralysie. Il y a une institution européenne qui est épargnée de ces défauts, c’est la BCE. Cette institution est indépendante, son pouvoir et ses limites sont clairement définis; son objectif est simple et clairement affiché; elle s’abstient d’inflexions importantes de politique. Dans tous ces aspects, la BCE constitue une remarquable réussite européenne, qui devrait servir de source d’inspiration pour la constitution de nouvelles institutions. Et c’est là que se situe le véritable succès de la monnaie unique, bien plus que dans les fantaisies de journalistes en mal de copie.
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