Alors, maintenant, c’est la cour des comptes qui ravive la flamme du zippo… Pour commencer, il faut se garder de l’accabler. Le compte-rendu de son rapport d’évaluation des politiques de lutte contre le tabagisme fait par certains journalistes (pas dans l’article mis en lien) est un poil orienté. Alors qu’elle reste dans une démarche de coûts et bénéfices des politiques publiques, on a subtilement le sentiment que l’hygiénisme lui a servi de fil conducteur. Ce n’est pas le cas.
La cour pointe essentiellement (a posteriori) l’incohérence des hausses de taxes et des aides versées aux buralistes et celle de la mise en oeuvre de la politique d’interdiction du tabac dans les lieux publics. En gros, on avait prévu large pour la baisses des ventes et donc pour les aides.
L’autre point qu’elle met en avant est l’insuffisance de la hausse des taxes pour réduire la consommation. Sur ce point, il y a matière à s’interroger. Un point fait couramment l’unanimité chez les économistes : l’élasticité prix du tabac varie selon le niveau de variation du prix. En d’autres termes, probablement en raison du caractère addictif du tabac, une hausse de quelques points du prix ne change pas la consommation. L’élasticité prix est faible. Ce n’est qu’aux environs d’une hausse de 10% immédiate qu’un effet se fait vraiment sentir. Il faut ajouter à cela que si dans le même temps le revenu augmente, la hausse du prix doit être d’autant plus importante pour avoir un impact sur la consommation.
L’évolution récente en France de la consommation, en regard de la hausse des prix, semble valider cette approche. Entre 2003 et 2004, les prix ont rapidement crû de 40%, conduisant à une baisse de 30% de la consommation. Entre 2000 et 2004, à partir des données du graphiques ci-dessous, c’est une élasticité quasi-unitaire qu’on trouve ! Une hausse du prix de 56% est associée à une baisse de consommation de 50%. Depuis 2005, les hausses, quoique régulières, sont davantage fractionnées. Ceci expliquant le faible recul du nombre de cigarettes consommées.
Précisons qu’apparemment, ces chiffres incluent les achats à l’étranger. On pourra toujours discuter de la fiabilité de l’estimation, mais je doute que ce point ait une grande importance pour juger de la tendance. Autre élément : compte tenu de l’évolution des revenus sur la période, on peut douter qu’un effet revenu ait conduit à neutraliser la hausse des prix.
Le constat est clair, dans cette optique : il faut accroître les taxes, et brutalement.
Néanmoins, comme le montre le graphique ci-dessous, l’évolution de la prévalence du tabagisme est quelque peu troublante quand on veut la faire coller avec ce qui précède. Alors que celle-ci avait baissé chez les hommes et les femmes entre 2000 et 2005, elle repart à la hausse. La baisse du nombre de cigarettes consommées s’accompagne donc d’un plus grand nombre de fumeurs.
Même si rien n’est certain, il y a matière à se poser des questions sur ce qui motive ou retient les gens de fumer. Certes, on sait que les augmentations de prix ont vocation à empêcher l’arrivée de nouveaux fumeurs comme de faire cesser les fumeurs (ou de réduire leur consommation). Mais quand même… ici, on est face à une hausse du pourcentage de fumeurs dans la population, alors que les prix ont crû de 20% sur la période. La prévalence du tabac a crû chez les jeunes, alors qu’ils sont normalement plus sensibles aux hausses de prix ! L’INSEE soulignait déjà en 1997 que le taux de prévalence du tabagisme est plus élevé chez les chômeurs. Bien sûr, on peut estimer qu’être fumeur expose davantage au chômage. Pourquoi pas ? On peut estimer que les fumeurs sont des bras cassés incompétents. Après tout, des gens pensent bien que ne pas vivre en couple prédestine au chômage… Il ne semble néanmoins pas irraisonnable de considérer que la causalité inverse a plus de chances de traduire la réalité pour des raisons pratiques (quand on n’a rien à faire, on a tout le temps de penser à fumer, par exemple) et psychologiques (le stress engendre le tabagisme, par exemple). De ce point de vue, la période n’est guère propice à une baisse du nombre des fumeurs.
A propos des jeunes, comme le dit ma mère : “De toute façon, ils ne fument plus de clopes, ils fument du shit” (source : repas de famille, 2012). Ce qui, indépendamment du caractère lapidaire de la déclaration, mérite qu’on s’y arrête pour s’interroger sur le statut des addictions dans notre société. A ma connaissance, les évaluations sur les effets du tabagisme sont faites en équilibre partiel, en n’analysant pas les substitutions possibles. Dans ce grand classique de l’économie des quatre dernières années, les auteurs s’amusaient de constater que l’interdiction du tabagisme dans les lieux publics pourrait avoir pour effet l’accroissement de la consommation d’alcool chez les jeunes, avec des conséquences néfastes, notamment en matière de sécurité routière. Plus globalement, donc, peut-on contenir les addictions ?
En d’autres termes, on peut s’interroger sur une politique de lutte contre le tabac qui soit principalement axée sur la hausse du prix du paquet. Au stade où nous en sommes en termes de prix du paquet, on devrait s’interroger sur l’effet que peuvent encore avoir les hausses de taxes. Pendant des années, on a mis en avant des pays comme les États-Unis (les grandes métropoles en particulier), la Grande Bretagne ou la Suède. La réalité est que le prix du paquet de cigarettesn’y est désormais guère plus élevé que chez nous, comme on peut le constater ici. Je n’ai pas fait de corrections en rapport avec le niveau de vie, mais si dans l’État de New York le paquet de Marlboro est à 9€ est qu’il est à 6,20€ en France, il n’est pas absurde de considérer qu’à consommation identique, la part du budget allouée au tabac par un fumeur new yorkais est plus faible que celle consacrée par son homologue bordelais. La question qui se pose est donc : que valent les mesures d’élasticité prix à ces niveaux de prix ? Après tout, on ne les a jamais atteints. Que sait-on de nos préférences en matière de tabac ? Y a-t-il une linéarité dans la valeur des élasticités pour un produit dont la consommation répond à des motifs variés ? Qui sont les gens qui fument encore à plus de 6€ le paquet ?
De ce point de vue, la cour des comptes a probablement raison d’insister sur les autres mesures anti-tabac que sont la prévention et le soutien au décrochage qui, selon elle, sont en grande partie responsables de la baisse de la prévalence du tabac dans d’autres pays comparables.
(Bilan : 3 clopes fumées pendant la rédaction de ce billet. Je souffre, j’ai besoin qu’on m’aide, ne m’abandonnez pas. Didier, seras tu mon sauveur ?)
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