Le salaire des dirigeants d’entreprises (et un peu de foot, aussi)

Philippe Martin consacrait son Rebonds de lundi dernier aux salaires des dirigeants d’entreprise. Son analyse s’articule autour d’un récent article de Xavier Gabaix et Augustin Landier, dont l’argument principal a été présenté récemment sur Telos, expliquant la récente très forte hausse des salaires patronaux d’une façon très intéressante. Ces travaux de Gabaix et Landier avaient déjà suscité des débats aux USA, avec notamment cet article du New York Times ou cette chronique de Gary Becker.

Au cours des dernières années, les salaires des dirigeants de grandes entreprises ont considérablement augmenté, tout particulièrement aux USA et en Grande-Bretagne, au point d’atteindre des niveaux invraisemblablement élevés et de susciter des polémiques : comment une seule personne peut-elle gagner autant d’argent? Comment se fait-il que même dans des entreprises mal gérées, les dirigeants reçoivent des rémunérations aussi élevées?

L’idée générale pour répondre à cette question, c’est qu’il s’agit de problèmes de gouvernement d’entreprise. Les dirigeants, qui se cooptent dans les conseils d’administration, sont parvenus à obtenir sur le dos des actionnaires et des autres parties prenantes de l’entreprise des salaires très élevés, en profitant de leur position préférentielle. De tels salaires traduisent donc une faille du système.

Mais est-ce forcément le cas? C’est là qu’interviennent Gabaix et Landier. Leur idée de départ est simple : depuis le début des années 80, les salaires des dirigeants aux USA ont été multipliés par 6; dans le même temps, la capitalisation boursière des entreprises a elle aussi été multipliée par 6. Est-ce une coincidence? Ils ont alors conçu un modèle dans lequel des entreprises sont en concurrence pour recruter un nombre limité de dirigeants classés par compétence décroissante. Ils montrent que dans ces circonstances, la hausse de la capitalisation boursière des entreprises fait mécaniquement augmenter les salaires des dirigeants. Lorsque la capitalisation boursière augmente, les enjeux financiers des décisions de gestion sont d’autant plus importants; dans ces conditions, des différences minimes de compétences entre dirigeants provoquent des écarts de rémunération énormes, car même une toute petite différence de compétence peut avoir un effet se chiffrant en millions de dollars dans une entreprise à très forte capitalisation boursière.

Toute la beauté de l’analyse de Gabaix et Landier est là : elle explique des écarts de salaires énormes à partir de différences de compétence minime. Dans leur modèle, si on mettait le meilleur dirigeant dans la 250ème entreprise, la valeur de celle-ci n’augmenterait que de 0,014%. Mais le simple fait que ce meilleur dirigeant exerce ses compétences dans la première entreprise produira, étant donnée la taille de celle-ci, des gains considérables. Cette analyse fonctionne aussi pour expliquer les écarts de salaires des dirigeants selon les pays, en constatant que les marchés d’emploi de dirigeants sont plutôt locaux; dans des pays dont les capitalisations des entreprises sont plus réduites, les salaires des dirigeants sont plus faibles. Au passage, Landier et Gabaix égratignent les dirigeants d’entreprise français qui exigent d’être payés selon les standards anglo-saxons, alors que les capitalisations d’entreprises françaises ne le nécessitent pas.

Le modèle de Gabaix et Landier est intéressant, car il explique les salaires des dirigeants de la même façon qu’on peut expliquer les salaires des footballeurs (je vous avais dit qu’on parlerait de football aussi). Qui est le meilleur, de Zidane ou de Platini? Je pense que cette question pourrait susciter des débats interminables et passionnés dans “on refait le match”, sans arriver à une conclusion certaine. Une chose est sûre, par contre : Zidane, dans sa carrière de footballeur, a gagné beaucoup plus d’argent que Platini. Rien que l’année dernière, Zidane a gagné près de 15 millions d’euros (et ce n’était pas sa meilleure année); je ne pense pas que Platini ait gagné cela durant toute sa carrière sportive, même en ajustant pour l’inflation. Pourquoi de tels écarts? C’est qu’entretemps, diverses évolutions (multiplication des chaînes de télévision, développement des produits dérivés, mondialisation des campagnes publicitaires…) ont fait que le nombre de personnes susceptibles de bénéficier des services de Zidane et des autres footballeurs a explosé. Mais il n’y a toujours qu’un championnat en France, qu’une coupe du monde tous les 4 ans, qu’un petit nombre de très grands clubs; Par un phénomène bien connu des économistes (la rente ricardienne) cela produit une explosion des rémunérations des détenteurs de ces ressources non reproductibles (il n’y a qu’un seul footballeur le plus charismatique du moment) totalement indépendante de l’évolution de leurs compétences.

Pour Gabaix et Landier, en somme, l’évolution du salaire du président d’Exxon et celle des footballeurs est causée par la même chose : la demande, liée aux enjeux financiers que ces individus représentent. Quand une chaîne de télévision paie 600 millions d’euros pour un an de championnat de France de football, le nombre d’équipes concernées ne change pas, ni la qualité (parfois douteuse) des matches.

Ily a néanmoins quelques objections à formuler à ce raisonnement. Pour revenir aux dirigeants, il faut noter que si Gabaix et Landier montrent qu’il n’y a pas besoin de supposer des problèmes de gouvernement d’entreprise pour expliquer les salaires des dirigeants, cela ne veut pas dire que de tels problèmes n’existent pas. Comme le constate P. Martin, s’il suffit pour les dirigeants d’augmenter la capitalisation boursière de l’entreprise pour voir leur salaire augmenter, cela va les inciter à multiplier les fusions et acquisitions pour faire monter la taille de l’entreprise, quitte à ce que ces fusions échouent (ce qu’elles font d’ailleurs, dans les 2/3 des cas). Après tout, les premiers à avoir identifié le problème de divergence d’intérêts entre dirigeants et actionnaires des firmes, Berle et Means, faisaient de l’augmentation de la taille des entreprises l’une des façons dont les dirigeants satisfont leurs appétits de pouvoir au détriment de la rentabilité. Il est possible, après tout, que le parallèle entre capitalisation boursière des entreprises et rémunérations s’explique par un facteur commun : la mégalomanie des dirigeants. La carrière d’un Jean-Marie Messier chez Vivendi en constituant une illustration assez claire.

Mais il y a un autre problème. Si l’on admet que la hausse des salaires des dirigeants provient de la capitalisation boursière, pourquoi les salaires des autres employés des entreprises n’ont-ils pas fait de même? Certes, les dirigeants ont de l’importance; mais – et les économistes ne manquent pas de modèles pour le décrire, comme le modèle O-Ring – potentiellement, un très grand nombre de salariés, même ceux qui ne contribuent que marginalement à l’activité de l’entreprise peuvent aussi avoir un impact parfois dévastateur sur les résultats de l’entreprise. La littérature en management est riche de ces multiples cas dans lesquels un modeste rouage défaillant de la chaîne de production a provoqué une catastrophe. Il y a, dans ces questions autour des salaires des dirigeants, un mythe : celui du chef omniscient qui pilote sa machine. Mais le rôle d’un manager, ce n’est pas cela. L’une des réalités les mieux établies du management, c’est que le fait qu’il y ait quelqu’un à la place du manager compte infiniment plus que les décisions que celui-ci prend. Le dirigeant sert à légitimer les décisions, et sert de relais d’information; mais sa contribution à la performance de l’entreprise n’est pas significativement différente de celle de nombre d’autres salariés. Est-ce que parce que les bons dirigeants sont irremplaçables? Mais un dirigeant d’entreprise est beaucoup plus facile à remplacer que par exemple, un administrateur réseau ou un cadre commercial, ou un chef d’atelier, qui détiennent des compétences informelles indispensables. On peut faire beaucoup de reproches à un Forgeard, mais les retards de fabrication de l’A-380 sont le fait de tout un ensemble de contraintes envers lesquelles il n’avait aucun pouvoir. Pourquoi devrait-il être rémunéré comme s’il était seul responsable de la chute des cours liée à ce retard?

Il y a une mythologie du dirigeant, qui en fait un stratège des hautes sphères qui pilote son entreprise comme on conduit une voiture, sorte de leader omniscient dont la performance conditionne celle de tous les autres. Cette mythologie n’est d’ailleurs pas propre à l’entreprise : elle se retrouve en politique, ou l’on impute aux dirigeants des capacités qu’ils n’ont pas; dans le domaine militaire, ou l’on surestime le rôle des généraux en oubliant que le plus souvent, ils ne savaient pas ce qui se passait et que leurs ordres n’arrivaient que rarement à leur destinataire, et trop tard; dans le domaine de l’entreprise, ou l’on oublie un peu vite que les meilleurs dirigeants, comme un Jack Welch à General Electric, ont été ceux qui laissaient la plus grande autonomie à leur personnel; et dans le domaine sportif.

Regardez la couverture de tabloid qui illustre ce post : avec Sven-Goran Eriksson, les anglais avaient pour cette coupe du monde “le meilleur entraîneur du monde”. Ils avaient payé très cher pour cela : le salaire d’Eriksson était de 500 000 euros par mois, auquel s’ajoutait le fait qu’Eriksson considérait que ses secrétaires faisaient partie intégrante de son salaire, et pouvaient être consommées de la même façon. Il était, de loin, l’entraîneur le mieux payé de cette coupe du monde. Et pour quoi? Comme le constate Stumbling and Mumbling, Rehagel, entraîneur des grecs pendant l’euro 2004, était payé 490 000 euros par an; l’entraîneur Ukrainien, qui a conduit son équipe au même niveau que les anglais (avec des matches tout aussi insipides) travaillait gratuitement. Eriksson a multiplié les choix stupides, comme de faire venir dans son équipe de jeunes joueurs de deuxième division qui n’ont jamais servi à rien. L’équipe anglaise, sous sa direction, a produit une coupe du monde très décevante.

Bref, Eriksson a été un entraîneur médiocre et surpayé, mais cela correspond aux caractéristiques des dirigeants dans les pays anglo-saxons : les salaires sont extrêmement variables, sans que cela soit lié aux différences de performance individuelle ou aux compétences; dans le même temps, les rémunérations des plus riches augmentent considérablement. Tout se passe comme si l’on considérait que des dirigeants peuvent produire des effets spectaculaires sur les entreprises, et que pour attirer ces génies qui font la différence, il faut les payer très cher. Mais y-at-il autre chose que le mythe du chef derrière cette idée?

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Alexandre Delaigue

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5 Commentaires

  1. Voilà une question que Kirk Kerkorian a dû se poser ; j’imagine que pour le principal actionnaire de General Motors, la réponse était positive.

  2. A GM, la question n’est pas un problème de dirigeants. De la même façon que le meilleur mathématicien du monde ne peut résoudre le problème de la quadrature du cercle, le meilleur dirigeant du monde ne peut pas résoudre les problèmes de GM. Ce qui intéresse Kerkorian, c’est une recapitalisation payée par d’autres que lui…

  3. Très bon billet.
    Mais à mon avis, le mythe du grand chef n’explique pas les différences de rémunération, il cherche à les justifier. L’explication c’est avant tout le copinage (au sens large). Autrement dit, l’explication est sociologique, la justification idéologique est économique.

  4. Dans le même ordre d’idée, l’article d’Olivier Godechot sur les bonus des salariés de la finance est également très intéressant. C’est un peu la même idée derrière : le bonus est fonction du pouvoir de nuisance du salarié. Les exemples choisis dans l’article sont assez parlant. Ici, ce sont bien les salariés qui ont du pouvoir et non pas seulement les PDG comme dans l’idée de Gabaix et Landier

    olivier.godechot.free.fr/…

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