Le niveau baisse. Mais, du coup il monte

L’idée que la démocratisation scolaire est une bonne chose bute le plus souvent sur le même argument : le niveau baisse, on le voit bien en regardant le niveau moyen des élèves qui arrivent à un degré donné. Les élèves de terminale d’aujourd’hui sont moins bons que ceux qu’on connaissait dix ans en arrière. Et c’est le cas à tous les niveaux d’études. Conclusion : la démocratisation scolaire est un leurre, les élèves sortent de l’école avec le même niveau qu’avant, ils ne font que rester plus longtemps à l’école sans y progresser. Ce qui est un gaspillage notoire. C’est pourtant une erreur. Exprimé simplement, l’idée est la suivante. Si des élèves qui n’accédaient pas aux niveaux d’études supérieurs y accèdent désormais, peu importe qu’ils y apprennent moins de choses que ceux qui y accédaient traditionnellement. Comparés à leurs aînés ou à leur équivalents dans un pays sans démocratisation scolaire, ils sont meilleurs que ce qu’ils auraient été sans démocratisation scolaire, ce qui améliorent le niveau d’ensemble du système scolaire. Dit comme cela, ce n’est pas forcément clair pour tout le monde. Illustration avec un peu d’arithmétique.

Pour faire simple, on suppose qu’on a deux types d’élèves qu’on appelle les bons (B) et les mauvais (M). Ce n’est pas très politiquement correct, mais c’est plus efficace (comme quand on parle des “vieux” dans les modèles à générations imbriquées). On a aussi deux niveau d’études (1 et 2).

Quand un bon est au niveau 1, il gagne 1 unité de capital humain (connaissances). Le mauvais gagne aussi 1 unité. Au niveau 2, le bon gagne 3 unités et le mauvais gagne 2 unités. Cela traduit le fait que le bon est mieux armé pour le niveau d’études élevé, ce qui peut justifier a priori de le privilégier pour l’accès au niveau 2 et cantonner le mauvais au niveau 1.

On envisage deux options : démocratisation scolaire (tout le monde accède au niveau 2) et absence de démocratisation scolaire (seul B accède au niveau 2, M arrête la scolarité au niveau 1). On va comparer le capital humain dans deux économies, l’une caractérisée par une absence de démocratisation scolaire, l’autre appliquant celle-ci.

Sans démocratisation scolaire

Pour simplifier, on considère qu’il y a un B et un M au niveau 1 et un B au niveau 2.

Capital humain total au niveau 1 : 1 + 1 = 2. Capital humain au niveau 2 : 3.
Moyenne par élève au niveau 1 : 2/2 = 1. Moyenne niveau 2 : 3/1 = 3.
Capital humain tous niveaux confondus : 5. Moyenne globale : 5/3 = 1,66.

Avec démocratisation scolaire

La différence est que les M accèdent au niveau 2. Pour simplifier encore, on suppose qu’il y a un M et un B à chaque niveau.

Capital humain au niveau 1 : 1 + 1 = 2. Capital humain au niveau 2 : 3 + 2 = 5.
Moyenne niveau 1 : 2/2 = 1. Moyenne niveau 2 : 5/2 = 2,5.
Capital humain tous niveaux confondus : 7. Moyenne globale : 7/4 = 1,75.

Bilan

La démocratisation scolaire conduit à :
– une hausse du niveau total de capital humain, de 5 à 7.
– une baisse du niveau moyen par élève du niveau 2, de 3 à 2,5. La moyenne du niveau 1 ne change pas.
– une hausse du niveau moyen de capital humain dans l’économie, de 1,66 à 1,75.

Le niveau des élèves a beau baisser au niveau 2, la démocratisation scolaire est une bonne option, car elle permet à des individus d’accumuler davantage de capital humain qu’auparavant.

Remarques

En réalité, ce résultat ne prouve pas que la démocratisation scolaire soit toujours bonne. Il s’agissait simplement de montrer qu’il est possible d’avoir une baisse du niveau moyen à tous les niveaux qui accueillent ceux qu’on a appelé les mauvais et une hausse du niveau moyen de l’économie. En changeant les rendements de façon adéquate, on peut trouver une baisse de la moyenne d’ensemble (mais pas du niveau total de capital humain, comme on le rappelle plus bas).

En réalité, ce point dépend des écarts de rendement entre bons et mauvais et du rendement obtenu par les mauvais au niveau 2. Si le rendement obtenu par les mauvais est trop faible au niveau 2 par rapport aux bons, la moyenne d’ensemble peut baisser. Et si le rendement au niveau 2 des mauvais est peu supérieur à celui obtenu au niveau 1, la moyenne baisse aussi. On pourrait généraliser ce calcul avec un nombre quelconque d’élèves et des rendements non fixés a priori, pour étudier les conditions d’une hausse du niveau d’ensemble. Ce n’est pas très compliqué (mais un peu lourdingue à rédiger avec un clavier, je le ferai peut-être…).

Quoi qu’il en soit, il faut aussi garder à l’esprit que le niveau de capital humain par tête est important, mais le niveau global seul est aussi important, comme on le voit dans les fonctions de production typiques. En d’autres termes, en laissant de côté les bons, on constate simplement que le niveau moyen des mauvais a crû. Ils sont donc plus productifs, ce qui est globalement positif.

D’autre part, l’estimation des rendements en question doit s’entendre nette du coût, évidemment. Dans la réalité, si l’on suit Eric Maurin qui a évalué le rendement de la démocratisation scolaire, ses gains sont réels.

Conclusions

Quand on parle de niveau, c’est toute la structure qu’il faut observer. Les enseignants qui constatent années après années la baisse du niveau sont victimes d’un biais d’observation. Contrairement à leurs élèves qui eux évoluent, ils comparent des élèves différents toujours au même niveau. Idéalement, ils devraient monter en niveau eux aussi. Abstraction faite des idées préconçues qu’on se fait sur le niveau que devraient avoir les élèves à tel ou tel degré d’études, une telle évolution donne déjà une vision bien différente. Mais tôt ou tard, on ne peut plus monter. 🙂

PS : le vendredi, plus encore que les autres jours, j’ai du mal à relire ce que j’écris. Si vous constatez une erreur de calcul, désolé…

Share Button

10 Commentaires

  1. "Contrairement à leurs élèves qui eux évoluent, ils comparent des élèves différents toujours au même niveau. Idéalement, ils devraient monter en niveau eux aussi."

    Oui, et là il y a soit un vrai problème de GRH dans les universités soit un problème de définition des missions de ces dernières. Je résumerais les choses ainsi (je me base sur mes observations en SHS). Le recrutement des enseignants-chercheur continue à se faire essentiellement sur des critères de recherche et, la compétition entre docteurs aidant, le niveau d’exigence tend à monter : nombre et qualité des publications, etc. Bref, nous recrutons sur des critères d’excellence en matière de recherche. Mais une majorité d’étudiants (en licence notamment), même si elle est meilleure que si elle n’avait pas fait d’études du tout, est de plus en plus éloignée du niveau requis pour la recherche. Pire, elle vient bien souvent à l’université par défaut (il y a des études très précises là-dessus pour les publics d’AES, de sociologie… qui auraient voulu faire des BTS, des DUT mais n’ont pas été pris) et ne comprend même pas que l’on puisse éprouver de l’intérêt pour toutes les questions "théoriques" qui passionnent les chercheurs et sur lesquelles ces derniers ont été recrutés. Du coup ces derniers se sentent dévalorisés par leurs étudiants. Des discussions de couloir montrent l’existence d’une vraie souffrance… Et je pense qu’elle ne pourra qu’augmenter car l’écart se creuse. Les propos de François Hollande en cours de campagne sur le fait que les meilleurs élèves de chaque lycée devraient trouver des places dans les classes prépa (et donc ne surtout pas aller à l’université) ne sont pas rassurants de ce point de vue. On voit donc s’installer une injonction paradoxale (dont on connait les effets pathogènes) : soyez d’excellents chercheurs et en même temps occupez-vous des étudiants les moins bons et les plus éloignés de la recherche (puisque même si ce n’est bien sûr pas dit comme cela tout fonctionne comme si la mission de l’université était désormais d’« accommoder les restes », c’est-à-dire de prendre en charge tous les étudiants dont les autres établissements d’enseignement supérieur ne voudraient surtout pas !). Ceux d’entre nous qui disposent des ressources psychologiques font face et trouvent des solutions. D’autres, telle cette collègue que j’avais au téléphone et qui avait obtenu un détachement d’un an pour ne faire que de la recherche, pleurent presque à l’idée de devoir revenir enseigner à l’université.

  2. Pour rebondir sur le commentaire precedent, la recherche montre qu’un fraction non negligeable des eleves de premier cycle universitaire a des rendements negatifs (cf. Cunha, Heckman, etc). Cela justifierait donc une selection (minimale) a l’entree pour eliminer au moins les bac pro et techno qui ont des chances de reussite tres faibles (surtout les premiers). On pourrait aussi envisager d’ouvrir des filiere de type BTS non selectives dans les universites.

    Par ailleurs, bon courage a vous. Les deux premieres annees de licence ne sont effectivement pas un environnement tres rejouissant.

    Dernier point: pourquoi divise par trois puis par 4 dans l’exemple numerique pour obtenir le capital humain par tete dans l’economie? Vu comme je comprend l’exemple, un meme eleve complete le niveau 1 et 2, non? Donc il faut diviser uniquement par les sortants, soit 2. Mais sans doute n’ai-je rien compris…

    Quoi qu’il en soit, merci pour l’article, et desole pour les accents…

    Réponse de Stéphane Ménia
    En fait, je divise par le nombre d’élèves en cours de formation à chaque fois. C’est supposé donner le capital humain moyen en fin d’année scolaire, à un instant t.

  3. @Anthropiques : c’est tellement vrai… Se dire alors que le métier d’EC est différent de ce qu’il était. Et continuer de chercher l’étincelle dans l’oeil de l’étudiant/e qui, lui/elle, sait pourquoi il/elle est là. Parce que celui-ci/celle-là existera toujours, hopefully.

    Réponse de Stéphane Ménia
    Dans quelle mesure le fait de continuer à défendre un statut d’enseignant-chercheur systématique ne conforte pas le cercle vicieux que souligne Anthropiques (faire de la recherche parce que c’est ce qui est valorisé administrativement pour finir par s’adresser à des étudiants qui ne seront pas chercheurs et se foutent de savoir que vous avez des publis dans les revues phare) ? Je ne connais pas tous les détails du sujet, mais la division du travail des enseignants nord-américains me semble bien plus épanouissante pour tout le monde, de ce point de vue.

  4. Bonjour,

    Une scolarisation plus longue des "mauvais" dans un système scolaire repoussant l’apprentissage des savoirs-faire et savoirs-êtres aux niveaux supérieurs ne garantit pas nécessairement un accroissement qualitatif de leur capital humain. D’autre part, cela laisse peu de temps aux "bons" de combler leurs lacunes au regard des générations précédentes, une fois entrés dans l’enseignement supérieur. Leur capital humain peut ne pas suffire au regard des attentes actuelles de nos économies.
    Le système actuel de l’éducation nationale n’est certainement pas optimal pour répondre à une masse hétérogène d’élèves. Une refonte des dispositifs d’aide à l’orientation des élèves dans un schéma de valorisation et d’imbrication de l’intellect et de la technique (les voies professionnelles aspirant à plus de reconnaissance) est urgente.

    Réponse de Stéphane Ménia
    Joli troll, bravo.

  5. Sauf erreur, vous partez d’une idée qui n’est pas évidente:

    – Celui que l’éleve nul puisse apprendre quoique ce soit en année 2.

    Et je ne compte pas non plus le fait que l’éleve nul puisse oublier ce qu’il a appris en année 1

    Enfin, la réflexion est basique, mais mérite d’être postée:
    Vaut-il mieux avoir moins de personnes "intelligentes" ou plus de personnes "moyennes" pour le bien de l’humanité ?

    Réponse de Stéphane Ménia
    Si vous aviez bien lu, vous auriez noté que c’est un exercice arithmétique qui pose la possibilité d’une baisse du niveau moyen de chaque degré et d’une hausse du niveau d’ensemble. Mais peut-être que vous ne pouvez pas apprendre plus dans la classe supérieure ? Plus sérieusement, pour les données empiriques, je vous suggère de lire Maurin. Et j’ai moi-même ma petite expérience de terrain. Un bac pro qui prépare un BTS apprend très souvent des choses, par exemple.

  6. Ce n’est pas très difficile à visualiser quand on se rend compte qu’on a un système ouvert. Quand on compare deux ensembles de taille différente, la moyenne peut changer dans une direction et le total dans l’autre direction.

    Par exemple, la profondeur moyenne des océans est plus haute que la profondeur moyenne de tous les plans d’eau (lacs et océans compris), mais le volume total est plus élevé quand on ajoute les lacs.

  7. PS. Dans le même genre, il y a la relation entre vitesse de phase et vitesse de groupe d’une onde (ce sont deux moyennes qui diffèrent, la seconde peut dépasser la vitesse de la lumière).

    Pour en retourner à l’école, la démocratisation a un autre impact, qui est qu’elle crée des classes de niveau plus hétérogène (ce qui est tempéré par le fait que l’école est imposée suivant le lieu de résidence). Le niveau d’exigence, qui suit le niveau moyen de la classe (voire le décile du bas, puisque c’est là que les profs doivent concentrer leurs efforts pour éviter les redoublements), baisse donc.

  8. "Si des élèves qui n’accédaient pas aux niveaux d’études supérieurs y accèdent désormais, peu importe qu’ils y apprennent moins de choses que ceux qui y accédaient traditionnellement. Comparés à leurs aînés ou à leur équivalents dans un pays sans démocratisation scolaire, ils sont meilleurs que ce qu’ils auraient été sans démocratisation scolaire, ce qui améliorent le niveau d’ensemble du système scolaire. Dit comme cela, ce n’est pas forcément clair pour tout le monde."

    C’est tellement évident que je ne vois pas comment même l’arithmétique la plus simple pourrait rendre cela encore plus clair.

    Pour illustrer avec un exemple : j’étais nul en sport à l’école. J’avais zéro dans toutes les disciplines (sauf au lancer du poids où j’ai eu la moyenne au baccalauréat, parce qu’il fallait écouter humblement les conseils du prof et faire comme il disait, pas foncer sans réfléchir comme les bons élèves qui croyaient que leur imposante musculature les dispensait d’écouter la théorie)

    Cela ne veut pas dire que je n’ai tiré aucun bénéfice du fait d’avoir fait du sport à l’école. D’ailleurs je ne regrette pas du tout d’en avoir fait. Et je ne ressens aucune honte à avoir fait baisser le niveau moyen, si on compare avec l’époque où seuls ceux qui étaient à la fois doués et motivés accédaient aux salles de sport.

    J’ai eu zéro en natation au bac, mais c’était uniquement à cause de mon chrono. L’essentiel c’est que j’ai appris à nager, ce qui peut suffire pour éviter la noyade. Alors que savoir nager plus vite que les autres, cela sert uniquement à échapper aux requins ou à gagner des médailles, mais par définition on ne pourra jamais apprendre cela à tout le monde.

    Derrière ce problème se pose donc la question de la finalité de l’éducation : amener tout le monde le plus haut possible où sélectionner une élite juste assez nombreuse pour pourvoir les offres sur le marché du travail à un instant T ?

    J’ai toujours soupçonné ceux qui déplorent la baisse du niveau moyen dans les salles de classe de ne pas partager mes vues sur les finalités légitimes de l’éducation.

  9. Le constat est intéressant et nuance bien l’argument cité en introduction.

    Cela dit, le calcul part du principe qu’un élève mauvais qui ne poursuit pas d’études supérieures a un capital humain de 0, ce qui est discutable. Tout dépend de ce qu’on appelle capital humain, mais par exemple, si l’élève en question peut utiliser son temps plus efficacement qu’il ne l’aurait fait dans des études supérieures qui ne l’intéressent pas, il peut en dégager un capital humain supérieur. On peut penser par exemple à l’orientation vers l’art ou l’artisanat, l’auto-entrepreunariat du web, etc.

    Réponse de Stéphane Ménia
    Vous n’avez pas tort. Le mauvais qui arrête a 1, pas 0. Il faudrait rajouter 2 à chaque fois pour avoir le capital humain moyen de l’économie, pour prendre en compte l’année de niveau 1 de toute le monde. Je me suis emmêlé les pinceaux entre intergénérationnel et “international”. Là, ça ne mesure que le capital humain des sortants ou le capital humain acquis dans l’année. Ce qui à vue de nez ne change pas l’argument, mais est peu cohérent avec la présentation.

  10. un dernier point que je n’ai pas vu évoquer.
    Les tenants de la théorie du niveau qui baisse sous-entendent je crois souvent que le capital humain acquis par les bons en niveau 2 baisse si les mauvais y accèdent aussi (ud fait des dégradations des conditions d’enseignement).

    On serait dans le cas où, si B et M en niveau 2, alors M gagne 2 mais B ne gagne plus 3 mais 2,5.

Commentaires fermés.