Amis lecteurs, bonjour. Aujourd’hui, et dans sa grande bonté, le blog d’Econoclaste vous fait gagner la somme de 321,5 millions de dollars. Comment faire? C’est très simple. Il vous suffit de lire la suite de ce message. Vous êtes prêt? Alors, allons-y.
Voici le portrait d’Adèle Bloch-Bauer, de Gustav Klimt :
Voici le garçon à la pipe, de Picasso :
Et voici le portrait du docteur Gachet, de Van Gogh :
Ces trois tableaux sont les oeuvres d’art les plus chères de l’histoire. Le Klimt a été acheté par Ron Lauder pour 135 millions de dollars il y a quelques jours. Le Picasso a été vendu pour 104 millions de dollars en mai 2004. Quant au Van Gogh, il a détenu le record de l’oeuvre d’art la plus chère de l’histoire pendant 14 ans, pour 82,5 millions de dollars après avoir été acheté par M. Saito, un industriel japonais, en 1990 (lequel Saito avait acheté, quelques semaines auparavant, le Moulin de la Galette, de Renoir, pour 78 millions de dollars, ce qui a fait de lui pendant un temps le détenteur des deux tableaux les plus chers du monde). Faites les comptes : vous êtes en train de contempler 321,5 millions de dollars. Profitez-en : vous n’aurez jamais aucun autre moyen de contempler ce spectacle autrement que sous cette forme. Il faudrait détenir cette somme pour ce faire; vous pouvez donc un bref instant, vous mettre dans la peau de l’heureux détenteur de 321,5 millions de dollars de tableaux. Vous pourrez peut-être aller voir le tableau de Klimt dans le musée de R. Lauder à New York; mais les deux autres oeuvres resteront peut-être à jamais dans la collection de leurs acheteurs privés. Il existe bien un portrait du docteur Gachet, attribué à Van Gogh, au musée d’Orsay : mais il est d’une qualité nettement inférieure, et n’est peut-être même pas une oeuvre originale (vous pouvez aller comparer les deux oeuvres ici).
De telles oeuvres d’art sont intéressantes, comme le rappelle John Kay, parce qu’elles posent le problème économique dans sa forme la plus brutale. Le problème économique, c’est celui de l’allocation des ressources rares. Or il n’y a pas plus rare qu’un tableau de maître, qui est une oeuvre unique. Il y a par contre un très grand nombre d’allocations possibles, et un très grand nombre de mécanismes potentiels pour déterminer cette allocation. Le Van Gogh et le Picasso ont fait l’objet de ventes aux enchères; le Klimt a été vendu directement à Ron Lauder pour être exposé dans son musée, car ses propriétaires souhaitaient éviter qu’il ne disparaisse dans une collection privée. Tous ces tableaux appartiennent désormais à des propriétaires privés.
On peut se demander si cette allocation d’oeuvres d’art exceptionnelles à des personnes privées est satisfaisantes. Leur place ne serait-elle pas plutôt dans un musée, pour que tout un chacun puisse les admirer? Pourquoi le portrait du docteur Gachet se trouve-t-il dans un entrepôt blindé de la banlieue de Tokyo, plutôt qu’au musée d’Orsay, à côté de sa (pâle) doublure? Le mécanisme de marché, l’allocation privée de ces ressources, sont-ils satisfaisants? Ne faudrait-il pas plutôt des achats publics? Car il existe deux types de mécanismes pour allouer les ressources : Le mécanisme de marché, impersonnel et décentralisé, et le mécanisme politique, centralisé et hiérarchique. Le mécanisme étatique n’aurait-il pas été meilleur?
C’est que pour ces oeuvres, l’Etat a joué un rôle : et il n’a rien de très glorieux. Le Van Gogh, comme toutes les autres oeuvres de l’artiste, n’a eu aucun succès à son époque, n’a été conservé que parce que la belle-soeur de Van Gogh espérait, après sa mort, en retirer un bénéfice. Il a été acheté par un industriel allemand, qui l’avait donné à un musée à Francfort. Les nazis, pour lesquels Van Gogh était un peintre décadent, on fait retirer le tableau du musée; il a été confisqué par Goering, qui l’a revendu à un réfugié juif aux USA. A la mort de celui-ci, le tableau a été vendu aux enchères. Le Klimt a connu un destin proche : il avait initialement été commandé par un industriel juif viennois. Lors de l’Anschluss, il a été confisqué avec de nombreuses autres oeuvres par le dirigeant nazi Reinhard Heydrich. Il se trouvait depuis la fin de la guerre dans un musée à Vienne, qui a dû le restituer après un procès aux descendants des propriétaires initiaux.
On peut penser que le comportement des nazis était extrême; mais le bilan étatique en matière artistique n’a jamais été très brillant. Ce sont les collectivités locales qui ont rasé, au 19ème siècle, la plupart des églises romanes de France pour les remplacer par des édifices “modernes” et dépourvus du moindre attrait. Aujourd’hui, la censure artistique règne sous la forme de subventions dont le versement dépend de processus politiques opaques, n’ayant qu’un rapport lointain avec la qualité réelle des oeuvres, mais beaucoup à voir avec la proximité avec le pouvoir. Si ces mécanismes avaient prévalu à l’époque de Van Gogh, aucune de ses oeuvres ne nous serait parvenue.
Par ailleurs, les processus politiques ne sont guère satisfaisants lorsqu’il s’agit d’allouer les ressources rares. Actuellement, se tient la coupe du monde de football, en Allemagne. Qui se souvient de la façon dont cette coupe du monde a été octroyée aux allemands? Lors du conseil de la FIFA qui devait décider du lieu, l’Allemagne l’a emporté par une voix de majorité contre l’Afrique du Sud. Un seul représentant s’est abstenu : le Néo-Zélandais Charles Dempsey, que l’on s’attendait à voir soutenir l’Afrique du Sud. En cas d’égalité, c’est la voix du président Blatter, qui avait voté pour l’Afrique du Sud, qui aurait dû l’emporter; l’abstention de Dempsey a donc à elle seule offert la coupe du monde à l’Allemagne. Il a déclaré par la suite avoir subi de très importantes pressions, et a démissionné la semaine après le vote. La FIFA est une organisation impeccablement démocratique, dans laquelle chaque fédération nationale, quelle que soit sa taille, dispose du même nombre de voix. Elle est le prototype, datant de plus d’un siècle, avec une autre organisation sportive, le Comité international olympique, de l’organisation non gouvernementale : indépendante des pouvoirs des gouvernements, indépendante des pouvoirs marchands (le A signifie amateur, et la FIFA est une organisation à but non lucratif). Elle est en même temps corrompue, dirigée de façon autocratique, sans la moindre transparence; le CIO ne vaut pas mieux. On lira cet article pour se faire une idée.
Pour les économistes, le fonctionnement de la Fifa n’est guère étonnant : il s’agit d’une pure illustration de la théorie du public choice, Que SM avait évoquée il y a quelques temps ici dans son message consacré à l’économie politique. Les économistes savent, depuis Kenneth Arrow, qu’il n’existe pas de processus politique cohérent susceptible d’aboutir à une allocation satisfaisante des ressources. Ils peuvent aussi expliquer en quoi le mécanisme de marché, sous forme d’enchères au second prix (dont le mécanisme est utilisé par les salles de ventes ayant vendu ces tableaux), présente lui des propriétés satisfaisantes. Ces enchères satisfont le vendeur, dans la mesure ou elles lui permettent à coup sûr d’obtenir le meilleur prix possible pour ses biens. Nous pouvons trouver le prix de ces tableaux disproportionné : mais les économistes peuvent dire qu’il s’agit d’un juste prix, au sens d’un prix qui traduit la valeur que les acheteurs associaient à ces oeuvres.
Il reste quand même un problème. Le mécanisme de marché, comme on l’a dit, est impersonnel : savoir qui obtient quoi lui est indifférent. Or il est difficile d’être indifférent dans le cas de ces oeuvres. On peut trouver légitime qu’un entrepreneur comme Ron Lauder, dont les produits satisfont quotidiennement des millions de personnes (et encore : j’imagine que des gens trouveront odieux de faire fortune en vendant des cosmétiques…), qui est un amateur d’art éclairé, achète une oeuvre unique et exceptionnelle pour un musée dans lequel chacun pourra l’admirer; on peut admettre aussi que les gens qui se sont enrichis en rendant des services aux autres puissent s’offrir des oeuvres d’art, même si le prix à payer est de voir ces oeuvres disparaître de la vue du grand public. Mais dans le cas du portrait du docteur Gachet, l’acheteur Saito était simplement l’héritier de l’entreprise paternelle, qu’il a mise au bord de la banqueroute; quelques années plus tard, il a fait l’objet d’une condamnation à de la prison pour corruption. La contribution de cet individu à l’humanité avoisine le zéro, et il reste pourtant le détenteur de deux des plus grandes oeuvres d’art de l’histoire, qui sont stockées dans un entrepôt en banlieue de Tokyo.
Etant impersonnel, le mécanisme de marché ne fait pas la différence entre un Lauder et un Saito, entre un amateur d’art et un simple ruffian égocentrique, entre un entrepreneur de talent et un escroc. Si Saito n’avait pas enchéri d’un million de dollars de plus, le Van Gogh aurait été acquis par le second enchérisseur, en toutes probabilités un armateur grec; lors de l’enchère, cela n’aurait fait qu’une différence minimale; pour le grand public aussi, le tableau aurait lui aussi disparu.
Les débats sur la majorité des problèmes économiques sont le plus souvent présentés comme une opposition frontale entre l’Etat et le marché. Les uns privilégient les allocations marchandes, faisant de leur anonymat une vertu; les autres préfèrent l’intervention publique, considérant que l’Etat défend toujours l’intérêt général. Ce que nous montrent ces trois tableaux, c’est que les uns et les autres privilégient l’accessoire et oublient l’essentiel. Ni l’Etat, ni le marché, n’ont donné un bon résultat pour allouer ces tableaux. L’Etat parce que les modes artistiques d’une époque ont failli condamner ces oeuvres à la destruction ou à l’oubli; le marché parce qu’il ne sait pas faire la différence entre un Saito et un Lauder. Le résultat et l’efficacité d’allocations par le marché ou par l’Etat dépendent crucialement d’institutions, de traditions, de phénomènes que nous comprenons extrêmement mal.
Pour relativiser tout cela, en tout cas, une petite remarque : comme le faisait remarquer Tyler Cowen, les 100 millions de dollars qui ont servi à acheter le Picasso représentent le coût… D’une journée d’occupation des troupes américaines en Irak.
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L’application du mécanisme de marché à des produits/services de plus en plus diversifiés, et à la limite unique, est l’un des mécanismes de base de l’économie moderne. Ça ne me choque pas.
A condition qu’il soit compensé par une redistribution du patrimoine pour l’intérêt public : l’imposition progressive sur la fortune.
Actuellement "Quelque soit leur nature, les oeuvres d’art ne sont pas assujetties à l’impôt de solidarité sur la fortune (I.S.F.)." http://www.ac-conseils.com/valeu... (sic) ; c’est supposé protéger l’intérêt public français (que les oeuvres restent en France) mais quel intérêt y a-t-il pour les 60 millions de Français à ce qu’un 60 millioniène possède l’oeuvre ? (oui, l’imposition sur les successions … mais d’ici là …).
Il me semble que les oeuvres d’art devraient être taxées au même taux que le reste, mais que la fraction de l’ISF afférente pourrait être payée sous forme de mise à disposition de l’oeuvre pour le grand public (par exemple, au taux de 2%, 7 jours/an de prêt à un musée national).
Je me sens mal à l’aise avec cette idée selon laquelle il n’existerait rien entre des individus et des états.
Comment intégrer à cette réflexion les comportements de capitalisme familiaux par lesquels un groupe d’hommes revendique selon des règles qui lui sont propre la propriété indivisible du patrimoine du clan ?
Euh…
Question naïve mais qui pourrait peut-être appeler une réponse intéressante: ne suprimerions-nous pas de grands effet pervers du capitalisme (le manque d’égalité devant la réussite) en supprimant l’héritage?
Oui, oui, je sais, le capital est mobile et irait s’éxiler là où on l’ennuierait le moins… Alors on va dire que l’héritage est supprimé PARTOUT DANS LE MONDE: est-ce qu’un économiste serait capable de faire une projection rapide des conséquences que cela entrainerait?
Pour une bonne illustration de l’incurie de l’Etat en matière de politique culturelle, allez faire un tour au musée du Quai Branly. C’est une salle des ventes, et non un musée dont l’objectif serait d’éduquer le public. Les élites dirigeantes y donnent à voir leur conception totalement ethnocentrique de l’Autre : ce dernier est réduit à des objets qualifiés "d’objets d’art" (guillemets pour constester une conception universelle de l’art, et non la beauté subjective des objets) qu’il est strictement impossible de restituer dans leur contexte.
@ FredericLN : l’intérêt n’est pas tant de voir les oeuvres "rester en France" que d’inciter des personnes privées à acheter des oeuvres d’art; il serait amha très malsain que la rémunération des artistes dépende uniquement du ministère de la culture. Après, la question de savoir si l’art doit être encouragé est distincte; mais ce genre d’avantages fiscaux me semble une façon intelligente de le faire. Je doute par ailleurs que cela coûte grand-chose.
@Jo : oui, c’est d’ailleurs l’objet du post, cela tombe bien, n’est-ce pas?
@Bernouilly : là par contre, c’est très hors sujet, et exigerait une réponse longue, qui n’a pas sa place dans les commentaires de ce post. A priori néanmoins, il me semble que sauf à interdire tout don, une telle mesure est irréalisable. J’ajouterai pèle mèle que "manque d’égalité devant la réussite" est un magnifique oxymoron. Je suppose que vous voulez parler "d’égalité des chances". Mais celle-ci est infiniment plus grande dans un système ou la réussite se mesure à l’argent que dans un système ou elle dépend de l’appartenance à un parti, de caractéristiques physiques, ou de quartiers de noblesse héréditaire. Le manque d’égalité des chances n’est en aucun cas un problème capitaliste, ce serait plutôt l’inverse.
@Max Weber : je n’ai pas visité le musée du Quai Branly (je compte le faire à l’occasion). la dimension mercantile ne me dérange pas forcément; le musée de l’art Inuit de Quebec est l’un des endroits les plus remarquables que je connaisse (et c’est aussi un lieu de vente). Maintenant, une absence de contextualisation est certainement un problème si tel est le cas.
"il serait amha très malsain que la rémunération des artistes dépende uniquement du ministère de la culture." Bien d’accord, mais il ne s’agit plus de rémunérer ni Klimt, ni Picasso, ni van Gogh. L’argument ne vaudrait guère que pour des commandes à des artistes vivants.
Disons que c’est une façon d’encourager les amateurs d’art (oui, je sais). On peut toujours trouver contestable une exemption fiscale (même si en l’occurence, votre présentation d’une "obligation de présentation" pour payer l’impôt est originale); je ne trouve pas celle-là prioritairement scandaleuse.
Dans ce cas, peut-être que ce texte qui a un rapport peut-être un peu éloigné avec le sujet, pourrait intéresser :
remi.revues.org/document1…
Notamment de par le fait qu’il aborde le fait que les habitants d’une société ne sont plus désirés par elle pour leur force de travail
"Profitez-en : vous n’aurez jamais aucun autre moyen de contempler ce spectacle autrement que sous cette forme. Il faudrait détenir cette somme pour ce faire; vous pouvez donc un bref instant, vous mettre dans la peau de l’heureux détenteur de 321,5 millions de dollars de tableaux. Vous pourrez peut-être aller voir le tableau de Klimt dans le musée de R. Lauder à New York; mais les deux autres oeuvres resteront peut-être à jamais dans la collection de leurs acheteurs privés."
Il me semble pourtant que le code de la propriété intellectuelle stipule que le possesseur d’une oeuvre d’art ne peut s’opposer à sa communication au public.
Bien sûr, c’est à l’heureux propriétaire de fixer les conditions (matérielles et financières) de l’exposition – et celles-ci peuvent être rédhibitoires.
Cela découle des mêmes contraintes qui interdisent, par exemple, d’acquérir une oeuvre pour la détruire.
Oui. Donc vous ne pourrez jamais les voir qu’en reproduction, sauf le premier. Je ne comprends pas l’objection, là.
Il paraîtrait que Joseph Marcoulet le créateur Français de la première œuvre Top Art du monde, envisagerait de vendre sa sculpture qui pourrait devenir la plus chère de la planète. Celle-ci est visible sous ce lien
http://www.ucidomi.fr/lovetopstar/lovemobile.html
Un musée privé du moyen orient envisagerait de la lui acheter pour s’attirer des multitudes de visiteurs et une médiatisation mondiale.
Est-ce que la France un grand musée Français ou un riche collectionneur laisseront partir ce fleuron de notre patrimoine qui pourrait nous procurer les rentrées de devises et les emplois dont nous avons tant besoin ?