Plus sérieusement, cela nous rappelle que nous ne sommes pas débarassés de l’une des rhétoriques les plus idiotes du discours économique : le mercantilisme.
Connaissez-vous le roi Midas? ce personnage de la mythologie grecque s’était vu remettre par les Dieux le pouvoir de changer tout ce qu’il touchait en or. Hélas, il devait bien vite constater le caractère funeste de ce don : car s’il ne manquait pas d’or, il lui était impossible de manger, de boire, de faire quoi que ce soit, tous les biens qu’il cherchait à utiliser se changeant en or. Desespéré et proche de mourir d’inanition, il avait demandé aux Dieux qu’ils lui ôtent ce don. Le fait qu’une autre légende raconte que le roi Midas avait été affublé d’oreilles d’âne dit bien ce que les grecs pensaient de l’intelligence du personnage.
Il est assez consternant de constater que vingt-cinq siècles plus tard, la leçon de Midas n’a toujours pas été apprise, et qu’il y a encore des gens pour croire qu’un solde du commerce extérieur positif est une bonne chose pour un pays, et qu’à l’inverse, un solde négatif est une mauvaise chose appelant une réponse publique (en général sous la forme de quelques subventions vers ces grandes entreprises exportatrices qui se trouvent être propriétaires des grands quotidiens français, mais ce n’est certainement qu’une coincidence).
Vous ne voyez pas le lien entre le solde extérieur et le roi Midas? Pourtant, c’est exactement le même principe. Qu’est-ce qu’exporter? C’est pour une économie nationale se séparer de biens et services utiles pour recevoir en échange des morceaux de papier (appelés devises étrangères). Bien entendu, l’opération n’est pas inutile : ces morceaux de papier sont extrêmement pratiques parce qu’ils servent aux habitants du pays pour acheter des biens et des services à l’étranger, moins cher que s’il avait fallu produire ces biens et services importés sur le territoire national. Mais il faut bien comprendre que ce sont les importations qui enrichissent les habitants du pays en accroissant la quantité des biens dont ils disposent, et que les exportations n’ont aucun intérêt en soi : elles ne servent qu’à payer les importations. Un pays qui exporte plus qu’il n’importe tend donc à ressembler au roi Midas : c’est à dire qu’il se sépare de biens et de services, pour recevoir en échange des moyens de paiement dépourvus d’utilité puisqu’ils ne sont pas utilisés pour consommer. On appelle mercantilisme cette doctrine consistant à croire qu’un pays s’enrichit en exportant plus qu’il n’importe (il convient pour être juste de dire que le mercantilisme d’origine était un peu plus sophistiqué que cela et comportait quelques intuitions très intéressantes; hélas n’en est resté que le mercantilisme vulgaire, consistant à penser qu’on s’enrichit par les exportations).
L’éditorial du Monde est un véritable concentré des âneries que l’on peut dire sur le commerce extérieur. Cela commence par le fait que le solde négatif est “l’une des plus mauvaises performances jamais enregistrées”. Mauvaise? Mais en quoi est-il “mauvais” de recevoir plus qu’on ne donne en contrepartie? L’article nous l’explique immédiatement : avant la monnaie unique, cela aurait provoqué une “sévère crise du franc”. Trois remarques :
– “sévère” employé dans ce contexte est un anglicisme.
– la manie du “Monde” consistant à faire de l’euro la pierre philosophale est agaçante. Rappelons que l’économie française a connu un solde commercial négatif pendant près de 20 ans avant la période de solde positif commencée en 1993. Elle n’a pas connu durant cette période une crise du franc “sévère” en permanence.
– Il faudra qu’un jour “le Monde” explique comment on peut à la fois s’inquiéter d’un phénomène qui aurait provoqué une “baisse du franc” et dans le même temps s’inquiéter de la hausse de l’euro par rapport au dollar (pour ce dernier point, faire une recherche sur le site du journal pour le mot “dollar”). Soit avoir une monnaie qui baisse est une mauvaise chose, soit avoir une monnaie qui monte en est une mauvaise, mais les deux à la fois, c’est incompatible. (pour ceux qui lisent le Monde et donc n’ont jamais pu lire la réponse à cette question, ce qu’il faut, c’est que la parité de la monnaie nationale soit à un niveau correspondant à ses “fondamentaux” : baisses et hausses n’ont aucune pertinence sans prise en compte de cet élément).
Plus loin, l’éditorial nous explique que “les chiffres du commerce extérieur (…) sont un très bon indicateur des forces et des faiblesses d’une économie”. C’est le coup de grâce : décidément, nous avons affaire à un cas (sévère!) d’ignorance économique.
Supposons que l’année prochaine le taux de chômage en France soit divisé par deux et atteigne 5%. D’après la loi d’Okun, cela générerait pour l’année 2005 un taux de croissance de l’ordre de 12%. La majorité des gens verraient là un indicateur incroyablement positif pour l’économie française. Mais pour le commerce extérieur, ce ne serait pas une bonne chose : la croissance du revenu conduirait les français à acheter plus de produits importés, mais les étrangers ne connaîtraient pas la même hausse de demande de produits français, ce qui aboutirait à une plongée du solde commercial français. Le solde négatif serait dans ce cas un indicateur de très bonne performance économique française. A l’inverse, supposons un pays connaissant une crise de change : la plongée de la monnaie nationale provoquerait dans un premier temps un déficit commercial puis une excédent commercial (c’est la courbe en J). En bref, le solde commercial, loin d’être un “bon indicateur” des forces et faiblesses d’une économie, n’a aucune signification en la matière. Il faut noter que l’année 1993 durant laquelle le solde commercial français est devenu positif a été aussi l’une des plus mauvaises années de l’économie française depuis la fin de la seconde guerre mondiale (croissance négative). Qu’à l’inverse, l’année 2000, la meilleure pour l’emploi des 20 dernières années, a connu un solde extérieur négatif.
L’éditorial se conclut en nous expliquant que la croissance française est déséquilibrée car tirée plus par la consommation que par l’investissement ou les exportations. Heureusement, l’éditorial s’arrête là, sans nous expliquer en quoi consiste une croissance “équilibrée” (1/3 de chaque?) et en quoi dépendre des exportations pour celle-ci est une bonne chose. Plus de place pour rajouter une couche d’âneries probablement.
L’article principal du dossier se charge de nous rajouter la dose qui manquait. Cela commence par une magnifique confusion statistique. Les économistes calculent en effet ce qu’on appelle les “contributions à la croissance“. Supposons qu’une année la production nationale augmente de 2%. Ce supplément de production a pu être utilisé de 4 façons : exportations, consommation, investissement, ou stockage. La hausse de production de 2% est alors décomposée selon ses destinations. Par exemple, si la consommation représente la moitié du PIB, qu’exportations, stocks et investissements sont restés constants, on en déduit que la consommation a dû augmenter de 4% (2 divisé par 50%). Ce raisonnement ne fait que décrire un mécanisme d’utilisation de la production. Supposons une année durant laquelle la production nationale baisse, parce que plus personne n’achète les produits nationaux; il serait stupide de dire alors que la consommation a eu un effet négatif sur la croissance, mais que le stockage a eu un effet positif! Autre exemple : dans un pays, l’industrie automobile constate que le marché intérieur est très dynamique, et satisfait la demande nationale; en contrepartie, les ventes de véhicules à l’étranger diminuent (faute de véhicules en nombre suffisant). Il serait absurde d’interpréter cela comme le fait que les exportations, diminuant, ont eu un effet négatif sur la croissance économique. Il ne faut pas confondre une décomposition et une explication des causes d’un phénomène. C’est pourtant l’erreur que commet la journaliste en nous expliquant que le solde extérieur va “peser sur la croissance”, en appelant les “contributions à la croissance” les “moteurs” de l’économie. On nous explique ensuite que les exportations “créent des emplois” (indice : quand vous lisez une phrase dans un article qui contient “ça crée des emplois”, c’est une ânerie : ceci est l’une des lois les mieux vérifiées du discours économique). Certes. Mais payer des gens pour creuser des trous et les reboucher aussi. La France “perd des parts de marché”. Quelle surprise! l’économie mondiale a connu une année 2004 exceptionnelle, apprend-on dans le même numéro du journal. Si les pays pauvres rattrapent les pays riches, il est assez normal que la part de l’économie française dans le commerce mondial baisse…
Nous avons droit ensuite à un long discours sur la “compétitivité”. L’économie française n’est pas assez spécialisée dans les secteurs peu dépendants des prix. On nous apprend même qu’un rapport de Lionel Fontagné et Jean-Hervé Lorenzi du Conseil d’Analyse Economique montre que la France n’est pas spécialisée à l’exportation dans les secteurs à “forte valeur ajoutée”. Faisant partie du vulgum pecus, je n’ai pas la chance comme les journalistes du “Monde” de pouvoir lire les rapports du CAE avant leur parution; mais j’espère que ces économistes ne sont pas tombés dans cette vieille scie de la valeur ajoutée et qu’il s’agit d’une bêtise de la journaliste. Comme l’a rappelé Paul Krugman, la “valeur ajoutée” n’est pas un indicateur pertinent pour juger de l’intérêt des secteurs d’activité. On confond souvent “haute valeur ajoutée” et “haute technologie” mais cela n’a aucun rapport : cela ne fait que traduire le fait qu’un secteur présente une forte intensité capitalistique, utilise beaucoup de machines. De ce fait la valeur ajoutée de la production de frites surgelées est bien plus forte que celle de la production de logiciels… Est-ce pour autant que l’économie française a intérêt à gagner des parts de marché dans la frite surgelée et pas dans le logiciel?
La conclusion de l’article nous éclaire : Le président Chirac a demandé la rédaction d’un rapport sur le sujet (le rapport, voilà au moins une industrie dans laquelle l’économie française se porte bien…) et le gouvernement envisage de lancer de vastes plans de subventions et de baisses d’impôts dans le cadre d’une “politique industrielle sectorielle”. En bon français, cela veut dire que l’on va verser des subventions aux entreprises exportatrices, alors que (l’article le précise) 95% du commerce extérieur français est le fait de 3.3% des entreprises. En gros, on va donc prélever sur les ménages et 96.7% des entreprises françaises des taxes pour faire un cadeau à quelques entreprises, le tout sous les “tayau, tayau, sus au marché mondial!” des cohortes journalistiques. L’altruisme des français n’a décidément pas de limites, pour que leurs gouvernants souhaitent les taxer pour faire des cadeaux aux acheteurs américains de bourgognes millésimés. Une telle bonté d’âme confond.
On pourra me dire que j’exagère, qu’après tout, Patrick Artus semble aller dans le sens de ces articles. On peut noter toutefois qu’il rappelle que le solde extérieur n’est pas si important et que ses réponses tendent à fortement relativiser le ton racoleur des articles du “Monde”. En fait, Artus fait là preuve d’un péché fréquent parmi les économistes français intelligents : Plutôt que de s’essayer à la tâche ardue de faire comprendre aux journalistes et aux français que la rhétorique mercantiliste de la compétitivité est absurde et que le fonctionnement économique d’un pays a pour visée d’accroître le bien-être des habitants de ce pays, ils préfèrent utiliser cette rhétorique en se disant que dans une France bloquée, la crainte du péril étranger soit le seul moyen de faire les réformes nécessaires : on voit donc Artus expliquer qu’il faut améliorer l’enseignement supérieur et supprimer les obstacles à l’innovation, ce qui est exact mais n’a qu’un rapport lointain avec la “compétitivité à l’exportation”. Cette utilisation de la rhétorique de la compétitivité, hélas, est fort dangereuse parce qu’elle ne fait qu’entretenir la crainte xénophobe des français vis à vis du commerce international. Les gens ne sont pas idiots, et se rendent bien compte que si on leur dit qu’il faut faire des efforts pour que l’économie française soit “compétitive à l’exportation” alors que ces gains en compétitivité export peuvent être anéantis en une journée par une fluctuation de cours des devises, alors il vaut mieux se protéger de ce commerce international si épouvantable. Expliquer aux gens que le solde extérieur n’a que peu d’importance, que les importations enrichissent en permettant de disposer de produits bon marché, et de ce fait d’acheter des choses plus utiles, devrait être une priorité des économistes du débat public. Car il n’est visiblement pas la peine d’espérer des journalistes qu’ils accomplissent ce rôle. Il faudrait pour cela qu’ils consacrent plus de temps à informer qu’à bricoler des articles racoleurs ou faire la morale au bas peuple dans un français approximatif.