Le retour de la planification indicative : épisode 1

gattaz

Deux patrons affiliés au MEDEF qui se rencontrent le 6 janvier 2013, après les propos du jour de Pierre Gattaz, dans une cave à cigares, aux alentours de 22h, ça peut donner ça…

Arnaud-Marie de *** : Sacre bleu… tu as vu ce que Gattaz a annoncé ?
Charles-Hubert  de *** : Oh, oui. Quel choc !
Arnaud : Un million d’emplois nets !
Charles : Énorme ! J’en frémis encore.
Arnaud : Non, mais tu te rends compte ?
Charles : Ce type est un génie.
Arnaud : Un génie ?!!! Un rouge, oui !
Charles : Mais non ! Un génie ! Tu ne te rends pas compte ? 25 ans !
Arnaud : Quoi 25 ans ?
Charles : Non ! Ne me dis pas que…
Arnaud : Que je ne te dise pas quoi ? Qu’en plein désert de carnet de commandes il veut nous imposer un chiffre pour l’emploi dans 5 ans ?
Charles : Arnaud-Marie, tu es impayable. Et quelque peu primaire, sur ce coup…
Arnaud : Ok, Charles-Hubert, épargne-moi ta suffisance polytechnicienne et explique-moi…
Charles : Bien, bien… Gattaz vient de gagner un challenge lancé par le Rotary en… 1989. Il a réussi à caser dans une intervention publique filmée que le patronat s’engageait à créer un million d’emplois nets ; sans que les gens présents ne lui rient au nez et remballent les caméras. Énorme, je te dis… Tu n’avais qu’à voir sa mine réjouie à la sortie. Un triomphe.
Arnaud : En effet… Tiens, je vais commander un autre cognac pour fêter ça. Quel talent… Donc, non seulement, nous allons palper les baisses de charge mais, en plus, “les promesses du MEDEF n’engagent que ceux qui les croient”. Bon sang, c’est bon ça ! J’adore appartenir à cette famille.
Charles : Allons, pas si vite, pas si vite… Certes, tu n’as pas tort. En définitive, si besoin est, nous pourrons toujours leur faire le même coup que les saltimbanques de la restauration leur ont fait avec la TVA à 5,5%. On prend le fric, on les embrume avec des communiqués fantôme et on attend que tout le monde oublie. De toute façon, dans ce pays, l’évaluation des politiques publiques a un horizon d’une année tout au plus. Ensuite, tout le monde s’en contrefout. Pendant l’année en question, il suffit de balancer des chiffres publiés par REXECODE, laisser les gauchos d’Alternatives économiques reprendre les chiffres contraires d’un type de l’OFCE, pondérer en les contestant, en soulignant que, de toute manière, il faut un peu de temps pour juger réellement de la situation, tout en réaffirmant que “sur le terrain” les faits ne mentent pas et que nous voyons bien chaque jour que nos adhérents embauchent comme jamais. Tu appelles Bouygues et Dassault derrière pour qu’ils te fignolent un reportage dont ils ont le secret. Et hop, tu as passé la barre fatidique des un an et tout le monde s’en tripote le bout, si tu me passes l’expression.
Arnaud : Oui, à part le coup des 35 heures…
Charles : Pas faux. Mais tu as vu, 15 ans après, on enfile toujours des perles à blanc. Ce qui, soit dit entre nous, arrange tout le monde.
Arnaud : Mais, du coup, on démarre quand l’enfumage ?
Charles : Mon ami, figure-toi qu’on risque de ne même pas avoir à le faire…
Arnaud : Charles, dis-moi tout. Si tes propos me comblent d’aise, tu pourras finir ce cigare avec l’assurance que le suivant t’es acquis sur le compte de mon futur “contrat de responsabilité”.
Charles : Eh oui… Outre que, comme je te le signalais, d’ici deux ans, dans le pire des cas, on s’enlisera dans une bataille de chiffres qui n’intéressera plus l’électeur médian, il y a de bonnes chances que nous puissions afficher un bilan intermédiaire glorieux. Et honnête !
Arnaud : Hum… Honnête, dis tu ? N’est-ce pas contraire à nos principes ?
Charles : Oui, je le reconnais, ce n’est pas dans les usages. Mais si nous commençons à nous en tenir à des principes… Bref, le truc, c’est que, naturellement, l’emploi va sérieusement progresser d’ici 5 ans ?
Arnaud : Charles, soyez sérieux…
Charles : Mais si… tu verras… Un million, au fond, c’est peanuts. Tu fais quoi avec ton Iphone ?
Arnaud : Je suis sur le site de l’INSEE. Excuse-moi, mais pour prendre une période médiocre mais bien meilleure que l’actuelle, l’emploi salarié a progressé en France d’environ 500 000 unités entre 2004 et 2009. On le trouve où le million, sachant que nous sommes en pleine Bérézina ?
Charles : 500 000 ! Parfait ! Je t’explique… Sans rien faire, on peut compter sur… allez… disons 400 000 emplois. Ça va forcément s’arranger un de ces quatre… Donc, 400 000, c’est un bon chiffre. Avec tout le fric qu’on va se faire, on peut bien doper tout ça – momentanément – de 200 000. Nous sommes à 600 000, mon cher Arnaud !
Arnaud : Charles, je vois bien ton raisonnement… On gagne 400 000 sans rien faire, l’effet d’aubaine minimal… Syndical, oserai-je dire… On lâche 200 000 CDD (au bon moment) et CDI en anticipation (c’est pas nous qui payons). Mais il nous en manque 400 000…
Charles : Eh bien, il y a trois axes de travail à ce moment là. Un, essayer de caviarder avec élégance les chiffres des créations d’emploi. Faire passer des temps partiel pour des temps plein, par exemple. Et je t’épargne toutes les astuces statistiques disponibles. Moi-même, je n’y entends pas grand chose. C’est le boulot de l’institut des entreprises ça… Des gens charmants. Toujours prêts à te donner le bon chiffre. Et remarquablement efficaces pour le faire passer dans la presse, dont on finit par se demander si elle est à ce point gangrénée par les gauchistes… Deux, on cherche d’autres subventions et on sauve des emplois… Je te rappelle que notre objectif est en net. Si tu limites la casse, tu restes dans les clous. Dès que le délai est passé, on vire ces cons. Troisième axe : une communication habile. Soit on raconte de partout que Flanby n’a pas lâché assez ou pas ce qui était attendu. Soit, parce qu’il faut bien imaginer que cette andouille envoie le fric jusqu’au dernier Deutsche Mark… nous déclarons la main sur le coeur que, malgré nos efforts titanesques, la conjoncture est absolument incompatible avec nos objectifs et que ce sont chaque jour des centaines d’entreprises qui, la mort dans l’âme, doivent renoncer, pour l’instant, à atteindre ce but qui est et reste une priorité pour nos adhérents et nos dirigeants. Tu balances un petit couplet sur la fiscalité locale sur le capital qui nuit gravement à l’attrait d’investisseurs internationaux et l’affaire est réglée.
Arnaud : J’apprends énormément à tes côtés mon cher Charles…
Charles : Et ce n’est pas tout !!! Le jackpot, évidemment, serait que Flanby ne soit pas réélu. Nous sommes en 2014… Nous avons promis “en cinq ans”, soit en 2019. D’ici là, si la Droite repasse… elle se contentera de dire que les Socialistes ont mené une politique dénuée de sens, insuffisamment ambitieuse, pas axée sur les véritables ressorts d’une économie moderne. Bref, une politique étatiste ! Et nous serons libérés de ce carcan archaïque qui veut que l’on exige des entreprises de suivre la volonté de l’État.
Arnaud : Mais… pourtant… c’est bien ce que fait la Droite aussi, n’est-ce pas ?
Charles : Évidemment. Tenu par la Gauche ou la Droite, l’État est notre raison d’être ! Ces fantasmes de marché libre, laissons les à ces… comment dit-on déjà ? Ces jeunes qui créent des start-ups en voulant sincèrement innover à la Schumpeter ?
Arnaud : Hum, on les appelle des geeks, je crois. Mon pauvre cadet se définit ainsi… Certains jours, j’ai l’impression qu’il se croit fils d’universitaire. Enfin, passons…
Charles : Ça me fait beaucoup de peine. Mais tu en as vu d’autres. Après tout, lui n’a pas décidé, comme ton aînée, de devenir artiste pour le commerce équitable… Une chose est certaine, pour arrondir les fins de mois, oublie la recherche et développement Arnaud… trouve une place dans l’avion du président… Dis à ton gamin de venir avec moi une fois… Bref, Flanby est fabuleux. Il nous a réinventé la planification indicative. Ah, si mon grand-père était encore parmi nous, il dirait qu’il y a du de Gaulle dans ce brave Corrézien. Ce qu’il n’est pas, du reste…
Arnaud : Hum, d’ailleurs, si nous lui offrons ces emplois, ne risquons-nous pas de valider sa politique et de le faire réélire ?
Charles : Eh bien, je ne te cache pas que cela me déplairait profondément. Dieu sait ce qu’une socio-girouette peut faire sur un second mandat ? Le pire serait à craindre. Des velléités de laisser une trace dans l’Histoire comme personnage de Gauche pourrait donner lieu à bien des difficultés pour nous autres, ne nous le cachons point. Néanmoins, ce sont les règles du jeu. On ne mord pas la main qui nous nourrit, y compris lorsqu’on est une oie gavée. Mais rassure-toi, rien n’est perdu à ce stade, loin de là. Après tout, hormis en 2008, 2009 et  2012, le nombre d’emplois nets a toujours augmenté…
Arnaud : Et tout ce chômage, d’où vient-il alors ?
Charles : La population active mon ami, la population active… Elle a crû bien plus que le nombre d’emplois créés. En moyenne, ce sont 150 000 gueux qui entrent sur le marché du travail chaque année depuis 2008. Tu as compris j’imagine…
Arnaud : Oh oui… Donc, en créant dans les 600 000 emplois en cinq ans, on crée en moyenne 120 000 emplois par an. Et donc, en admettant que les choses restent égales par ailleurs, comme disent ces clowns de plateaux télé, le chômage augmente, alors même que nous sommes des héros.
Charles : Tout juste… Si nous en créons un million, c’est 50 000 chômeurs de moins par an, 250 000 en cinq ans. Pas de quoi pavoiser outre mesure. D’autant que… si les offres d’emplois commencent à affluer, comme c’est le cas en cas de reprise, alors ceux qui se sont débrouillés pour vivre de subsides divers, ceux qui se sont autoproclamés entrepreneurs individuels par crainte de ne plus apparaître comme fréquentables de leurs amis bobos pointeront à nouveau chez Pole Emploi afin de cesser de grignoter leur maigre épargne passablement écornée.
Arnaud : Quelle belle soirée, Charles… J’aime la politique. Quand je pense que certains voudraient que nous soyions des acteurs de l’économie…
Charles : Oui, c’est d’un vulgaire. Arnaud, ta compagnie est, comme toujours, des plus agréables. Mais il se fait tard et demain, je visite un chantier de bonne heure…
Arnaud : la nouvelle cimenterie ?
Charles : Oh, non… le mini-golf de mon petit fils. Je te propose de nous revoir ici demain pour deviser à nouveau sur ces sujets.
Arnaud : A ta guise, le plaisir sera partagé.

Et quand nos deux caricatures se reverront au même endroit et à la même heure, nous verrons pourquoi cette annonce de Pierre Gattaz a de quoi faire sourire, dans la lignée de ce que le discours de François Hollande annonçait…

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