Dans le Monde de lundi, un article sur les "trompe l’oeil de la balance commerciale" commence ainsi :
Tout ce qu’on vous a toujours dit sur le commerce extérieur – les déficits des uns et les surplus des autres – a peut-être conduit à des conclusions complètement erronées. Il est en effet classique de considérer que la santé économique d’un pays est liée à sa balance commerciale. Quand un pays exporte beaucoup, on en déduit que ses produits sont compétitifs, et que donc son économie va bien. C’est actuellement le cas de l’Allemagne. En revanche, quand son déficit s’aggrave – c’est le cas des Etats-Unis et de la France -, chacun s’inquiète.
"On" vous a toujours dit? Il est en effet "classique" de considérer? Par qui? "On" en déduit? "chacun" s’inquiète? Qui sont donc ces gens qui s’inquiètent, cités avec tant d’imprécision?
Pas les économistes, en tout cas. Extrait du manuel d’économie internationale que je suis en train d’utiliser (le très classique Caves, Frankel et Jones), p. 338 de la traduction française, chapitre consacré à la balance des paiements :
""Le pays additionne donc les flux nets, ou les sous-totaux, des différentes lignes de comptes pour obtenir les différents soldes, ou balances, comme la balance commerciale. Si les crédits sont supérieurs aux débits, le solde en question est positif. Un solde positif est communément appelé "excédentaire" ou "favorable". Si les débits excèdent les crédits, le solde est négatif, donc "défavorable" ou "déficitaire".
On peut souligner ici le sens gravitationnel de la sémantique. Le côté des exportations est désigné par tous les mots positifs – et c’est le cas depuis que les mercantilistes du 18ème siècle avaient érigé en vertu nationale le fait de vendre à l’étranger plus que l’on achetait afin de "conserver les liquidités". Bien que les économistes aient, depuis Adam Smith, affirmé que le bien-être économique national dépend essentiellement des biens dont une nation peut disposer et non de la quantité de monnaie gagnée par l’exportation, ils n’ont jamais reconquis le terrain linguistique occupé par les mercantilistes. Lorsque l’adjectif "défavorable" est utilisé pour désigner un solde commercial négatif, il faut se souvenir qu’un pays peut tout à fait tirer avantage d’une balance commerciale déficitaire, selon les circonstances".
Ne soyons pas trop durs pour l’auteure de l’article, qui explique – certes dans le cadre idiot du mercantilisme et du discours de la "compétitivité" – que la balance commerciale, dans le fond, ne signifie pas grand-chose; c’est une façon de lutter contre l’hystérie du déficit commercial, et les commentaires de l’article témoignent de ce qu’il y a du boulot, au moins chez les lecteurs abonnés du "Monde". Elle n’avait pas besoin, pour cela, cependant, d’aller chercher des simagrées statistiques : elle pouvait se contenter de consulter un manuel.
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Bon, alors dans quelles conditions est un déficit commercial est-il problématique?
Jamais?Et comment se fait-il qu’on s’en inquiète encore si c’est sans importance?Il doit bien avoir une raison, ou alors ce n’est que de la propagande?
Réponse de Alexandre Delaigue
Tout seul, un déficit commercial n’est jamais problématique, s’il n’est pas pris avec d’autres éléments. Pour prendre une image imparfaite, supposez que quelqu’un pèse 90kg : s’il mesure 1.60 m, c’est un signe d’obésité, s’il mesure 1.90m, ca ne l’est pas. C’est pareil avec le solde extérieur : dans certaines situations, joint à certains éléments (genre l’Argentine juste avant la crise de 2002) cela peut être un souci. Si on s’inquiète de son importance, c’est tout simplement que beaucoup de gens ne vont pas au delà de négatif = pas bien, positif = bien; et que le mercantilisme est toujours présent.
Une question qui me démange depuis plusieurs années au passage. Tout en étant d’accord avec le fond, je suis géné que les auteurs du manuel que vous citez ne se réfèrent pas à l’ensemble de la balance des paiements pour réfuter l’argument de façon plus complète. D’après le passage cité, les échanges internationaux seraient un jeu à l’issu duquel un pays gagne des biens ou gagne de la monnaie. Or tel que je comprend les échanges internationaux, un déséquilibre de la balance commerciale s’accompagne nécessairement d’un déséquilibre égal mais de sens contraire dans les flux de capitaux. ie, si l’on importe plus que l’on exporte, cela est compensé par un flux d’actifs financiers/incorporels. Si l’on considère que ces actifs ne sont qu’un type particulier de biens, les échanges internationaux ne sont qu’un troc de biens contre d’autres biens et la question d’excédent ou de déficit n’a pas de sens – la seule question pertinente étant celle de la spécialisation à un instant t qui fait que la participation d’un pays à ce "troc" est créatrice de valeur.
Réponse de Alexandre Delaigue
Vous avez raison, mais c’est ma sélection qui est fautive : je n’ai retenu qu’un court extrait du chapitre, pas la totalité, encore moins le manuel tout entier.
Puisque vous parlez des mercantilistes, j’aimerais préciser quelque chose: l’obsession des économistes et hommes d’Etat des 16e-17e-18e siècles pour l’accumulation de métaux précieux ne résulte peut-être pas d’un fétichisme crypto-païen pour tout ce qui brille. Il faut se rappeler que nous avons à faire à des économies dans lesquelles, le crédit étant encore très limité, on est en manque constant de liquidité. Les pièces de monnaie sont rares et, surtout, elles circulent très lentement. Il n’est peut-être pas si idiot que ça de considérer, alors, qu’un afflux de liquidités sera favorable aux échanges et à la production. Ce n’est pas un hasard si le premier pays à avoir mis de l’eau de source libérale dans son gros-rouge-qui-tache mercantiliste est l’Angleterre, le premier pays à avoir développé un système de crédit vraiment performant.
(Oui, je sais que nous n’en sommes plus là et que la masse monétaire n’est plus liée à la quantité de métaux précieux -quoique certains considèrent que l’étalon-or est encore ce qu’on a fait de mieux en matière de système monétaire…)
Et puis vous devriez être content que vos idées commencent à pénétrer via la presse dans l’inconscient collectif, mais si c’est sur une base théorique fausse…
Réponse de Alexandre Delaigue
Il y a un chapitre dans la théorie générale de Keynes sur ce sujet, dans lequel il montre qu’effectivement, sur des bases fausses, les mercantilistes avaient mis le doigt sur les problèmes posés par une offre de monnaie insuffisante. Le problème, c’est que la prescription qui découle de cette analyse fausse va dans le sens inverse de l’objectif souhaité. En effet, élever l’offre de monnaie a un intérêt s’il s’agit d’éviter d’ajuster la conjoncture par une déflation réelle, c’est à dire une baisse des prix et des salaires. Or le résultat de la prescription mercantiliste, c’est de provoquer cette déflation réelle (exercer une pression à la baisse sur les prix et les salaires réels) pour accroître les entrées nettes de métal précieux; en d’autres termes, si l’on suit ce raisonnement, d’éviter une déflation… en provoquant la déflation. Sur le même sujet on peut noter la cohérence d’un Ricardo, qui prônait à la fois le libre-échange et le banking principle. Sinon, je serai content le jour ou l’on accordera à la balance commerciale française le même intérêt qu’à celle de la région Rhône-Alpes. On n’en est pas là…
Dans votre réponse à AK vous citez l’Argentine, mais pourriez vous vous mouiller un peu plus sur la situation française ?
Plus précisément, notre balance commerciale était excédentaire il y a quelques années.
Pour quelle raisons est-elle devenue déficitaire ?
Et ces raisons sont-elles inquiétantes (ou non) sur l’état de l’économie française ?
Disons surtout que le problème se pose différemment depuis l’Euro.
Un pays fort importateur net sur le long terme risque, s’il est doté de sa propre monnaie, de la voir se déprécier. Sauf bien sûr à avoir la chance d’attirer des capitaux par ailleurs, ou encore d’avoir des partenaires sympathiques qui décident d’utiliser sa monnaie pour leurs échanges (ça marche surtout avec le dollar).
Donc, d’accord, avec l’Euro, la balance de la France finit par présenter le même intérêt que celui de la Région Rhône-Alpes. Mais ça ne fait pas encore dix ans qu’on a changé de monnaie : les réflexes ont la vie dure.
Le déficit commercial est une bonne chose s’il reflète le dynamisme interne (consommation, investissement). Il n est en aucun cas problématique s’il est financé par des capitaux à long terme. Par ailleurs, le concept devient assez creux pour des économies matures, très tertiarisées et globalisées. Dans le cas de la France, le focus sur la balance commerciale n’est plus pertinent depuis longtemps. C’est un indicateur obsolète, comme le taux de chômage dans un autre domaine. Enfin, sur le plan industriel, la France n’est pas l’Allemagne, comme chacun sait.