Dans le Point du 18/11/2004, on peut lire un article de Jacques Marseille, donnant à la France 20/20 pour sa croissance démographique, dans une Europe qui est selon lui en train de se “suicider” par diminution de sa population. et l’auteur de s’étonner que les différentes comparaisons internationales laissent de côté les aspects démographiques, voyant là une façon de dénigrer la France en sous-estimant ses performances face à une Europe en train de mourir. Marseille se trompe : la vraie raison pour laquelle les questions démographiques sont laissées de côté, c’est parce que le fantasme de l’affaiblissement démographique est une spécialité typiquement française qui n’a aucun fondement rationnel.
Le fantasme démographique est né en France lors de la Révolution, à la fin du 18ème-début du 19ème siècle. La levée en masse avait permis aux armées révolutionnaires et Napoléoniennes de conquérir toute l’Europe à l’aide d’armées immenses, laissant à la fois une population exangue et l’idée selon laquelle le nombre fait la force; plus tard, à l’époque où mon arrière-arrière grand-mère concluait ses repas d’un sonore “encore un que les prussiens n’auront pas”, on se demandait si la population française, moins dynamique que celle des autres pays européens, suffirait à fournir suffisamment de troupiers pour faire “la guerre aux boches”. Après la seconde guerre mondiale, la génération qui avait vu ses parents estropiés par la première, avait connu la grande dépression et les dévastations de la seconde guerre mondiale, manquant de bras pour reconstruire le pays et vivant dans la crainte d’une guerre nucléaire contre l’URSS, avait eu une descendance nombreuse, celle du baby-boom. Les générations suivantes, ayant vécu moins de drames et désireuses de profiter des bienfaits de la prospérité, ont eu des descendances moins nombreuses.
Avec cette évolution sociale, on a vu le retour des sonneurs de tocsin, expliquant que ce scandaleux hédonisme des jeunes générations conduit les pays à la catastrophe. L’article de Jacques Marseille dans le Point relève de cette catégorie : l’Europe se suicide et va mourir, ne cesse-t-il de répéter. Heureusement que les français (et surtout les françaises… ah, ce bon vieux paternalisme sexiste ne disparaîtra jamais) sont là pour sauver la future Union des 25 du marasme!
Heureusement, en effet. Il est bien connu que les sociétés connaissant une très forte croissance démographique sont des sociétés d’avenir, car “la démographie est l’une des sciences sociales les mieux établies” (dixit Marseille). La preuve : allons donc voir les statistiques internationales qui nous permettront d’identifier les champions de demain, ces pays qui ne sont pas en train de se suicider, comme le font l’Allemagne et l’Italie dans lesquelles la population diminue. Les champions de la croissance démographique pour les 10 prochaines années sont :
– La Cisjordanie et la bande de Gaza (croissance démographique 3.2% par an)
– La République démocratique du Congo (2.9% par an)
– Le Yemen (2.9% par an)
– Le Tchad (2.8% par an)
– Le Congo-Brazzaville (2.8% par an).
Je veux bien croire que ces pays seront les champions économiques de demain, car eux au moins ne sont pas en train de se suicider par baisse démographique comme la vieille Europe : je me permets quand même d’avoir comme un léger doute.
Faut-il être surpris de ce résultat? Absolument pas. La relation croissance démographique – croissance économique est l’une des mieux étudiées, depuis le plus de temps, par économistes et démographes. Or jamais on n’a trouvé le moindre lien indiquant une influence (dans un sens ou dans l’autre) de la croissance démographique sur la croissance économique. On a mesuré le lien inverse : à savoir que la croissance économique tend dans un premier temps à élever la population (par réduction de la mortalité) puis que la natalité diminue sous l’effet de l’enrichissement. Les parents n’ayant plus besoin d’enfants à envoyer faire les corvées agricoles, ou n’ayant plus besoin d’en faire beaucoup pour espérer que quelques-uns dépassent l’âge de 30 ans et aient une vie un peu moins misérable que la leur, se mettent à privilégier la qualité sur la quantité, et préfèrent avoir peu d’enfants dont ils s’occupent beaucoup que beaucoup dont ils ne peuvent pas s’occuper. C’est le phénomène qu’on appelle la transition démographique. Par contre, on n’a jamais réussi à trouver une quelconque façon par laquelle l’augmentation démographique nuit à, ou au contraire favorise, la croissance économique.
L’absence de lien entre croissance démographique et croissance économique peut s’expliquer. L’augmentation de la population a des effets négatifs sur l’économie (nécessité de supporter des coûts supplémentaires pour cette population, plus grande consommation de ressources, plus grands coûts d’infrastructures) mais aussi des effets positifs (augmentation de la probabilité qu’un innovateur apparaisse, augmentation du nombre de gens à même de bénéficier des innovations). Au bout du compte les effets tendent à se compenser, et on ne se retrouve qu’avec l’effet de la croissance économique sur la population et les comportements individuels.
Les craintes démographiques dans les pays européens ont repris cependant sous l’effet des difficultés connues par les systèmes de retraite. Comment pourra-t-on payer les retraites d’une population vieillissante, dans laquelle la proportion d’inactifs par rapport aux actifs ne cesse d’augmenter?
Ce problème est réel mais il n’y a aucune raison d’espérer le compenser par une hausse de la natalité. Premièrement parce que ce problème, en fait, n’en est pas un : l’élévation du coût lié aux personnes âgées provient avant tout de la hausse de l’espérance de vie, du fait qu’il est possible aujourd’hui de vivre bien plus longtemps et en bonne santé, phénomène que l’économiste Robert Fogel a appelé la “technophysio evolution“. Cette hausse de l’espérance de vie a effectivement un coût : mais la meilleure façon de supporter ce coût est d’en répartir la charge, sous forme d’un mélange entre hausse de l’épargne des ménages (pour constituer un capital propre à générer une rente viagère après la retraite), élévation de l’âge de départ à la retraite, modification des prélèvements et des allocations vieillesse.
Rien de tout cela n’est très attrayant : mais une hausse de la natalité résoud-elle le problème? Non, car elle constitue aussi une charge pour les actifs, qui devront non seulement payer pour les personnes âgées, mais aussi payer tous les coûts liés à une augmentation du nombre de jeunes : au bout du compte leur situation ne serait pas améliorée. L’entrée de cette nouvelle population sur le marché du travail se ferait aux alentours de 2030-2040… c’est à dire juste après l’essentiel des coûts liés aux systèmes de retraites. Si l’on veut jouer sur la population et avoir plus d’actifs pour payer les retraites, il faut faire venir dans les pays européens des actifs d’ores et déjà prêts à produire, donc faire appel à l’immigration, comme le font d’ailleurs les USA dont l’essentiel de l’accroissement naturel ne vient pas d’une natalité forte, mais de l’entrée régulière de migrants d’Amérique Latine. Il faut constater que cette perspective n’enchante guère les européens, qui semblent préférer bénéficier des avantages liés au fait de vivre dans des pays vieillissants, avantages rappelés dans cet article de Jeffrey Sachs.
Si ceux qui pleurnichent sur le soi-disant “suicide européen” ont tort, la crainte inverse – celle d’une croissance démographique tellement forte qu’elle en finit par nuire à la prospérité économique – n’est pas tellement mieux fondée. depuis Malthus conseillant aimablement aux pauvres de crever de faim plutôt que d’épuiser les ressources naturelles de la planète, en passant par un Paul Ehrlich annonçant au monde au début des années 70 que la “bombe population” allait anéantir la planète, que l’on assisterait à d’inombrables famines, jusqu’aux inombrables organismes onusiens expliquant qu’il existe dans le monde une “demande de contraception et de planning familial non satisfaite”, les prophètes catastrophistes n’ont jamais manqué non plus de l’autre côté.. Jeffrey Sachs dans son article déjà cité explique de même qu’il faut “encourager le planning familial dans les pays en voie de développement”.
Mais comme le constate William Easterly, ce “besoin non satisfait de contraception” est très contestable. En pratique les moyens contraceptifs existent et sont disponibles à un prix mondial très modique (une dizaine de centimes d’euro pour un préservatif, soit infiniment moins que le coût d’une naissance); par ailleurs, le meilleur moyen de prédire le nombre d’enfants dans un pays est tout simplement de mesurer le nombre d’enfant désiré par les couples de ce pays. Le nombre d’enfants désiré explique en effet à 90% le nombre d’enfants total. Il n’y a pas de besoin non satisfait : si la natalité est forte, essentiellement dans les pays pauvres, c’est faute de croissance économique et de perspectives d’avenir : les gens en sont réduits à faire beaucoup d’enfants pour que quelques-uns survivent, accomplissent des corvées agricoles, et soient à même de leur fournir un revenu complémentaire. Le meilleur contraceptif du monde est et a toujours été le développement.
Les fantasmes démographiques, craintes d’un suicide des pays riches ou d’une explosion incontrôlée dans les pays pauvres, sont en pratique dépourvus de fondement. Le choix du nombre d’enfants que l’on veut avoir fait partie des choix les plus importants, et les plus conséquents pour la vie des couples qui l’effectuent. Il serait bon que ce choix soit leur apanage exclusif, plutôt que de le voir influencé par des gouvernements s’invitant dans les chambres à coucher, et des idéologues tourmentés par des fantasmes pluriséculaires.
- William Nordhaus, Paul Romer, Nobel d’économie 2018 - 19 octobre 2018
- Arsène Wenger - 21 avril 2018
- Sur classe éco - 11 février 2018
- inégalités salariales - 14 janvier 2018
- Salaire minimum - 18 décembre 2017
- Star wars et la stagnation séculaire - 11 décembre 2017
- Bitcoin! 10 000! 11 000! oh je sais plus quoi! - 4 décembre 2017
- Haro - 26 novembre 2017
- Sur classe éco - 20 novembre 2017
- Les études coûtent-elles assez cher? - 30 octobre 2017