Le déclin économique de la guerre

Le saviez-vous? Le nombre de guerres, de génocides, de violations des droits de l’homme, est en diminution constante depuis 1992. Ce n’est évidemment pas l’impression qui ressort de l’actualité, mais n’oublions pas que c’est la saillance, plus que la fréquence, des évènements, qui les rend visibles. Le déclenchement d’un conflit, d’un génocide, fait beaucoup plus facilement la une de l’actualité que l’arrêt d’un conflit qui durait depuis des années. Il y a plusieurs façons d’expliquer ce phénomène. L’une d’entre elles est l’activisme beaucoup plus important des organisations internationales depuis qu’elles ne sont plus paralysées par la guerre froide. D’autres explications relèvent que la tendance à la diminution de la violence est une tendance lourde, de très long terme (voir par exemple ce livre ou ceci). On peut pourtant ajouter une autre raison : les guerres coûtent un prix prohibitif, et de plus en plus élevé.

Les problèmes posés aux USA par le financement de la guerre en Irak – guerre dont le coût budgétaire direct est pour l’instant de l’ordre de 420 milliards de dollars (soit plus de 150 000 dollars par minute de conflit…) mais qui pourrait devenir beaucoup plus élevé mettent cette question du coût des guerres dans l’actualité, mais uniquement pour s’interroger sur la légitimité de ce conflit, et sans prise en compte de l’explosion du coût économique des conflits, et des conséquences qui en découlent. Mais ce sont toutes les guerres qui deviennent de plus en plus coûteuses, et pour les pays développés, dans une progression exponentielle. A cela, plusieurs raisons, distinguées notamment par le général Ruper Smith dans le très intéressant “l’utilité de la force” :

– La plus importante d’entre elles est le coût du personnel militaire. Le nombre de pays ayant recours à la conscription diminue; même pour ceux qui y recourent encore, il est très rare que l’on envoie des appelés au delà des frontières nationales. Le recul du recours à la conscription correspond à un phénomène plus large : le coût du recrutement d’un soldat est de plus en plus élevé. Quel est ce coût? C’est le coût d’opportunité, c’est à dire ce que l’engagé aurait pu gagner et produire en faisant autre chose qu’un métier militaire. Comme la productivité du travail augmente – et avec elle les salaires dans tous les pays – le coût du personnel augmente. Actuellement, toutes les armées professionnelles éprouvent des difficultés à recruter du personnel, et ne peuvent le faire qu’en offrant des salaires attractifs, et en jouant sur le sentiment patriotique et sur les spécificités (aventure…) du métier militaire. C’est tout particulièrement le cas pour l’armée américaine ou dans une moindre mesure l’armée britannique. A la concurrence des métiers civils, s’ajoute celle des sociétés de mercenaires, qui peuvent rémunérer jusqu’à 20 000 dollars par mois pour des gens expérimentés envoyés dans des zones difficiles.

– Ce coût du recrutement du personnel contraint les armées en conflit à consacrer énormément de ressources à préserver leurs forces. Ce n’est pas seulement à cause de l’effet désastreux sur le moral du public des retours de cercueils, ou des invalides de guerre, c’est tout simplement que les ressources humaines sont devenues tellement coûteuses que les pertes ont des conséquences très graves. Mais les coûts liés à la préservation du personnel sont à leur tour prohibitifs. On a pu entendre au cours de la guerre en Irak des anecdotes évoquant des soldats américains récupérant des morceaux de blindages sur des épaves de véhicules pour protéger les véhicules en activité, faute de disposer de suffisamment de protections; imaginer que dans une guerre aussi coûteuse il ne soit même pas possible de fournir suffisamment de protection pour les véhicules donne une idée du coût que peut représenter cette préservation des soldats.

– A ces coûts s’ajoutent des coûts de plus en plus élevés pour le matériel militaire. Un missile Tomahawk coûte un million de dollars environ; le bombardier B2 a quant à lui coûté environ 2 milliards de dollars par appareil (soit autant qu’un demi porte-avions…). Dans ces conditions, et paradoxalement, les armées sont amenées à hésiter à se servir de matériels aussi coûteux, au risque de devoir subir d’importants coûts de remplacement. Ces coûts élevés du matériel militaire correspondent eux-mêmes aux coûts d’opportunité élevés que supportent les industries de défense : elles doivent recruter du personnel hautement qualifié, et subissent donc la concurrence de nombreux secteurs technologiques pour cela. L’industrie de défense, comme la défense elle-même, subit la maladie des coûts.

– La nature des conflits actuels, des circonstances dans lesquelles les forces armées sont employées, tend elle aussi à provoquer la hausse des coûts. L’une des caractéristiques des conflits actuels est en effet de ne jamais se terminer, imposant de maintenir pour des durées indéfinies, et toujours mobilisées, des troupes dans des pays lointains. Il y a des troupes de l’ONU et de l’OTAN depuis 1992 en ex-Yougoslavie : personne ne peut savoir quand elles pourront partir. La force de maintien de la paix de l’ONU est au Liban depuis plus de 20 ans. Il y a une force d’interposition à Chypre depuis plus de trente ans. Le plus notable étant les troupes stationnées en Corée, présentes depuis plus de 50 ans, sans que l’on sache si elles pourront partir un jour. L’exemple le plus marquant est là encore la guerre d’Irak : commencée en pratique en 1991, elle se poursuit encore à un coût prohibitif, et personne ne sait quand les troupes américaines partiront : et si elles restaient autant qu’en Corée?

– Jack Hirshleifer rappelle utilement qu’il y a deux façons de s’enrichir : fournir des biens et services utiles, ou s’approprier les biens et services utiles des autres. dans une période ou la croissance mondiale est forte, les opportunités de s’enrichir de la première façon augmentent; cela rend moins attrayante la seconde façon, obligeant ceux qui veulent mener des conflits à offrir des récompenses de plus en plus importantes à ceux qui les suivent. cela fait bien longtemps que l’on cherche à savoir si Montesquieu avait raison en considérant que les nations marchandes sont pacifiques; à tout le moins, on peut imaginer que l’enrichissement des pays pauvres constaté aujourd’hui contribue aussi à réduire le nombre des conflits.

– Les thèses de l’impérialisme laissaient à penser que c’était l’appât du gain qui poussait les sociétés capitalistes vers les guerres. Mais en reprenant ce raisonnement à la lettre, le coût de plus en plus élevé des conflits laisse à penser qu’il est de moins en moins attrayant de partir en guerre. Il y a un précédent à la situation actuelle : en 1910, un ouvrage avait été publié, expliquant que les économies européennes étaient devenues tellement interdépendantes qu’une guerre entre elles était devenue tellement coûteuse qu’elle en serait impossible. Même si une telle guerre devait avoir lieu, les possibilités financières des gouvernements ne leur permettraient pas de la faire durer plus de 6 mois.

On sait ce qui s’est ensuivi. Mais il y a deux erreurs à ne pas commettre : la première, consistant à croire que l’histoire va se répéter à l’identique; la seconde, à croire que les circonstances actuelles où le coût des conflits armés les rend rares vont se poursuivre indéfiniment. Nous pouvons quand même constater une réalité actuelle : les contraintes économiques rendent aujourd’hui les guerres beaucoup plus difficiles.

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Alexandre Delaigue

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3 Commentaires

  1. Vous résumez un peu rapidement le rapport du Human Security Centre. Ils expliquent eux-mêmes les limites de leur base de données qui par exemple ne compte que les conflits impliquant un Etat alors qu’en 2002-2003 il y a une majorité de conflits n’opposant pas les Etats (mais des groupes à l’intérieur de ces Etats). Par ailleurs ce sont des vicitmes des statistiques officielles fournies par les Etats qui sont très inexactes en ce qui concerne les victimes civiles. Si vous prenez le tableau qu’ils donnent pour le Soudan ils dénombrent 2419 victimes en 2002 et 2803 victimes en 2003… Et le rapport ne prend pas en compte toutes les vicitmes du Darfour puisqu’il arrête l’analyse à 2003. Pour trouver les victimes du génocide rwandais, il faut aller voir le taux de criminalité (sic) car dit-on le gouvernement du Rwanda les a déclarées comme des homicides (d’où un pic dans le taux d’homicides en 1994 dans le monde).
    Il est possible que le nombre de conflits ait diminué ainsi que les victimes militaires mais le nombre de victimes civiles ne semble pas avoir suivi la même tendance et là-dessus le rapport a des affirmations plutôt discutables qui ne s’appuient sur aucunes données fiables (ainsi que pour les violations de droits de l’homme).

    Le rapport a surtout vocation à illustrer une tendance plus générale, celle de la diminution, en moyenne, de la violence et des conflits, tendance constatée par ailleurs (voir autres liens). Pour rester sur ce rapport, d’ailleurs, on pourrait imaginer en le suivant que la hausse du coût des interventions militaires provoque précisément une augmentation du nombre de conflits à l’intérieur d’Etats, précisément parce que la perspective d’une intervention étrangère diminue. Le fait important, il me semble, c’est le fait que le recours à la guerre pour un Etat devient de plus en plus difficile (c’est à ce niveau que le constat par le rapport de la diminution des violences interétatiques est pertinent).

  2. En somme, pour réduire les risques de guerre civile, il vaut mieux une société soucieuse de réduire les inégalités et de faire profiter à tous des fruits de la croissance.
    Dimanche, notre démocratie a fait le choix d’un "gourou" qui prone l’accroissement des inégalités.

    Vous n’avez pas l’impression de toucher le fond, là?

  3. L’augmentation du coût de la guerre n’implique pas forcément une baisse de la conflictualité. La question importante est celle des coûts comparés des deux protagonistes: si les coûts augmentent pour un pays mais pas pour son opposant, le gain au conflit du dernier augmentera. De la même manière, dans la perspective d’Hirschleifer, si les gains liés à l’activité productive augmentent pour certains mais pas pour d’autres, les derniers auront une incitation supplémentaire à s’engager dans l’activité d’appropriation.

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