Le déclin du dollar?

La semaine dernière, The Economist consacrait un article (€) à des travaux récents décrivant la façon dont le dollar pourrait, à l’avenir, perdre son statut de première monnaie de réserve internationale. Ce sujet revient toujours à la mode lorsque le dollar baisse ou que l’endettement américain s’élève; cependant, avec un déficit courant proche de 6% du PIB, et un endettement net record, il y a peut-être des raisons cette fois-ci de penser que le statut du dollar comme réserve internationale est sur la pente descendante.

Dans un récent article, Barry Eichengreen fait le point sur un épidose historique durant lequel une monnaie de réserve internationale a dû céder la place à une autre : le passage de la livre sterling au dollar, qui est intervenu durant toute la première moitié du XXème siècle. L’expérience historique, selon lui, offre plusieurs leçons : – premièrement, ce sont les politiques nationales qui déterminent le maintien du statut d’une devise comme réserve internationale (dans le cas britannique, deux guerres et des dévaluations ont conduit à la perte de ce statut); – deuxièmement, les transitions sont longues. Il y a en effet des “externalités de réseau” qui maintiennent une monnaie comme réserve durablement : les banques centrales tendent à conserver une devise dans leurs comptes parce que les autres le font; cela ralentit la perte de confiance (consécutive à des politiques nationales); – troisièmement, contrairement à l’idée selon laquelle la détention de la monnaie de réserve internationale est une sorte d’attribut hégémonique de la première puissance mondiale, et que de ce fait, le fait que le dollar cesse d’être première monnaie de réserve conduirait au remplacement de cette devise par une autre et à l’apparition d’une nouvelle première puissance économique mondiale, il est tout à fait plausible (et cette situation s’est rencontrée historiquement de façon durable) de se trouver avec plusieurs monnaies de réserve internationales en même temps; selon Eichengreen, dans cette perspective, c’est l’euro qui pourrait jouer ce rôle d’autre monnaie de réserve.

Dans un autre article, Menzie Chinn et Jeffrey Frankel, ont cherché à déterminer les paramètres qui font d’une devise une monnaie de réserve mondiale; à partir de ces paramètres, ils imaginent ce qui pourrait conduire au remplacement du dollar par l’euro, mais aboutissent à l’idée selon laquelle si cela doit intervenir, cela prendra beaucoup de temps et dépend d’évènements pour l’instant imprévisibles. Supposons que le dollar se déprécie par rapport aux autres devises d’autant que durant l’année 2004, et que l’euro s’apprécie d’autant que pendant 2004; dans ces conditions, d’après leur modèle (qui met l’accent sur les externalités comme déterminant la place d’une monnaie dans les réserves mondiales), l’euro deviendrait la première monnaie en 2024. Si les autres pays de l’union européenne adoptaient l’euro, cela se produirait quelques années plus tôt, en 2019. Avec de telles échelles de temps, il n’est pas possible aujourd’hui de formuler des pronostics tendanciels, tant les paramètres peuvent changer. Après tout, personne ne peut être sûr que l’euro sera encore là en 2019; les politiques américaines peuvent elles aussi changer, tant l’endettement public et le déficit commercial actuels semblent exceptionnels par rapport à ce qui a été rencontré dans le passé.

Ces deux études ont donc l’intérêt de faire le point sur le sujet, et de relativiser considérablement le discours de ceux qui voient dans les tendances actuelles l’annonce d’un très proche déclin du dollar dans les réserves internationales, qui conduirait à la fin de son statut. Une question, cependant, mérite encore d’être posée : Qu’est-ce que la perte de statut du dollar changerait exactement pour l’économie américaine (ou pour l’économie européenne, si l’euro venait à devenir première monnaie de réserve mondiale)? La réponse, contrairement aux idées reçues, est “probablement rien du tout”.

Le fait de détenir la première monnaie de réserve mondiale est probablement l’un des sujets donnant lieu au plus grand nombre d’idées fausses sur les avantages que cela confère. Il est exact que ce sont les économies puissantes et influentes qui ont détenu de telles monnaies (l’empire britannique autrefois, aujourd’hui les USA); mais – et c’est ce que montrent les études ci-dessus- c’est le fait d’avoir une économie puissante qui fait la monnaie de réserve internationale, pas l’inverse. Qu’apporte exactement la détention d’une monnaie de réserve internationale? Beaucoup moins d’avantages qu’on ne le croit, comme l’avait expliqué P. Krugman il y a quelques années.

Pour beaucoup de gens, le principal avantage apporté est d’avoir la possibilité d’acheter des produits sans les payer (ou, ce qui revient au même, en les payant avec sa propre monnaie, que les étrangers vont conserver sans exiger quoi que ce soit en échange). Il y aurait là l’explication du déficit commercial américain : si les américains achètent tant sans fournir d’exportations en échange, c’est qu’ils paient en dollars. Explication intéressante, mais qui néglige le fait que le déficit commercial américain n’est pas si exceptionnel que cela; après tout, durant toutes les années 80-90, le déficit commercial Australien a été beaucoup plus fort que le déficit américain. Il est peu probable que cela soit dû au statut de “monnaie de réserve” du dollar australien… En réalité, les étrangers ne sont pas stupides au point d’accepter des morceaux de papier sans valeur en échange de biens et de services; les déficits commerciaux australiens, tout comme les déficits commerciaux américains, ont pour compensation l’achat par les étrangers d’actifs, actions, obligations, actifs physiques, etc. Tous ces titres constituent une créance sur l’économie nationale, sur laquelle il faut payer des intérêts, et qu’il faudra rembourser un jour, en acceptant peut-être le fait de voir des étrangers racheter des “fleurons” de l’économie nationale. Au passage d’ailleurs, ce qui explique le déficit commercial américain actuellement, c’est la forte demande de titres au niveau mondial, et l’offre abondante de titres américains-notamment de titres de la dette publique- qui élève les entrées de capitaux aux USA, dégradant au passage la balance courante.

Certes, pourrait-on ajouter, mais ces créances sur l’économie nationale sont libellées dans la propre devise du pays qui détient la monnaie de réserve internationale; ce pays peut donc, en dévaluant sa monnaie, annuler largement la dette qu’il doit supporter et en faire peser le poids sur les détenteurs de sa devise. Peut-être : mais en quoi avoir une monnaie de réserve mondiale change quoi que ce soit à cela? Après tout, les français aussi s’endettent dans leur propre devise, comme tous les pays développés. Le risque de change est pris en compte par les investisseurs, et se traduit par des taux d’intérêt plus élevés pour les pays dont la devise court un risque de dévaluation. Pour les USA, dévaluer leur monnaie signifierait subir des taux d’intérêt très élevés, une forte inflation, et réduire drastiquement leurs importations, toutes choses éminemment désagréables et nuisibles… qui auraient par ailleurs pour conséquence de dégrader considérablement la position du dollar comme réserve internationale. En d’autres termes, ce statut de réserve internationale est ici une contrainte : pour être maintenu, il exige un certain type de politiques nationales, au lieu d’offrir plus d’opportunités de politiques économiques.

Comme le rappelait Krugman dans l’article cité plus haut, il existe un secteur d’activité dans lequel l’économie américaine reçoit des biens et des services en échange uniquement de billets de banque : il s’agit des activités économiques qui nécessitent de grandes quantités d’argent liquide pour éviter d’être détectées; cela fait que le dollar est la première monnaie pour les activités illicites, et que chaque année, 15 milliards de dollars américains sortent du pays, en échange de biens et de services qui de ce fait entrent gratuitement (passons sur la nature des biens et services en question). Le fait que ce “gâteau” devienne partiellement partagé avec l’Europe ne changerait pas grand-chose, cependant, à la puissance relative des deux zones.

Au bout du compte, ce sont les économies puissantes qui font les monnaies de réserve, et non l’inverse. Détenir une monnaie de réserve internationale est peut-être bon pour l’ego, mais en matière économique cela n’apporte pas de grand avantage. Si le statut du dollar venait à être modifié, cela ferait sans doute couler beaucoup d’encre auprès de géopolitologues en mal de copie; économiquement, cela ne changerait strictement rien.

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Alexandre Delaigue

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2 Commentaires

  1. Le M0 de l’USD n’est-il pas significativement plus gros que celui des autres monnaies ?

    Sinon il y a aussi l’effet de la monnaie utilisee pour la quotation matieres premieres qui doit avoir un petit effet quand meme en liant les economies des pays vendeurs.

    Laurent

  2. Je reste sceptique. L’article oscille continuellement entre le "y’a moins d’avantages que ce qu’on dit" et le "y’a pas d’avantages (ça change rien)". J’accepte volontiers le premier mais je suis sceptique sur le fait que ça ne changerait rien. Je suis pas économiste, donc je peux malheureusement pas argumenter.

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