Et si la triche à l’école avait un coût économique significatif ?
La triche est-elle si négligeable à l’école en France ? Ou, du moins, est-elle plus importante que par le passé ? Du coup d’oeil sur la copie du voisin jusqu’aux astuces hi-tech les plus tordues, en passant par les communications plus ou moins répétées, la panoplie est vaste des techniques de triche. Dans le mouvement général d’évolution de l’approche qu’ont les élèves des règles de fonctionnement nomal de l’école, je suis frappé, année après année, par la banalisation du travail collectif lors des évaluations en classe, de la dépénalisation mentale de l’acte de triche. Certes, utiliser des documents semble rester assez tabou. Mais communiquer avec son voisin de table ne relève plus pour de nombreux élèves d’une faute significative. En témoigne les réactions goguenardes, voire outrées (dans des cas exceptionnels, proches de la psychiatrie), lorsqu’on fait remarquer que la feuille du voisin n’est pas, théoriquement, disponible en libre accès. A l’instar de la présence des portables en classe, et même si je prétends soutenir encore les digues sur la question de la triche dans mes classes, je me sens parfois un peu dépassé par cette nouvelle culture et me demande si je ne finirai pas par abdiquer sous des motifs d’efficacité (et de lassitude). Pour les portables, par exemple, j’ai fini par considérer qu’il vaut mieux accepter l’idée d’en entendre sonner un de temps en temps (assez rarement, finalement) plutôt que de mettre en place une sévère répression coûteuse en temps et en énergie. Je préfère un second best consistant à montrer qu’il ne faudrait pas exagérer, au risque de s’exposer à des sanctions réelles. Le danger majeur que représente alors la confiscation de l’appareil fait le reste. Incentives matter…
Au fond, la réponse à la question de savoir si les élèves trichent plus qu’avant n’a en soi pas d’importance. Après une rapide recherche sur le web, je trouve quelques éléments allant dans ce sens, surtout pour le supérieur. On trouvera d’autres sources qui montrent que le web devient aussi en partie le fossoyeur des devoirs à la maison.
On trouve facilement des études qui analysent les déterminants du comportement de fraudeur (ici, par exemple ; ou là). Le modèle de base est un bon vieux schéma à la Becker en économie du crime. D’ailleurs, en anglais, cheating peut être aussi bien employé en économie en ce qui concerne la fraude scolaire que le téléchargement illégal (en matière d’adultère aussi, mais c’est une autre histoire). Mes quelques recherches, certes peu approfondies, ne m’ont guère donné de réponses en ce qui concerne la question du coût. Si la question “Pourquoi triche-t-on (ou non) ?” est assez bien documentée, la question du coût social de la triche semble donc moins abordée. Quels peuvent être les coûts de la triche ? Sans présumer de leur intensité, on peut, me semble-t-il, énumérer les points suivants :
– le gaspillage de ressources scolaires. Si l’évaluation est faussée par des comportements frauduleux, alors le temps consacré par une classe et un enseignant à l’évaluation est un temps perdu. Pour un nombre d’heures de classe donné, les heures consacrées aux devoirs sur table pourraient être utilisées pour donner des cours. Dans le secondaire, le contingent d’heures attribué à l’évaluation est variable d’un enseignement à un autre, d’un enseignant à un autre, sans toutefois, sauf cas aberrants, s’éloigner d’une moyenne de l’ordre de disons 3 heures par mois, sur la base d’un volume horaire mensuel de 12 à 24 heures de cours. Le cas du supérieur est différent, puisque selon les cas, les évaluations en contrôle continu sont plus ou moins importantes. Le temps de préparation des devoirs et de correction des copies pourrait lui aussi être mieux valorisé par l’enseignant. Chez le tricheur, le temps passé à élaborer une stratégie de fraude peut consommer des ressources non négligeables. A la limite, il peut même passer plus de temps à la préparer qu’à étudier normalement. Loin d’être irrationnelle cette façon de faire peut simplement traduire une utilité retirée de l’acte de fraude en soi (sans parler de pathologies, le goût du risque, le jeu donc, peut le justifier).
– la réduction de l’effort des élèves. L’effet est direct pour les tricheurs qui, si la triche peut payer, ne passeront guère de temps à préparer leurs évaluations et à travailler de façon générale (si la triche peut compenser…). L’effet est indirect pour ceux qui ne trichent pas. Il existe une forme d’externalité négative pour celui qui ne triche pas. Sa performance relative peut être dévalorisée s’il est entouré de tricheurs. Ce qui peut conduire à un certain découragement. Il peut tout aussi bien devenir tricheur lui-même.
– la baisse des capacités d’orientation de la progression pédagogique. L’évaluation est souvent jugée comme une sanction. Or, en principe, elle doit donner des repères pédagogiques à l’enseignant qui oriente sa progression en fonction des résultats obtenus. La note joue un peu le rôle informationnel d’un prix : lorsque l’enseignant l’observe, il doit savoir où investir. Si le signal qu’elle communique est brouillé, cet investissement peut être mal orienté, un peu comme lorsque les prix ne renvoient pas les vrais signaux sur un marché.
– un déficit de coopération. Entre tricheurs et non tricheurs, d’une part. Entre enseignants et élèves, d’autre part. Les comportements opportunistes sont peu propices à la bonne marche d’une classe. La triche conduit à instaurer un cadre institutionnel où chacun cherche à se préserver des comportements opportunistes de l’autre. Dans les relations entre élèves, l’animosité créée par la triche de certains peut réduire les interactions positives en classe (collaboration dans l’apprentissage, convivialité). L’enseignant pourra, pour sa part, pratique vieille comme le monde, prévoir deux sujets pour les élèves assis côte à côte. Le coût de ce monitoring n’est pas négligeable et, surtout, comparé à une situation de respect des règles, est totalement improductif. Ajoutons qu’en dépit des efforts réalisés pour normaliser les sujets, l’évaluation ne sera jamais totalement comparable pour deux sujets différents. Sanctionner les déviants est également coûteux. Sauf à considérer que rédiger des rapports (pour l’enseignant) ou appliquer des sanctions (pour l’administration alertée) est une activité incontournable et naturelle, on comprend bien qu’il s’agit d’un dysfonctionnement (à rapprocher du premier coût évoqué plus haut).
– une baisse des compétences acquises. In fine, le tricheur en sait moins, ceteris paribus, que celui qui ne triche pas. On pourra toujours arguer que les fraudes en examen sont nettement moins fréquentes qu’aux évaluations en cours d’année. L’évaluation finale serait alors la sanction suprême. Ce n’est pas faux. Mais, sur le fond, le déficit de connaissances acquises ne saurait être compensé par un bachotage intensif à l’approche de l’examen, dont l’issue peut être également une note juste suffisante pour décrocher l’examen. Cette remarque appelle d’ailleurs quelques réflexions sur les conditions de mise en place d’un contrôle continu efficace. Imaginez de croiser une tendance à la triche chez les élèves avec des incitations à fermer les yeux chez les enseignants pour gonfler les résultats. Pas terrible… Voir Levitt sur le thème des professeurs qui trichent… Son papier de référence est ici.
Doit-on conclure que les coûts sont énormes ? Non. Pour trois raisons. La première, c’est tout simplement que tout le monde ne triche pas. Peur des sanctions, pression du groupe, amour propre ou internalisation de la fonction de l’évaluation sont autant de motifs qui poussent les individus à ne pas frauder. La deuxième raison, c’est que la triche peut également, sous certaines conditions, favoriser le développement de certaines compétences. On peut citer l’effet positif sur l’apprentissage que constitue la préparation des anti sèche (en les rédigeant, concentré dessus, l’élève en retient l’essentiel, comme s’il avait établi des fiches). Dans le même ordre d’idées, préparer des pompes ou piocher des fragments de réponse chez le voisin peut développer des capacités de synthèse. Pratiquer la triche peut être l’occasion d’apprendre à réguler son stress, bien qu’on puisse supposer que les tricheurs débutants ne sont déjà pas les plus mal lotis en ce domaine. Travailler sur des stratégies de fraude peut aussi être l’occasion de stimuler la créativité. Autant d’éléments qu’on peut mettre au crédit du comportement fraudeur. Enfin, c’est la dernière raison, mesurer les coûts évoqués est sans nul doute d’une grande complexité et je me garderai bien de donner un point de vue sur le sujet. J’espère trouver des études documentées sur la question.
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On s’éloigne un peu du sujet de la triche mais est-ce que le Web ne va pas devenir assez rapidement le fossoyeur de tous les devoirs basés sur l’apprentissage de leçons ?
Je pense plus à l’histoire-géo qu’aux maths en disant ça. N’ayant pas eu de cours dans votre discipline, je ne sais pas trop où se situe l’économie (version scolaire) entre mémorisation et application des enseignements.
D’ici quelques années, une bonne partie des élèves devrait avoir un terminal mobile connecté au Net. Si accéder à la feuille du voisin n’est pas un tabou, il n’y a pas de raison pour qu’accéder à l’information du Web le soit (aux yeux des élèves.)
"D’ici quelques années, une bonne partie des élèves devrait avoir un terminal mobile connecté au Net. Si accéder à la feuille du voisin n’est pas un tabou, il n’y a pas de raison pour qu’accéder à l’information du Web le soit (aux yeux des élèves.)"
C’est possible, mais il va falloir que les stratégies des étudiants (j’enseigne en fac) soient plus fines. Deux exemples:
– Un exposé « La Première Guerre mondiale, une guerre totale? »: l’étudiant fait son exposé en utilisant intensivement (pour ne pas dire mot à mot) deux articles de Wikipédia. Ces deux articles sont nuls (histoire-bataille stupide, valorisations d’anecdotes qui ne sont pas généralisables), ils ne s’en rend pas compte et il conclue: la Première Guerre mondiale est la dernière guerre chevaleresque. Résultat: le web a été un vrai piège, sa note sera catastrophique.
– Un devoir à la maison est à rendre (genre fiche de lecture). L’étudiant pompe un truc téléchargeable en ligne. L’enseignant prend une phrase au hasard, la met dans Google, et retrouve sans problème le devoir d’origine. L’étudiant à 0. On peut le menacer de plagiat (5 ans d’exclusion des Universités françaises, quand même). Il s’est fait avoir comme un bleu.
Pour le moment, je n’ai pas constaté d’autres stratégies.
Face à la même expérience, je rejoins FC: les élèves qui seraient capables de tricher à la fac sans se faire détecter (par exemple en paraphrasant une page de Wikipedia plutôt qu’en en faisant un copier-coller facilement détectable) sont tout aussi capables de se rendre compte que le travail à fournir pour ce faire est supérieur ou égal au travail demandé au départ.
Tant que l’évaluateur arrivera à demander un travail vérifiant cette inégalité, la triche restera peu rentable, et plus discriminante que l’épreuve sans triche.
Deux remarques. Premièrement je suis moins optimiste que FC et léconomiste en matière de test de la triche; tout dépend du système d’incitations dans lequel se trouvent les enseignants (on rejoint là le travail de levitt). Considérons un établissement dans lequel des enseignant sont en concurrence pour attirer les élèves : certains joueront alors "see no evil" devant les travaux de leurs élèves. Diront – en les montrant – que ceux-ci sont brillants et ne s’imaginant même pas qu’ils aient pu être copiés. Pour avoir rencontré le cas, je ne suis donc pas rassuré par la possibilité de tester la triche.
Deuxièmement, la question de la triche me paraît être plutôt un symptome d’un problème plus vaste dans l’enseignement, problème qui va en augmentant : la dégradation des savoirs, qui de fin deviennent des moyens. Pourquoi se forme-t-on? Parce que c’est utile, dans une certaine mesure; mais surtout parce que la connaissance est bonne en soi. Etre instruit est une forme de richesse tout aussi valable que la richesse matérielle, pouvoir accéder à la connaissance tout aussi important qu’accéder aux biens de consommation (voire plus, surtout alors que les besoins de consommation sont largement satisfaits).
Or cette forme de richesse est négligée, et de plus en plus. Les études sont vues uniquement au prisme de l’utilité directe; et l’évaluation est au coeur de ce problème. Pour l’enseignant, mettre des notes est la partie la plus inintéressante du travail : elle impose le travail fastidieux de correction de copies, pour donner une note dont nous connaissons bien les limites intrinsèques. Pour l’étudiant, c’est exactement l’inverse : les savoirs sont une corvée au service de l’objectif qui est l’obtention d’une note. Le développement de la triche va précisément dans ce sens, puisqu’elle consiste à nier les savoirs et à privilégier la note. En somme la triche me semble le symptome d’un problème non quantifiable, mais très préoccupant : la dégradation du statut des savoirs dans la société.
Je pense qu’il y a du vrai dans tout ce qui s’est dit ici. Et que pour paraphraser les grands penseurs de l’internet “on n’est qu’au début, nous manquons de recul”. J’adore cette formule…
En ce qui concerne ton constat sur le comportement des étudiants, il n’est pas faux. Je considère que, pour l’essentiel, je prépare à un examen. Je ne sais pas faire autrement pour faire tourner mes classes. C’est ce qui marche le mieux. J’en conclus que tu as raison. J’essaie d’y mettre autre chose quand je vois l’ouverture. Mais elle se referme généralement vite, très vite. En résumé, la théorie du capital humain est devenu le modèle des agents. Partant de là, le savoir devient ce que tu dis. D’un point de vue civilisationnel, c’est ennuyeux. D’un point de vue économique, c’est inquiétant. Mais là où c’est le pire, c’est d’un point de vue psychologique. Pour moi, aller à l’école dipôme de plus en plus et donne de moins en moins de plaisir. C’est le dual de ce que tu dis, je crois.
Dans les grandes écoles et dans certaines universités se développent beaucoup les évaluations avec documents et cours autorisés. Le travail de l’étudiant est alors moins focalisé sur la mémorisation de données parfois rébarbatives (dates, auteurs, citations…) que sur la compréhension du sens profond de ce qui est enseigné et sur la réflexion autour du cours.
De ce fait, le gain que l’étudiant retire de la triche est fortement réduit.
Je trouve ce concept intéressant. Je prends mon premier poste de chargé de TD l’an prochain et je compte bien tester ce système.
Qu’en pensez-vous ?
Réponse de Stéphane Ménia
Clairement une idée intéressante. Elle a d’ailleurs “toujours” été appliquée par quelques profs. Et elle est aussi utilisée aux oraux d’agrégation d’économie-gestion et de sciences sociales. Sa généralisation est cependant problématique. L’idée derrière, c’est que des professionnels formés n’ont pas besoin de tout savoir par coeur sur tout, comme vous le signalez. Mais de là à ne plus rien savoir… Donc, en gros, soit on ne teste plus des connaissances de base ; soit on allonge les sujets pour que celui qui a appris ait un avantage. Mais dans ce second cas, la triche peut revenir. De façon générale, ça ne me semble valable que pour les bac+3 et au delà.