Une façon d’expliquer pourquoi le progrès technique (qui permet de produire plus avec moins de travail) ne conduit pas à une diminution de l’emploi dans le reste de l’économie est la métaphore du pain et du fromage, présentée dans les questions-réponses d’Econoclaste. Pour résumer, si la productivité augmente dans un secteur de l’économie mais pas dans les autres, cela aura pour effet de déplacer la main d’oeuvre de secteur à secteur, mais sans réduire l’emploi total (sauf à supposer que les consommateurs n’ont plus de besoins à satisfaire, ce qui n’est pas près de survenir). Cette façon de présenter les choses est cependant incomplète, car elle néglige un facteur important, identifié par l’économiste William Baumol durant les années 60, qu’on appelle le “cost disease” (la maladie des coûts).
Depuis deux siècles, les pays développés ont connu une hausse spectaculaire de la productivité du travail; mais cette hausse n’a pas été également répartie selon les secteurs d’activité. Par exemple, comme le constate Baumol, il faut aujourd’hui toujours 5 personnes pour jouer un quintette à cordes, et toujours le même temps. Il faut toujours autant d’acteurs pour jouer une pièce de théâtre classique, et les représentations durent aussi longtemps qu’au moment ou les pièces ont été écrites. De la même façon, il faut autant de temps pour faire une coupe de cheveux aujourd’hui qu’au début du siècle (même si, comme me l’a rappelé un jour ma grand-mère, ce n’est plus tout à fait la même coupe de cheveux : faire une permanente avec un fer à friser électrique est quand même nettement plus aisé). Dans le même temps, la productivité de certains secteurs a grimpé en flèche. Dans les usines automobiles les plus performantes, on assemble une automobile en une dizaine d’heures; Dans les différents sites de Renault, en moyenne, le temps d’assemblage d’un véhicule a été divisé par deux entre 1995 et 2003. Et ce n’est pas un record : dans la production d’ordinateurs, la productivité augmente en moyenne de 60% par an. L’agriculture occupait 80% de la population française il y a deux siècles : elle occupe moins d’un million de personnes aujourd’hui, pour une production totale largement supérieure. Le progrès technologique accroît la productivité dans certains secteurs : dans d’autres secteurs, celle-ci augmente beaucoup moins vite ou reste constante.
Ce déséquilibre de productivité va générer un autre déséquilibre sur le marché du travail : dans les secteurs ou la productivité est en hausse, les salaires vont monter. Pour continuer d’attirer du personnel, notamment du personnel compétent, les salaires des secteurs d’activité dont la productivité n’augmente pas vont eux aussi devoir augmenter. C’est ce mécanisme qui fait que le progrès technologique bénéficie au bout du compte à tous les secteurs d’activité. Le problème, c’est que cette hausse des coûts salariaux devra, faute de gains de productivité, être intégralement répercutée sur les consommateurs. Cela pose donc un problème de perception pour celui-ci. Il y aura des secteurs d’activité dans lesquels, étant donnée la hausse de la productivité, il paie de moins en moins pour obtenir de plus en plus. Mais il y aura d’autres secteurs qui ne bénéficient pas de ces hausses de productivité dans lesquels il doit payer toujours plus pour un service restant parfaitement identique.
Quels sont en général les secteurs dans lesquels il faudra toujours payer plus pour un service identique? Ce sont plutôt les secteurs des services, très intensifs en main d’oeuvre. Le progrès technique touchera moins ces secteurs que ceux qui utilisent beaucoup de capital. On a cité la coiffure ou les spectacles; mais on pourrait y ajouter l’enseignement : il faut toujours autant de temps pour enseigner à une classe d’élèves qu’à l’époque de Jules Ferry. Le seul moyen de réduire les coûts par élève d’un système éducatif est en pratique de réduire la qualité du service (par exemple en augmentant le nombre d’élèves par classe). Le problème est le même en matière médicale. On peut espérer limiter la hausse du coût des médicaments ou des traitements par le progrès technique : mais une consultation chez le médecin prend toujours le même temps; pour accroître la productivité d’un médecin, il faut qu’il consacre moins de temps à chaque patient ou qu’il en traite plusieurs en même temps. Et l’essentiel des soins hospitaliers (personnel médical, hébergement) ne peuvent être réduits qu’en réduisant la qualité du service. C’est cela, la maladie des coûts : sans que l’on puisse en imputer la responsabilité à qui que ce soit, certains services intensifs en main d’oeuvre vont toujours coûter plus cher pour un service identique, sous l’effet du progrès technique dans les autres secteurs d’activité.
Est-ce vraiment un problème? Pas nécessairement. Il suffit que la croissance de la productivité dans les secteurs dans lesquels elle est forte le reste, et soit suffisamment rapide pour absorber la hausse des coûts des secteurs stagnants, et les gains réalisés d’un côté par les consommateurs compenseront les hausses de coût de l’autre côté. Ce qui est le cas actuellement. ce phénomène, cependant, génère deux difficultés principales :
– le sentiment ressenti par les consommateurs que leur pouvoir d’achat diminue s’ils attachent beaucoup d’importance aux secteurs dont la productivité stagne. Dans un précédent post, on a évoqué la différence actuelle en France entre inflation perçue et inflation réelle. Un des articles cités notait que la perception de l’inflation des français semblait déterminée par les hausses de prix du secteur des services. Or, en période de progrès technique rapide, une hausse du prix des services est la première chose à laquelle on puisse s’attendre. Actuellement, le taux de croissance français est inférieur de 0.5 points à ce qu’il pourrait être si les consommateurs n’avaient pas le sentiment que tous les prix montent : le “cost disease” a des conséquences bien concrètes sur la conjoncture.
– le second problème, c’est que la majorité des services de l’Etat est constituée d’activités très intensives en main d’oeuvre et dans lesquelles les gains de productivité sont faibles par nature. On a déjà cité l’exemple de l’enseignement et du système de santé : mais le problème se pose de la même façon pour les services de police, de justice, l’enseignement supérieur, et une bonne part des activités des armées. Dans tous ces secteurs, sans qu’il soit possible d’y faire quoi que ce soit, il est soit nécessaire d’augmenter les prix (sous forme de hausse des prélèvements obligatoires) soit nécessaire de diminuer la qualité des services fournis pour suivre la hausse de la productivité du reste de l’économie. Pour toute une série de produits, les consommateurs constatent que la qualité augmente et que le prix diminue; pour l’essentiel des services publics, ils constatent que les coûts ne cessent d’augmenter pour des performances identiques ou amoindries. Pas étonnant, dans ces conditions, que les critiques du fonctionnement du secteur public soient importantes, tandis que ceux qui y travaillent ont le sentiment (justifié) qu’il n’est pas tellement possible d’en améliorer le rendement.
(description du cost disease via James Surowiecki)
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Très intéressant …
Surtout maintenant avec l’impression de carnaval permanent que donne de plus en plus la vie politique française: on ne sait plus si le spectacle est dans la rue ou si la vie politique elle-même est devenu un spectacle de rue ?
Mais n’êtes-vous pas un peu pessimiste et fataliste par rapport à ce que vous présentez comme l’irrémédiable augmentation des coûts du secteur public et l’impossibilité de les réduire ?
N’oubliez-vous un peu vite les contre-exemples de pays comme le Canada ou même la Suède, les Pays-Bas ou le Danemark qui ont apparemment réussi, sinon à réduire, du moins à rendre plus efficaces, leurs services publics ?
Sans parler de l’apport de certaines nouvelles technologies telles que l’informatique ou tout simplement la réorganisation des services (eg. l’exemple bien connu de la collecte de l’impôt qui coûte huit fois plus cher en France) ou la prévention (notamment pour la santé), voire l’importation de main d’oeuvre moins regardante sur les salaires (en attendant que leurs pays d’origine se dévloppent aussi) … ?