La France fonctionne

On nous a sollicités, comme d’autres blogueurs, pour répondre à une série de questions dans le cadre de la semaine française sur CNN. Les questions sont en français ou en anglais, celles en anglais étant plutôt faites pour traduire un regard "extérieur", en français, un regard national. Voici donc les questions, et des réponses.

1- Pensez-vous que la France ait changé d’image ? Comment définiriez-vous ce nouveau visage ? S’agit-il pour vous d’un concept médiatique ou d’une réalité ?  In his victory speech, President Sarkozy said France had turned ‘a new page’ in its history. Do you agree ?

Non, la France n’a pas changé, et encore moins "tourné une nouvelle page de son histoire". Ses traits distinctifs restent les mêmes, et sont ceux d’une social-démocratie qui fonctionne. La France est une social-démocratie, ce qui se caractérise par un poids important de l’Etat, avec un état-providence extrêmement développé et une solidarité publique qui prend parfois des formes ridicules, lorsque de micro-catégories de la population largement privilégiées bloquent le pays ou manifestent pour bénéficier d’encore plus, avec bien souvent l’assentiment passif de la majorité (les pêcheurs étant le dernier exemple en date), une réponse traduite immanquablement par un impôt ou une réglementation supplémentaire. le degré de réglementation des activités, le poids de normes auxquelles tout le monde se conforme, même lorsque cela confine à l’absurde, sont des traits nationaux, au même titre que le camembert ou le général de Gaulle. Pour autant, une méfiance largement partagée vis à vis du pouvoir conduit la société française à évoluer tranquillement, en dehors d’un pouvoir pour l’essentiel dépassé par les évènements et qui consacre l’essentiel de son temps à affecter d’en être l’organisateur.

En France, il est très difficile de travailler lorsqu’on a moins de 30 ans, tout particulièrement lorsqu’on est en plus sans qualification ou d’origine étrangère. Il est aussi  rare de travailler au delà de 55 ans, sauf si l’on a suivi une carrière politique, auquel cas, on commence à peine sa vie professionnelle. Entre ces deux âges, la proportion de français qui travaillent est l’une des plus élevée au monde, l’on bénéficie d’un haut degré de protection de l’emploi et de protection sociale, d’un niveau de chômage extrêmement bas, et l’on constitue l’une des populations salariées les plus productives et compétentes du monde. Certains trouvent cette situation injuste, mais il est facile de comprendre pourquoi cela ne change pas : ceux qui bénéficient de cette organisation de la société, ou qui peuvent raisonnablement espérer en bénéficier à terme, constituent la grande majorité de la population. Si les choses changent peu, c’est que la société française, de façon inédite dans l’histoire, est une société de privilèges, mais dans laquelle les privilèges bénéficient à la majorité. Comme le remarquait Tocqueville en son temps, les privilèges et les distinctions sont caractéristiques de la société française, et l’on n’en fait disparaître que pour en voir apparaître de nouveaux. Deux économistes ont qualifié la société française de société de défiance, victime d’un mélange d’étatisme et de corporatisme qui entretient la méfiance des uns vis à vis des autres. Comme souvent, ce genre d’analyse est très riche en diagnostic, mais assez chiche en solutions.

Par dessus tout, la France fonctionne. Sa croissance économique et son niveau de vie la placent dans les pays les plus riches du monde. La variété des produits que l’on trouve sur ses marchés n’a que peu d’égales dans le monde. Ses grandes entreprises, son administration, reposant sur un système éducatif remarquablement bien conçu pour faire émerger des élites (et qui parvient relativement bien à éduquer le reste de la population) fonctionnent. Son revenu par habitant est l’un des plus élevés au monde, et croît à un rythme identique à celui des pays comparables, avec un niveau d’inégalités de revenu faible, qui change peu. La société française devient de façon un peu chaotique – mais avec moins de difficultés qu’ailleurs – une société multiculturelle. Ce qui suggère que tous ces problèmes, pour réels qu’ils soient, sont des problèmes de pays riche qui dans le fond, fait son petit bonhomme de chemin.

2 : Comment voyez-vous la France dans 10 ans ? Pensez-vous que le pays jouera un rôle prépondérant sur la scène internationale ou qu’il sera amené à s’effacer ? What do you think most defines France’s reputation around the world ?

La prévision est un art difficile, surtout lorsqu’il concerne l’avenir. Pour répondre à cette question, on peut se ramener 10 ans auparavant et se demander si entretemps, la réputation, le rôle de la France sur la scène internationale ont été prépondérants ou ont eu tendance à s’effacer. La réponse est non, aux deux questions. La France ne joue pas un rôle majeur dans les affaires du monde, ce qui ne veut pas dire qu’elle ne joue aucun rôle, au contraire. La France était, et est toujours, un pays majeur de l’Union Européenne. Elle avait, et a toujours, des troupes stationnées tout autour du monde, spécialement dans des endroits dangereux. Son poids économique relatif a diminué, mais comme celui de tous les pays qui lui sont comparables ou sont plus influents. C’est en pratique l’influence elle-même qui est une valeur qui diminue, en devenant plus partagée. On parle beaucoup de l’essor de tel ou tel pays, voué à devenir un "géant" : on oublie que lorsqu’il y a beaucoup de grands, personne n’est vraiment grand. En se reportant à une échelle de temps plus longue, l’économiste M. Friedman avait fait remarquer que les 5 pays les plus riches du monde étaient pratiquement les mêmes en 1900 et en 2000.

3 : Pensez-vous que la culture française soit encore vivante et dynamique ? Certains commentateurs ont souligné récemment la mort de la culture française, cela est-il justifié ?Is French Culture still alive today ?

La culture est un domaine sujet à des modes, et marqué par la très grande importance temporaire d’un tout petit nombre d’individus ou oeuvres, importance qui passe aussi vite qu’elle est venue. On produit en France toujours une grande quantité de livres, de films, d’oeuvres d’art, avec ce mélange typiquement national de réglementations et de dispositifs d’aide d’un côté, et de création totalement décentralisée, anarchique et méfiante vis à vis du pouvoir de l’autre; ce mélange produit beaucoup de choses navrantes, et de temps en temps, quelques gemmes.

Quels sont à vos yeux les Français les plus influents ? Who are France’s most influential people ?

Le magazine Foreign Policy publie régulièrement une liste des 100 penseurs les plus influents du monde. L’année dernière, la liste comprenait 4 français, trois philosophes et un spécialiste de l’islam; cette année, elle comprend 5 français : Une spécialiste des relations internationales, une économiste, un spécialiste de l’islam (mais pas le même que l’année précédente), un philosophe grincheux, et l’inclassable Jacques Attali. La liste de l’année prochaine ne manquera pas d’être différente. Ces listes montrent surtout que l’influence est dans ceux qui la définissent, plutôt que dans ceux qui sont supposés l’exercer. Ce qui caractérise notre époque, c’est surtout le fait que l’influence est une valeur en voie de disparition. Il fut un temps ou l’on pouvait écrire un livre et changer le monde, ou même, changer le monde tout court; aujourd’hui, c’est plus compliqué. Ce n’est d’ailleurs pas un mal.

Que signifie pour vous être français ?  What do you think is unique or distinctive about the French ?

Au coeur de l’identité française, on trouve de nombreuses contradictions. Un Etat corporatiste pesant, joint à une méfiance généralisée vis à vis du pouvoir; des spécificités inombrables, grandes et petites, jointes à l’idée selon laquelle la France a une vocation universelle; un goût prononcé pour l’égalité, joint à la multiplication des privilèges; une large ouverture au monde extérieur et à la nouveauté, joint à une grande méfiance de tout ce qui vient de l’étranger et un fort conservatisme. Et par dessus tout, la peur du déclin, de cesser d’être "exceptionnel" sous l’effet homogénéisateur du monde extérieur, de cesser d’être prospère lorsque les autres le deviendront, l’idée que l’avenir sera immanquablement négatif : soit il faudra "changer" pour se sauver, et au passage devenir comme les autres et perdre son identité; ou alors, conserver son identité et être voué au déclin. L’étatisme est source d’angoisse, en créant l’illusion, immanquablement déçue, de pouvoir maîtriser le cours des évènements. Les français souffrent de l’impression que leurs spécificités sont des handicaps. Il n’y a pas de raison, pourtant, de le penser.

Et vous? Comment auriez-vous répondu à ces questions?

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Alexandre Delaigue

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11 Commentaires

  1. La citation de Pierre Dac c’est plutôt: "Les prévisions sont difficiles, surtout lorsqu’elles concernent l’avenir."

  2. Puisque c’est proposé, je me suis amusé à répondre à ces questions. Bon, je confesse aussi que ça pourrait finir dans le bar à Jojo, j’ai bu quelques bieres en faisant ça, même si j’ai essayé de le faire sérieusement.

    1- Pensez-vous que la France ait changé d’image ? Comment définiriez-vous ce nouveau visage ? S’agit-il pour vous d’un concept médiatique ou d’une réalité ? In his victory speech, President Sarkozy said France had turned ‘a new page’ in its history. Do you agree ?

    Non, je pense que la France reste aux yeux du reste du monde un pays de raleurs grêvistes avec des paysages magnifiques et où l’état a un poids démesuré dans tous les domaines, parfois en bien, souvent en mal.

    Bien sur, sur une plus longue période on peut considérer qu’elle a perdu une partie de son rayonnement, ce qui est logique dans un monde du plus en plus multipolaire. D’une manière générale, « changer d’image » est quelque chose d’excessivement difficile, déjà pour un individu et donc a fortiori pour une nation : l’Amérique est depuis toujours un pays où la liberté individuelle et la patriotisme sont les références absolues, l’Allemagne projette quoiqu’elle fasse l’image d’un pays où la rigueur est le mot d’ordre absolu, la Russie, malgré la chute du communisme, a « choisi » à nouveau un système politique qu’on peut qualifier de totalitaire…

    Si par « changer d’image » on veut signifier la volonté afficher de libéraliser l’économie afin de mieux s’adapter à la compétition mondiale, on peut noter un changement mais aussi que les partisans de cette politique (y compris à l’étranger) sont déçus des réformes entreprises qui ne sont d’après eux pas assez approfondies. Donc si « nouvelle image » il y a eu immédiatement après la dernière élection présidentielle, l’ancienne, où le clientélisme, le corporatisme et les réticences d’une opinion publique inquiète à tort ou a raison freinent les réformes, revient rapidement.

    2 : Comment voyez-vous la France dans 10 ans ? Pensez-vous que le pays jouera un rôle prépondérant sur la scène internationale ou qu’il sera amené à s’effacer ? What do you think most defines France’s reputation around the world ?

    Dans 10 ans la France aura certainement démantelé une grande partie de son système de protection social. Dans le meilleur des cas cette suppression sera accompagnée d’une période de croissance importante permettant de limiter la progression de la pauvreté ; dans tous les cas les inégalités y seront donc beaucoup plus importantes que maintenant.

    Sur le plan internationale, l’Europe aura accru considérablement son importance au dépend des initiatives nationales. La France aura donc une visibilité moindre, mais en conservant une certaine influence au sein de l’UE jouera un rôle indirect sur la scène internationale.

    3: Pensez-vous que la culture française soit encore vivante et dynamique ? Certains commentateurs ont souligné récemment la mort de la culture française, cela est-il justifié ?Is French Culture still alive today ?

    Là je n’ai vraiment j’ai pas d’avis ; je me suis jamais intéressé au sujet.

    Quels sont à vos yeux les Français les plus influents ? Who are France’s most influential people ?

    DSK, Sarko, plus les deux ou trois milliardaires habituels (Bouygue, Lagardère,…).
    Je donne donc de personnes influentes dans les « milieux autorisés », je ne pense pas qu’il existe actuellement des intellectuels Français capables d’influencer « le peuple », comme a pu l’être Sartre par exemple.

    Que signifie pour vous être français ? What do you think is unique or distinctive about the French ?

    Pour moi, être Français, c’est avoir la chance de vivre dans un pays où la nourriture est fantastique, les paysages variés et magnifiques, et qui possède un système « permettant d’assurer la prospérité de presque tous en décourageant la concentration de le richesse entre quelques mains »(Jerome Guillet, Lemonde, le 10/09/07)- du moins pour l’instant-, ainsi que quelques restes d’une pensée humaniste.

  3. "Un Etat corporatiste pesant,"

    ça pourrait très bien ne pas durer longtemps.

    Ne serait-ce que parce que, pour la première fois depuis 33 ans, ni notre Président, ni dans une moindre mesure notre 1er Ministre ne sortent de ces milieux. S’il fallait chercher ne serait-ce qu’une raison de voter UMP, celle-ci est certainement suffisante.

  4. Très belle synthèse.
    Quand vous dites cependant "Il fut un temps ou l’on pouvait écrire un livre et changer le monde", pensez-vous donc que l’on ne puisse plus écrire Le Capital ? Vous allez étouffer dans l’oeuf bien des vocations !

  5. Mmmmmh… Je suis toujours frappé par l’empressement que nous avons, nous autres Français, à dénigrer sans nuance notre pays. Grosso modo toujours le même refrain : ringard, inadapté à l’environnement international, son pouvoir phagocyté par les crânes d’oeufs de l’ENA, rongé par le corporatisme, géré de manière laxiste (aaaah l’angoisse du déficit !!)… Bref, à part l’Union Soviétique, je me demande si l’humanité a jamais connu pire système !

    Et pourtant, malgré toutes ces "qualités", la France reste parmi les pays les mieux classés en terme d’indice de pauvreté. L’allemagne est même le seul pays de taille comparable, à être mieux classé. Le royaume uni et les états unis (modèles s’il en est de pays performants qui ont eu le courage de la réforme eux !) sont largement moins bien classés… Ce paradoxe serait-il l’expression du fameux génie français ? 🙂

  6. Indéniablement, si je résume, une vision positive de la France. Pas béatement optimiste, mais positive quand même. J’aime beaucoup cette théorie sur l’influence, la perte de l’influence qui est finalement commune à tous les principaux pays de l’union européenne de même que sur les personnes influentes.
    Je reste sur ma fin sur la capacité de la France à s’adapter à la nouvelle donne, les pays désormais plus qu’émergents, l’adaptation aux contraintes environnementales, mais ç’aurait peut-être fait un roman…

  7. Je serais plus mitigé sur la présence culturelle : autant il y a encore nombre d’artistes en France, autant leur influence relative das le monde est plutôt faible.
    Ce n’est pas lié qu’à un phénomène de mode : l’émergence de nouveaux pays (la Chine, l’Inde…) mais aussi la façon dont les Allemands (par exemple) mettent le poids sur les écoles d’art (qui permet l’arrivée d’une nouvelle école de peinture), la vivacité interne des marchés de l’art, la lisibilité et l’ouverture de l’offre culturelle vers des non-spécialistes (la visibilité dans les médias, par exemple…) : autant de facteurs qui expliquent le peu de poids de l’art en France, et donc à l’étranger.

  8. Il suffit de comparer le niveau de la presse française, du journalisme francophone en général, des débats politiques français, la qualité de la gouvernance tant locale que nationale en France pour s’en convaincre : s’il existe en effet sans doute encore quelques intellectuels français au niveau de leurs pairs, il n’existe pas de vie intellectuelle en tant que telle en France.

    L’ascension et la chute de le Pen, Bayrou, Royal, et sans doute d’autres, ainsi que l’échec du référendum européen en 2005 sont encore, à mes yeux du moins, d’autres indices de la chute de la capacité globale de la France à simplement appréhender son époque.

  9. A noter que parmi les 5, le philosophe grincheux est mort, mais qu’on pourrait ajouter le prix Nobel Gao Xingjian classé "China" alors qu’il vit en France et que ses écrits sont interdits par Pékin.

  10. Etat de la france: culture : ne resumons pas la culture aux artistes ou aux spectacles. la culture comme l’identité est notre "asset" et "knowledge" commun. C’est une arme economique et de differentiation.
    Cette culture permet de penser et de produire autrement.
    La France vie au présent et souffre d’un profond malaise sociale, de l’être ensemble.

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