La discrète dégradation du débat économique

Rationalité Limitée s’énerve des réactions consécutives aux Nobel de Diamond, Mortensen et Pissarides. C’est devenu un marronnier à chaque Nobel d’économie : on a désormais toujours droit au paresseux de service expliquant que le Nobel d’économie n’est pas un vrai Nobel, que l’économie n’est pas un sujet méritant le Nobel, contrairement, on peut le supposer, à l’indiscutable qualité du Nobel de la paix remis à Obama ou Kissinger, ou du Nobel de littérature que Tolstoï et Borges n’ont jamais obtenu. Ce genre de choses mérite à peu près autant d’attention que les couvertures sur les franc-maçons de ces hebdomadaires d’information que l’on consulte chez le coiffeur.

Mais Rationalité Limitée relève surtout des critiques de fond, trouvées dans cet article ou dans ce post. Selon ces critiques, les travaux de ces Nobel 1- ne nous apprennent rien de nouveau et 2- sont d’une application pratique extrêmement limitée, voire nulle.

On peut constater que ces trois critiques de fond ont un point commun : elles se contentent de critiquer des commentaires, des présentations simplifiées et résumées des travaux des Nobel, sans parler directement de celles-ci.

Alors, il peut y avoir une bonne raison à cela : quand on fait du commentaire à chaud, que ce soit pour répondre à la presse ou rédiger une réaction rapidement sur un blog, on ne dispose pas du temps matériel pour aller se plonger dans une littérature ardue et technique. Au hasard, l’article principal de Mortensen et Pissarides est celui-ci, et vous pourrez constater que son décodage n’a rien d’évident. Lorsque j’ai rédigé mon propre article explicatif, je me suis appuyé sur les liens fournis en fin de post; lorsque j’ai répondu à un journaliste sur le sujet, j’avais tout juste eu le temps de lire ce papier de Diamond en diagonale. Cela conduit nécessairement à des simplifications, voire à des erreurs : j’ai fait dans la première version du post une grossière confusion qui a été relevée par un lecteur. L’idée de ce genre de post explicatif est de fournir quelques intuitions simples, à partir desquelles il est possible, quand on a plus de temps, d’aller se pencher plus attentivement sur cette littérature.

Mais le point commun de nos trois critiques est de partir du principe que la critique des explications simplifiées et résumées de ces travaux suffit à les discréditer. Il n’est pas besoin, dans cette perspective, d’aller voir plus loin qu’une discussion à base de remarques de comptoir sur le rôle de l’assurance-chômage pour traiter de cette question. Pour qui a envie de se fatiguer un peu plus, il trouvera :

– que le modèle de Mortensen et Pissarides décrit une évolution du chômage déterminée par des chocs sectoriels de productivité, qui affectent le rythme des destructions et des créations d’emploi. Leur modèle ne repose pas sur des hypothèses bizarres comme le fait que les salariés sont pris de brusques accès de paresse ou la rigidité complète des salaires; lorsqu’il est calibré avec les données dont on dispose sur l’évolution de la productivité du travail aux USA, le modèle décrit les fluctuations effectivement constatées de l’emploi.

– Que ces deux auteurs ont étudié, à l’aide de ce modèle, l’impact de diverses politiques publiques régulièrement utilisées pour élever l’emploi. Faut-il baisser les charges sur les bas salaires? quel est l’effet de subventions à l’embauche, de restrictions ou de taxes sur les licenciements? Quel est l’impact d’une variation du montant et de la durée de l’assurance-chômage? Il n’est pas difficile d’avoir un avis préétabli sur chacune de ces questions. Allez voir les réponses apportées à ces questions par les auteurs; vous serez surpris du résultat. Dans une période de chômage élevé, dans laquelle ces différentes options politiques seront certainement proposées, c’est il est vrai parfaitement inutile de se poser ce genre de questions.

– Vous pensez qu’il faut travailler plus pour gagner plus, que le meilleur moyen d’accroître le pouvoir d’achat est d’accroître le niveau de formation des personnes et leurs incitations à l’effort? Prudence, vous dira Mortensen. l’économie du travail montre qu’à compétences égales, des personnes peuvent se retrouver avec des différences de revenu extrêmement importantes sous l’effet de la dynamique du marché de l’emploi, et des inégalités de salaire de départ peuvent avoir des conséquences de très longue durée. Cela a une implication claire : si vous êtes préoccupé par les inégalités, se contenter de l’égalité des chances ne suffit pas. Des sociologues de talent en parlent aussi. N’est-il pas intéressant de disposer d’analyses diverses sur cette question fondamentale?

Alors il est certain que ce genre d’analyse ne va pas dans le sens de ceux qui veulent des opinions simples et tranchées. C’est le message de l’analyse économique moderne : la complexité, l’absence de réponses simples. Qui plus est, à cette complexité du monde enfin reconnue par les économistes est apportée une réponse d’une haute sophistication mathématique, qui rend difficile la transmission de ces idées dans le débat public. Mais cela veut dire qu’il y a besoin de passerelles, pas de gens qui se contentent de dire que les maths c’est compliqué (et de droite) et qu’il vaut mieux revenir à nos bonnes vieilles conversations entre personnes dont les certitudes sont inversement proportionnelles aux connaissances.

Il y a 10 ans, j’aurai été optimiste sur le sujet. Parce que le débat économique en France semblait prendre une direction dans laquelle les économistes étaient à leur place : moins d’idéologues se drapant dans leur position de “scientifique” ou s’abritant derrière un langage abscons et quelques oripeaux universitaires, mais au contraire, des économistes à leur place, qui consiste à utiliser autant que possible, avec leurs outils imparfaits, des options qu’il ne leur appartient certainement pas de choisir à la place des politiques. Des savants à leur place, telle que définie par Max Weber. La création du Conseil d’Analyse Economique était à ce titre, emblématique : ses rapports étaient lus et contribuaient, certes temporairement, au débat social. On pourrait y ajouter la multiplication d’ouvrages de vulgarisation dans le bon sens du terme.

Nous n’en sommes plus là aujourd’hui. Ce n’est pas le jour pour chercher les causes de ce phénomène, simplement de constater que le débat économique en France est tout simplement affligeant. La question du commerce international est confisquée par de pseudo experts ne sachant pas ce qu’est un avantage comparatif. Le débat sur les retraites a consisté à mettre de côté tout ce que l’on sait sur le sujet. La réforme de la finance oscille entre propositions démagogiques et morgue politico-administrative, sous le regard des lobbys. La question des finances publiques se limite à l’horrible-dette-qui-étouffe-nos-enfants versus “faisons payer les riches”. Je ne parle même pas des questions migratoires ou des questions liées aux droits d’auteurs. Et depuis combien de temps avez-vous lu quelque chose sur un rapport du CAE dans un quotidien?

Les savants n’ont pas vocation à diriger, à se substituer aux politiques. Mais il faudrait se méfier des républiques dans lesquelles on pense pouvoir se passer des savants.

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Alexandre Delaigue

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14 Commentaires

  1. L’économie n’est certainement pas le seul domaine où les avis scientifiques sont dédaignés. Un bon exemple est celui des vaccins de la grippe A, où on a entendu pis que pendre sur des vaccins prétendument dangereux… De l’autre côté, on a complètement ignoré les enseignements de l’hiver austral (grippe peu virulente) et lancé une campagne délirante.

    On peut même dire que ce n’est pas seulement la science qui est affectée mais simplement les avis raisonnables et raisonnés. Le référendum de 2005 est révélateur à cet égard: combien de temps a-t-il été question des vrais changements qu’il apportait? Combien d’avis délirants a-t-on entendus? Résultat 55% de non. Ceux qui officient dans la sphère publique ont compris le message: raisonner ne sert à rien. Alors la science … Si en plus de raisonner correctement, il faut se taper des cours de maths de fac, rotfl…

  2. Comment expliquer que des économistes universitaires oublie toute forme de rigueur lorsqu’ils ont accès aux médias? Olivier Pastré fait régulièrement des contre-sens majeurs sur France Culture. Bernard Maris ne semble pas capable de formuler un argument construit sur le commerce international, la distribution des revenus ou la politique fiscale. Ce sont les deux qui me viennent a l’esprit, mais la tendance est générale.
    Ces économistes utilise leur légitimité d’universitaire pour faire de la politique. Pourtant en tant qu’universitaire ils doivent être au courant que peu de problèmes économiques ont une réponse tranché et indiscutable. J’espère qu’ils n’enseignent pas de la même façon qu’ils prêchent dans les médias. Le phénomène n’est pas que français, il suffit de lire Krugman dans le NYT.
    Est-ce l’exposition médiatique qui fait oublier toute subtilité, ou les médias choisissent ils uniquement des économistes désireux de fournir des réponses simplistes a des problèmes complexes?

    Réponse de Alexandre Delaigue
    Ma fréquentation des médias m’a permis de constater certes une demande de simplicité et de message schématique; mais il y a aussi énormément de journalistes désireux de comprendre et de faire comprendre à leurs lecteurs. Ha, sinon, bon blog, continuez.

  3. @Borderline
    My 2 cents :

    La sensation d’être influent, d’être écouté et de pouvoir peser sur le cour des choses peut être quelque chose de grisant. Il y a alors une incitation à produire un discours offensif et tranché, qui va générer beaucoup plus de réactions et de feedback que la rédaction d’un article technique et nuancé. C’est en abusant de ce principe que plusieurs personnages (Zemmour, BHL etc) ont réussi à occuper l’espace médiatique.

    D’autre part l’incitation à produire de la pensée complexe, richement argumentée, vient du niveau de la contradiction. En gros, ce qui pousse les chercheurs à privilégier la complexité sur l’idéologie dans leurs papiers, c’est le contrôle social de la communauté des chercheurs sur elle-même. Mais cette incitation disparait dès lors qu’on entre dans l’espace médiatique.

    L’effet est probablement décuplé lorsque vous rédigez une chronique quotidienne, c’est-à-dire d’une certaine façon quand on vous paye pour parler alors que vous n’avez pas forcément quelque chose à dire. Passé la 150ème émission, la rigueur du travail en amont risque de s’émousser un peu.

    Bref, une histoire d’institution, plus qu’une histoire d’agent 🙂

  4. Bonjour,
    Vous parlez dans votre titre de débat économique, est-ce vous pourriez du coup s’il vous plaît faire un billet pour nous expliquer comment apparaissent les profits dans une économie ? Ette Rodox sur son blog propose que chaque blogueur économiste publie son explication afin de permettre aux néophytes de les comparer, je trouve l’idée pas bête enfin personnellement ça m’intéresserait.
    Merci,
    Celia

  5. le premier lien ne marche pas…

    "lorsqu’il est calibré avec les données dont on dispose sur l’évolution de la productivité du travail aux USA, le modèle décrit les fluctuations effectivement constatées de l’emploi."

    je sais pas d’ou ca sort, mais la literature recente ne dit pas ca du tout. le papier de 1994 REstud etait calibre avec des chocs enormes.
    (c’est le pt de Shimer 2005 AER)

    Plus profondement, je ne pense pas que le modele MP dise quoi que ce soit sur l’origine des chocs, et il peut etre analyse avec divers chocs.

    La grande contribution, amha, est de reflechir au chomage comme a un probleme de flux bruts et non nets.
    Les statistiques a ce sujet sont eclairantes, et a l’oppose de l’a priori de bien des gens: il y a 4m d’emplois crees et autant detruits chaque annee en france. le solde net varie entre -400k et +400k.

  6. Je ne sais pas. Non pas que ce soit un drame pour l’Humanité, mais je ne peux pas m’empêcher de constater qu’au niveau local (communautés urbaines, conseils régionaux) les économistes ont un véritable rôle de conseil auprès des instances politiques. C’est ce que dit Tirole avec TSE, mais même en n’étant pas dans une fac du même standing que Toulouse je constate (pour y être personnellement impliqué) une demande réelle des autorités locales pour une expertise économique guidant leurs décisions.

    Alors certes, la rentabilité de la future ligne de métro de Rennes, l’état de santé des étudiants de Nancy ou la nouvelle rocade de Toulouse, ça ne fait pas rêver comparer aux "grands sujets" que sont les retraites, la finance, etc. Mais peut-être y a-t-il dans le débat national un biais qui ne le rend pas nécessairement représentatif de l’état réel du débat économique en France ?

    Par ailleurs nous sommes dans une période économique compliquée, qui facilite la tenue de discours simplistes de la part des politiques. Mais à un moment donné on verra bien que tout ça ne marche pas, concrètement, et peut-être reviendra-t-on (un peu) vers les experts ? Ce que je veux dire par là c’est : et si cette baisse de la qualité était "conjoncturelle" plutôt que structurelle ?

    Je pose seulement ces questions, à titre heuristique. Je n’ai aucune idée des réponses.

  7. Une mesure de ce que vous dites est la multiplication des explications en termes de "théories du complot" où la désignation de boucs-émissaires tient lieu de démonstration scientifique. Mais ce n’est malheureusement pas le propre des débats économiques. C’est l’époque qui veut semble vouloir celà (voir le commentaire de OSC). Même les polars font désormais des théories du complot leur fond de commerce !

  8. La modernité (cad la raison) a laissé la place à la post-modernité, qui consiste à recycler des slogans publicitaires, à jeter de la poudre aux yeux pour masquer la faillite des idéologies.

    Voilà pourquoi je n’ai strictement aucun avis sur le débat des retraites: je ne suis pas habilité à en avoir un, n’ayant aucune connaissance des données du problème, et n’ayant entendu à AUCUN moment une voix de la raison pour avoir un aperçu clair.

  9. Le premier lien, je voulais dire, est le meme que le deuxieme.

    Sur la degradation du debat, je ne suis pas sur de partager votre pessimisme. Certes, le debat n’est pas genial, mais je doute qu’il l’ait jamais été, et je pense que les pressions populistes persisteront, en partie avec raison (c’est l’un des inconvenients de la democratie, ce populisme!). Il faut de l’education tres en amont (e.g. au lycee).

    Je trouve exageres les critiques de l’action du gouvernmenet sur les retraites, on en fait pas des choses subtiles, on cherche juste a equilibrer les comptes en reduisant les depenses, comme tant d’autres pays l’ont fait. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’existe pas des reformes tres raffinees qui soient superieures, mais la on est dans le basique: on veut juste budget-balance.

  10. anonymecon: le bon sens voudra qu’au constat 1) de l’incapacité des gouvernements à gérer un enjeu 2) de l’immensité de notre ignorance, on se prenne à rêver que, par chance, ce ne soit pas le gouvernement qui y puisse quelque chose.

    Et essayer de faire du débat économique autre chose que du lobbying en direction des gouvernements du jour.

  11. Le drame, c’est qu’il y a un gouffre entre les « experts », qui débattent sur des modèles complexes à grands coups de mathématiques niveau licence ou plus, et le grand public qui ne connaît pas le B A BA de la réalité économique. Celia en donne un bon exemple en demandant « comment apparaissent les profits dans une économie ? ». On devine qu’elle en sait une chose : que c’est très mal ; mais elle n’a aucune idée de ce que c’est, alors qu’on devrait l’enseigner à l’école primaire, et comme une leçon de choses en se gardant de tout jugement et de toute idéologie. Je suis bien d’accord avec anonymecon sur ce point.

    Cette lacune conduit le grand public à penser que tout ça c’est bien compliqué et que c’est le domaine réservé du gouvernement et des experts, tout en se réservant le droit de descendre dans la rue et de bloquer les routes quand le gouvernement et les experts arrivent à des conclusions qui ne lui plaisent pas. Une compréhension minimale des notions et des mécanismes élémentaires de la vie économique permettrait au moins de reconnaître les charlatans et les manipulateurs.

    Say écrivait déjà en 1803 :
    « Nous devons donc faire en sorte de répandre les notions avérées plutôt que de poursuivre leurs dernières conséquences, et chercher à étendre la base des sciences plutôt qu’à en élever le faîte. Mais que cette tâche est grande encore, et que les nations qu’on dit civilisées sont encore ignorantes et barbares ! Parcourez des provinces entières de cette Europe si vaine de son savoir ; questionnez cent personnes, mille, dix mille : à peine sur ce nombre en trouverez-vous deux, une peut-être, qui ait quelque teinture de ces connaissances si relevées dont le siècle se glorifie. On n’en ignore pas seulement les hautes vérités, ce qui n’aurait rien d’étonnant ; mais les élémens les plus simples, les plus applicables à la position de chacun. » (Traité d’Economie Politique, Discours préliminaire)
    Je crains que la situation n’ait fait qu’empirer depuis, et que l’enseignement des SES au lycée n’y ait pas changé grand-chose. Sinon, on ne verrait pas les lycéens manifester contre la réforme des retraites

    Et d’accord aussi avec Molps : ne pas compter sur le politique pour résoudre des problèmes sur lesquels il est structurellement incompétent, et laisser les gens qui se pensent compétents proposer des solutions et voir à l’usage lesquelles marchent et lesquelles ne marchent pas – ça s’appelle la libre entreprise.

  12. Non non je n’ai rien contre les profits, mais on nous dit juste qu’il y a différentes théories en économie, chacun traitant les autres de charlatans. Ca m’aurait plu si sur un point précis on pouvait comparer ce que chacune propose (mais que ce soit les profits ou pas ça m’est égal).

  13. Alors là, Celia, tout ce forum n’y suffirait pas, car on ne peut pas isoler "un point précis". En économie, tout se tient. Si vous voulez comprendre, il va falloir vous donner le mal d’étudier par vous-même et de vous faire votre propre opinion.
    En attendant, si une vue tout à fait hétérodoxe (la mienne) de l’histoire de la pensée économique vous intéresse, c’est ici : gdrean.perso.sfr.fr/artic…

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