C’est le consternant “faire face à la déraison financière” signé par L. Jospin et F. Morin dans le Monde daté d’aujourd’hui, qui bat le record de l’enfilage de perles.
Après avoir expliqué que les partisans des changes flottants n’avaient pas anticipé que les changes flotteraient (sic), les auteurs semblent trouver anormal que le flottement des devises ait conduit au développement de produits dérivés pour la couverture des fluctuations de change; de la même façon, on pourrait se demander pourquoi les gens achètent des objets pour ensuite s’assurer contre le vol : s’ils pensent être volés, pourquoi ont-ils acheté ces objets?
Les auteurs s’obstinent à dire que la finance est “malade” mais n’ont pour justifier cela que des volumes de transactions élevés, qui ne signifient rien : Si le même dollar passe par 5 personnes différentes, cela donnera lieu à 5 dollars de transactions; si ce dollar passe par 100 personnes, cela donnera lieu à 100 dollars de transactions. Où est le problème exactement? On ne le saura pas. Les montants énormes présentés ne servent qu’à jouer à l’épouvantail, sur le thème du grand méchant loup. On nous inflige ensuite la scie selon laquelle la hausse des prix des matières premières est venue de la “spéculation”, ce qui n’a aucun sens (voir par ici les termes du débat).
Les préconisations oscillent entre le yaka et la naiveté la plus consternante. Réguler les agences de notation? Elles le sont déjà et visiblement mal : il faudrait d’abord se demander pourquoi avant d’en rajouter une couche. Créer un “organe de réglement des conflit financiers” mais pour quoi faire exactement? S’il existe un organe de réglement des différends en matière de commerce, rattaché à l’OMC, c’est que les pays signent dans ce domaine des traités (le GATT, et les accords issus des fameux “rounds” de négociations). L’ORD ne peut alors que constater si les pays respectent ces traités ou non. Il n’y a rien de tel en matière monétaire et financière : la politique de change relève de la discrétion des Etats et des banques centrales, et on voit mal qu’il en soit autrement; imagine-t-on ce que donneraient des discussions entre les gouvernements chinois et américains sur le taux de change dollar-yuan? Si parfois des accords sont possibles (comme l’accord du Plaza dans les années 80) c’est parce que tous les pays participants y trouvent un avantage; un “organe de réglement des conflits” en la matière n’a pas grand chose à apporter. S’imaginer ensuite qu’une institution fusionnant le FMI et la Banque des règlements internationaux serait d’une “légitimité incontestable”, il faut le lire pour le croire, quand on sait que le FMI est tellement apprécié de par le monde que plus personne ne veut se trouver dans la situation de devoir lui emprunter de l’argent. La conclusion lyrique sur la création d’une “monnaie internationale” qui permettrait de taxer les mouvements de capitaux (et pourquoi donc? Rien n’empêche un gouvernement de taxer comme il l’entend dès aujourd’hui les flux de capitaux, si ce n’est la très grande stupidité de la chose) ne vaut même pas le papier sur laquelle elle a été imprimée.
Pourquoi s’énerver sur cet article? C’est que, comme l’ont rappelé Thesmar et Landier, et comme l’histoire est racontée dans Capital Rules, entre 1983 et 1986, ce sont des fonctionnaires et des dirigeants politiques socialistes français qui ont fait l’architecture financière mondiale et la libéralisation des mouvements de capitaux. Loin d’être le fruit de soi-disant “idéologues néolibéraux” le développement de la sphère financière a été le fait de quelques personnes qui savaient comment fonctionnait la finance, et ce qu’elle permettrait d’obtenir (tout particulièrement attractive était à l’époque la perspective de pouvoir financer l’endettement public à coût réduit grâce à des marchés plus étendus et plus liquides). Il est navrant de voir que l’orthodoxie est désormais “la finance, j’y comprends rien, alors ça doit être très mal”.
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Effectivement, cet article est formidable.
Spéciale dédicace à Lionel J., apparatchik de longue date du PS. Je pense donc qu’il a approuvé le traité de Maastricht en 92. On sait aussi qu’il était premier ministre lors de l’arrivée de l’euro en 99.
Cela ne l’empêche pas d’écrire sans honte:
"La vision néolibérale a imposé la croyance qu’une nouvelle croissance favorable à l’épargne se produirait en libérant les taux de change, puis les taux d’intérêt de la tutelle des Etats."
Il est donc contre l’indépendance des banques centrales (comme la BCE) si je comprends bien…
Hyman Minsky l’avait démontré, bien avant la globalisation, la déréglementation, les produits financiers complexes etc. Il existe trois cycles :
1) La hedge finance : la croissance ou l’inflation (ou bien les deux) couvrent les dettes, on paie les intérêts et on amorti la dette
2) la spéculation : on ne paie plus que les intérêts
3) l’ère de "Ponzi", on se refile la patate chaude, les actifs s’effondrent aussi vite que s’accroit la soif de liquidités.
Voila, il faut faire avec (et nous avons dépassé un moment-Minsky), mettre les sous de coté pour les temps difficiles qui sont inéluctables. En tout cas il aurait fallu le faire.
Quand j’entends le mot "spéculation", je sors mon revolver. Le pb, c’est qu’on n’entend plus que ça !
Rappelons que Lionel Jospin a une formation d’économiste.
Réponse de Alexandre Delaigue
oui, datant du début des années 70. Remarquez, c’est peut-être pour cela qu’il voudrait revenir aux changes fixes, ça lui permettrait de ressortir ses vieux cours.
Je suppose que même un socialiste a le droit de changer d’avis en vingt-cinq ans.
Incidemment, il me semble intéressant de noter que c’est la difficulté de financer la dette publique dans les années 1980 qui a été la cause première de la naissance de la finance internationale. Thesmar et Chandler signalent certainement eux aussi les menaces que le FMI avait adressé à la France en 1983 concernant leurs déficits publics, menaces rétrospectivement difficiles à comprendre au vu des données techniques de l’époque. Ces menaces ont d’ailleurs été la raison première du début du dialogue entre haute fonction publique socialiste françaises et instances multilatérales, dialogue qui, à mon avis, contribua grandement à la naissance de l’économie financière d’une part, et au divorce entre le PS et sa base électorale.
A ce propos, quelqu’un pourrait-il m’expliquer le modele Krugman-Thoma, tel que visible ici : economistsview.typepad.co… sur le prix des commodities ? Merci…
Je vais essayer de prendre le point de vue des deux auteurs.
"Après avoir expliqué que les partisans des changes flottants n’avaient pas anticipé que les changes flotteraient (sic)…"
Peut-être les auteurs trouvent-ils que les changes flottent plus qu’anticipé. Par exemple, l’euro en sept ans a vu sa valeur en dollar presque doubler. Les auteurs (à l’instar de beaucoup de gens) donnent les explications qu’ils peuvent à ces fluctuations. Comme ils ne voient pas les liens avec l’économie réelle, l’ explication ne peut être que financière, il s’agit donc de la recherche du gain par la spéculation.
"Si le même dollar passe par 5 personnes différentes, cela donnera lieu à 5 dollars de transactions; si ce dollar passe par 100 personnes, cela donnera lieu à 100 dollars de transactions. Où est le problème exactement?"
Je pense que le problème aux yeux des auteurs est le suivant : pour un dollar de marchandise, s’il y a 100 transactions, il y a plus de 90 transactions inutiles. Ces intermédiaires inutiles ne sont là que pour profiter d’acheter bas et vendre plus cher. Ils ne sont pas productifs, et, s’ils prennent du profit, c’est donc au détriment des personnes qui ont, elles, produit un bien ou un service. Concrètement, les auteurs ne nient pas l’utilité de la finance, mais ils jugent les montants des transactions financières fortement élevés par rapport à la valeur des sous-jacents. Ils pensent que des acteurs s’enrichissent ainsi au détriment de la société.
Sur les produits dérivés de change vs assurance de vol, je vois tout de même une petite différence : l’assurance repose sur une mutualisation des risques (l’assureur espère que tous les objets assurés ne seront pas volés durant la période d’assurance), ce qui n’est pas le cas pour les produits dérivés : tous les contrats d’un même type vont voir leur risque se réaliser (ou non) en même temps.
Réponse de Alexandre Delaigue
C’est vrai, mais c’est justement là que la multiplication des instruments dérivés, loin d’être un dysfonctionnement, est au contraire favorable, en permettant à ceux qui finalement supporteront les risques de les diversifier.
@AD : concernant les dérivés de change, je suis tout à fait d’accord sur le fait qu’ils permettent de diversifier les risques, même si j’aurais plutôt dit maîtriser les risques. Ainsi, l’achat couplé d’une obligation US et de dérivés $/€ permet de s’exposer au seul risque de taux en évacuant le risque de change.
Mais il s’agit d’un transfert de risque sans mutualisation, ce qui pose le problème de la contrepartie : qui achetait des futures de taux l’an dernier alors qu’on pressentait que les taux monteraient ? Différences d’anticipations ?
"tous les contrats d’un même type vont voir leur risque se réaliser (ou non) en même temps."
Pire encore, il reste d’usage de considérer que deux risques nominativement différents sont indépendants l’un de l’autre jusqu’à preuve du contraire, laquelle ne peut en pratique guère être établie que par évidence désastreuse : car qui irait financer quelque activité de recherche que ce soit dont la conséquence risquerait fort d’être une perte de valeur des actifs ?
Cimon et « un naif », c’est justement là où est la valeur ajouté de la finance.
Effectivement, les risques que l’on couvre sont par nature systémiques. Si le $ prend 100 % contre l’euro en 7 ans, tous le monde est concerné et la perte ou le gain sont considérables.
En multipliant les intervenants, en transformant une transaction réelle en 100 transactions toutes aussi réelles mais sans échanges de marchandises, le risque et le gain sont partagés par 100 acteurs. Et la fluctuation de 100 % revient à une fluctuation de 1 % tout a fait supportable pour chaque acteur.