Justice ou envie?

Dans la Théorie des Sentiments Moraux, Adam Smith montrait toute l’ambivalence des sentiments humains vis à vis des autres. Il distinguait la sympathie – la capacité à ressentir en soi ce que ressentent les autres, à partager en partie leurs bonheurs et leurs souffrances – et l’envie, cette passion qui nous conduit à désirer ce que les autres ont, jusqu’à nous réjouir de leurs malheurs ou déplorer leurs chances. La théorie économique a par la suite, hélas, ignoré pour l’essentiel cette idée selon laquelle nos plaisirs et nos peines ne dépendent pas que de notre prospérité ou de notre chance, mais dépend aussi, en positif ou en négatif, de celle des autres.

Cette lacune est aujourd’hui en voie d’être comblée : l’idée selon laquelle la satisfaction d’un individu dépend non seulement de ce qu’il obtient, mais aussi de ce qu’obtiennent les autres, fait l’objet d’études multiples. L’économie expérimentale s’est fait une spécialité d’identifier les motivations et les comportements des individus, dans leur rapport avec le succès ou l’échec des autres.

L’une des études les plus étonnantes de l’économie expérimentale est celle de Zizzo et Oswald, qui se pose la question suivante : les gens sont-ils prêts à payer pour réduire le revenu des autres?”. Pour répondre à cette question, les auteurs ont effectué une expérience en deux temps. Dans un premier temps, un groupe d’individus recevait (selon divers protocoles) des dotations monétaires, de niveau inégal : certains gagnent beaucoup dans cette première phase, d’autres gagnent peu.
Dans la seconde phase, les joueurs ont la possibilité, en payant, de réduire le gain d’autres joueurs. Et ce que l’on constate, c’est que, de façon étonnante, énormément de joueurs sont disposés à payer très cher pour réduire le revenu de ceux qui ont gagné plus qu’eux; en représaille, parfois même de façon anticipée, ceux qui ont gagné le plus sont aussi prêts à payer pour réduire les gains des autres. Dans l’étude, les secondes phases sont toujours l’occasion de spectaculaires destructions de revenus, effectuée de façon frénétique, à un degré très élevé.

C’est un résultat très surprenant au regard de l’analyse économique traditionnelle; il est assez absurde de se pénaliser pour le simple plaisir d’en pénaliser d’autres. Absurde mais pas incompréhensible; on peut l’expliquer en considérant que les gens attachent une valeur à l’égalité des revenus, qu’ils sont donc prêts à sacrifier une part de leurs propres revenus pour rapprocher celui des autres de la moyenne. Parallèlement, on peut comprendre que ceux qui ont gagné plus aient envie de se “venger” de ceux qui réduisent leurs gains. Cependant, nous n’avons pas tendance, en général, à considérer très favorablement ce type de sentiment, que nous assimilons à l’envie, la jalousie – pas précisément une qualité. Nous cherchons à dissuader nos enfants d’être envieux; et nous sommes prêts en général à considérer que dans une société, l’amélioration du sort des pauvres passe par l’élévation de leur revenu, plus que par la paupérisation des plus riches qu’eux.

Ce qui nous amène à l’affaire évoquée récemment par Steven Landsburg dans Slate; affaire qui suscite des commentaires passionnés sur Ceteris Paribus, qui a suscité une réaction de la part de SM dans ces pages. Rappelons les faits. Dans le cas des malades incurables proches du décès, la loi de l’état du Texas permet aux médecins de décider, à l’issue d’un préavis de 10 jours, de débrancher les dispositifs qui maintiennent le malade en vie, si celui-ci ne paie pas ses factures d’hôpital. Récemment, une personne, victime d’un cancer en phase terminale qui nécessitait une assistance respiratoire, a fait les frais de cette législation. Sa famille a reçu une injonction de payer l’hôpital sous 10 jours, n’a pas payé; le onzième jour, l’assistance respiratoire a été coupée, la personne est morte. Landsburg cherche à démontrer que cette situation n’est pas si condamnable qu’on pourrait le penser, en arguant de ce que, même si l’on avait versé à la personne, dans le passé, une somme équivalente à une “assurance assistance respiratoire” elle aurait probablement utilisé l’argent différemment; que de ce fait, le “débranchage” correspond au respect de sa volonté. SM a fort bien expliqué en quoi ce raisonnement n’est pas convaincant et totalement déconnecté de la réalité humaine.

Il y a cependant une autre façon de considérer le sujet, qui consiste à décomposer le problème en deux questions morales distinctes. Premièrement, est-il moral, à un certain moment, d’arrêter les dispositifs qui maintiennent en vie un malade incurable qui va de toute façon mourir? En général, nous sommes prêts à accepter l’idée de répondre oui à cette question, même si nous ne plaçons pas forcément tous le curseur au même endroit. Pour le comprendre, prenons l’exemple suivant : dans un hôpital, il y a un malade incurable placé sous respirateur avant son décès proche. Une ambulance amène un autre malade, qui a besoin tout de suite d’une assistance respiratoire pour survivre. Mais il n’y a qu’une seule machine dans tout l’hôpital : faut-il débrancher la personne incurable qui est sur la machine, pour sauver l’autre? Je pense que tout le monde sera d’accord pour répondre oui à cette question. Nous pourrions peut-être préférer qu’il y ai deux machines dans l’hôpital; mais nous sommes prêts à admettre que c’est un problème de nature différente, que par ailleurs les ressources consacrées aux soins médicaux sont forcément limitées. Et que dans une situation dans lesquelles les ressources sont rares, il faut faire des choix. Au passage, nous venons d’admettre qu’il n’est pas anormal de considérer que la valeur que l’on peut accorder à une vie humaine n’est pas infinie, et qu’il y a des cas dans lesquels des considérations de ressources limitées peuvent justifier de réduire les soins prodigués sur une personne, lorsque cela n’est qu’un acharnement qui ne fera que prolonger l’agonie de la personne d’un peu de temps.

Il convient de noter que, d’ores et déjà, ce genre de choix est fait dans les hôpitaux (indépendamment de la question, différente, de l’euthanasie). Parmi les nombreux malades qui décèdent à l’hôpital, beaucoup le font parce qu’à un moment, les médecins ont décidé qu’il n’était plus nécessaire de prodiguer des soins supplémentaires. En France, ces décisions sont prises sans grand cadre légal (les nombreux juristes de la blogosphère pourraient préciser ce point); De ce point de vue, faire une loi qui définit les conditions dans lesquelles les médecins peuvent débrancher un malade incurable et condamné n’est pas absurde.

Cependant, supposons qu’une telle loi existe, qui prévoit qu’un malade incurable, dans certaines conditions, peut être “débranché” par les médecins. Et supposons maintenant qu’un individu dans cette situation propose de payer la totalité des soins nécessaires à son maintien en vie quelques jours de plus. Faut-il lui refuser cette possibilité? Et là, il est très difficile de répondre.

Nous pouvons répondre “non” par souci d’égalité. Mais il s’agit d’une conception bien curieuse de l’égalité; après tout, si l’individu a envie de payer une fortune les ressources qui lui permettront d’agoniser quelques jours supplémentaires, il ne cause de préjudice à personne : il n’utilise pas des ressources dont il prive les autres, puisqu’il paie. Si l’hôpital accepte de satisfaire ses demandes, il est même possible qu’il en bénéficie, en utilisant cette rentrée d’argent exceptionnelle pour fournir des soins supplémentaires à d’autres malades. En jargon d’économiste, il y a là une amélioration “au sens de Pareto” : le fait que cet individu puisse payer pour être maintenu plus longtemps accroît sa satisfaction (si l’on peut dire) sans réduire celle des autres (si l’on considère que cela apporte un avantage indirect aux autres, il s’agit même d’une situation acceptable au sens de Rawls). Donc cette réponse négative n’est pas très logique, dans la mesure ou répondre oui au pire ne dégrade pas la situation des autres, et peut éventuellement même l’améliorer.

Mais si nous répondons “oui”, nous nous retrouvons exactement dans la situation décrite dans cet article : c’est à dire, une situation dans laquelle à moins qu’ils ne paient, on débranche les gens de leur appareil respiratoire. Et quelle que soit la façon dont on regarde le problème, cela nous choque. Même si l’on admet que cela ne détériore pas la situation des autres, voire l’améliore, il nous paraît inacceptable que des gens puissent bénéficier, face à la perspective de la mort, d’un traitement différent en fonction de leur capacité à payer. On se retrouve dans la situation décrite dans l’expérience vue plus haut : nous sommes prêts à refuser, au nom de l’égalité, une amélioration sans équivoque de la situation de tout le monde. Et cela est bien étrange, tant l’idée selon laquelle améliorer la situation d’un ou plusieurs individus sans détériorer celle d’aucun autre nous paraît raisonnable.

Les circonstances, en l’affaire, ont de l’importance. Prenons un problème symétrique, et supposons un pays dans lequel les médecins pratiquent un acharnement thérapeutique systématique et obligatoire, conduisant de nombreux malades à rester en vie – et à souffrir – plus longtemps qu’ils ne le souhaiteraient. Imaginons maintenant qu’une personne parvienne à soudoyer un membre du personnel médical pour qu’il abrège ses souffrances, chose qu’une personne moins fortunée ne peut pas obtenir. Cette inégalité est-elle acceptable? Je me trompe peut-être, mais il me semble que cette inégalité paraît plus tolérable que la première, ce qui ajoute à mes interrogations.

Nous ne sommes donc pas là dans une situation ou des considérations “économiques” et “morales” s’opposent : nous sommes face à un de ces cas limites dans lesquels les conceptions de ce qui est juste touchent leurs limites, parce que des conceptions également acceptables aboutissent à des jugements contradictoires. Pratiquer l’acharnement thérapeutique systématique paraît aberrant, tant son coût est prohibitif; pratiquer le débranchage systématique n’est pas plus satisfaisant. Il faut donc trouver une solution entre ces deux extrêmes : bon courage.

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Alexandre Delaigue

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