Jusqu’au dernier maquereau

Ainsi donc, quand la France prendra la présidence tournante de l’Union Européenne, on remettra à plat les quotas de pêche. C’est une bonne idée, parce qu’ils ne fonctionnent pas; c’est une mauvaise idée, parce qu’ils ont de fortes chances de fonctionner encore plus mal.

La question de la pêche est un exercice classique pour économiste débutant, lorsqu’on aborde pour la première fois les questions d’environnement, pour illustrer la tragédie des communs : on appelle ainsi, dans le jargon, les biens pour lesquels il y a rivalité d’usage (tout ce qu’un individu consomme ne pourra pas être consommé par d’autres) mais pas de possibilité d’exclusion (tout le monde peut accéder au bien sans limitations ni droits de propriété). Cela concerne une bonne part des ressources naturelles.

Supposez une zone dans laquelle se trouve une ressource en poissons. Vous avez deux possibilités : soit vous pêchez tout, ce qui vous rapportera 100 tout de suite, mais rien plus tard. Soit vous décidez de ne pas épuiser la ressource : dans ce cas, vous ne gagnerez que 50 cette année, mais l’année suivante, la ressource se reproduira et aura atteint son niveau d’origine : vous pourrez donc de nouveau prélever 50, etc. En somme, vous avez le choix entre deux séries de gains : soit 100, puis 0 chaque année qui suit; soit un flux de revenus constant de 50 sur une durée illimitée. De façon assez évidente, la solution consistant à économiser la ressource pour garantir un revenu pérenne est préférable.

Mais supposez que la ressource soit commune – c’est à dire que vous n’êtes pas seul à pouvoir y accéder. Dans ce cas, vos incitations changent : tout ce que vous ne pêchez pas cette année pourra être pêché par un autre. Dans ce cas, vous n’avez pas intérêt à limiter vos prélèvements de ressource : si vous laissez 50 de poissons, de toute façon, vous ne retrouverez rien l’année prochaine. Donc, vous pêchez tout ce que vous trouvez. Il y a là un dilemme du prisonnier : collectivement, tous les pêcheurs auraient intérêt à limiter leurs prises, mais individuellement, ils sont incités à les maximiser. Résultat, la ressource est surexploitée et les poissons disparaissent.

Face à ce problème classique, les économistes proposent toutes sortes de solutions, plus ou moins efficaces (on écoutera avec intérêt ce podcast sur la question). La première consiste à octroyer des droits de propriété exclusifs, faisant qu’une seule personne peut disposer de la ressource; cette solution peut sembler étrange, mais quand elle est applicable, elle fonctionne assez bien; il existe de nombreux cas allant dans ce sens, dans des réserves africaines ou certaines zones côtières. Dans les cas ou l’octroi de droits de propriété n’est pas applicable, d’autres formes d’intervention publique sont recommandées : la limitation des prélèvements par quota, les taxes sur le produit consommé, ou les mécanismes de droits négociables.

En Europe, c’est la solution des quotas qui a été adoptée; et comme l’indiquait ce récent article de Vox-EU, le système ne fonctionne pas et n’empêche pas la ressource en poissons de se réduire de façon dramatique. En pratique, le système est un mélange complexe de subventions, de réglementations, et de quotas. Ces derniers sont octroyés aux pays membres, qui les redistribuent ensuite à leurs pêcheurs nationaux à leur convenance. Si le système ne fonctionne pas, c’est que comme souvent en matière de réglementation, le régulateur est capturé par celui qu’il est sensé contrôler; en l’affaire, les ministres de la pêche des différents pays membres se transforment en avocats de leurs pêcheurs nationaux, et déterminent les quotas de façon à ce que ceux-ci puissent bénéficier des plus grandes quantités possibles; résultat, les quotas sont beaucoup trop élevés et la ressource diminue. On retrouve le même problème qu’avec les quotas de CO2.

L’approche européenne présente deux autres inconvénients : premièrement, les quotas de pêche sont octroyés gratuitement, ce qui constitue une énorme subvention aux pêcheurs pour l’utilisation d’une ressource rare; deuxièmement, ils ne sont pas négociables, ce qui conduit à un manque de flexibilité, et encourage la surpêche : les pêcheurs prélèvent tous les poissons qu’ils trouvent, puis rejettent à la mer les espèces les moins rentables, ou qui dépassent leur quota. On estime qu’entre 40 et 60% des volumes pêchés sont ainsi rejetés à la mer, ce qui signifie que la pêche réelle est égale au double de ce que les quotas n’autorisent.

A chacun de ces problèmes, il pourrait y avoir une solution pratique : créer un organisme indépendant, sur le modèle de la BCE, auquel on confie une mission générale de gestion des ressources halieutiques, et chargé de déterminer chaque année le volume des quotas; vendre chaque année les quotas aux enchères; et les rendre négociables entre les différents pêcheurs. Evidemment, l’application de ces solutions aurait pour conséquence de réduire significativement le nombre de pêcheurs en activité, et d’élever le prix du poisson : mais si l’on continue à ce rythme, il n’y aura bientôt plus ni pêcheurs, ni poissons disponibles, ce qui aura les mêmes conséquences, en pire.

Quelle est la probabilité que ce genre de solution soit suggérée lors de la présidence française? Je n’aime pas faire des paris sur l’avenir, mais en l’occurence, on peut avec une certaine assurance estimer cette probabilité à zéro. Apparemment, d’après le gouvernement français, le principal problème posé par le système des quotas est… qu’ils sont trop restrictifs et doivent être remplacés par une “gestion plus souple”; en d’autres termes, on défendra la pêche française jusqu’à la mort du dernier maquereau.

Les questions d’environnement, de développement durable, c’est bien gentil tant qu’il s’agit de s’occuper de causes symboliques avec des arguments bidon; lorsqu’il s’agit de s’occuper des vrais problèmes, on en revient toujours aux traditions corporatistes.

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Alexandre Delaigue

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7 Commentaires

  1. une autre solution :
    supprimer les gros bateaux de pèche. Comme çà, la limite des volumes pèchés est physique et incontournable.

  2. Et pourquoi on ferait pas de la peche un secteur public? Les pecheurs seraient fonctionnaires, salaries, securite de l’emploi et tout. Une sorte de monopole d’etat.

    Comme ca il n’y aura pas d’incitation a epuiser les ressources. La fonction d’utilite maximisee par les pecheurs serait jointe. Evidemment ca reviendra plus cher au consommateur (a l’etal, ou a cause des taxes et tout) mais bon, de toute facon c’est vers ca qu’on se dirige.

    Est-ce qu’il y a un truc auquel j’ai pas pense?

    Figurez-vous que les économistes y ont pensé :-). Face aux problèmes d’effets externes de ce type, effectivement, un monopole constitue une solution théorique. Mais je doute que constituer un monopole européen de la pêche soit plausible, ou même efficace. Les monopoles ont d’autres inconvénients…

  3. En l’occurrence, j’ai de la peine à voir un inconvénient suffisant pour qu’on s’abstienne d’utiliser cette solution.

    Je suis prêt à payer le poisson 5 fois plus cher si ça suffisait à être sur d’en avoir chaque année.

  4. Je comprends bien l’intérêt économique des pêcheurs dans cette affaire. J’ai un peu plus de mal à saisir l’intérêt (économique) des politiques. Si je lis bien les chiffres du Ministère de l’Agriculture et de la Pêche, les pêcheurs représentent 24000 personnes embarquées (et 70000 personnes tout compris, avec les emplois induits sur le littoral). D’où vient l’intérêt pour les politiques ?

  5. L’intérêt des politiques est électoral : M. Lang, qui vient de rejoindre la position présidentielle (et quel étonnement …) espère bien se faire réélire à Boulogne sur Mer, ce qui ne sera pas possible si les pêcheurs sont contre lui.
    Et puis, les amis des politiques sont des gens qui ont des intérêts économiques, aussi, et qui financent des campagnes, tout ça.
    Que du bonheur.

  6. "supprimer les gros bateaux de pèche. Comme çà, la limite des volumes pèchés est physique et incontournable."

    => pas forcément, beaucoup de petit bateau ou quelques gros bateaux, c’est plus un choix technique ou social (économie d’échelle = moins d’emplois) qu’un problème de ressource

    "Les pecheurs seraient fonctionnaires, salaries, securite de l’emploi et tout. Une sorte de monopole d’etat."

    => c’est pas du tous la mentalité des pêcheurs, qui sont déjà contre les quotas individuels, ils se prennent tous pour les rois de la pêches et refuseraient toute organisation égalitaire

    "les pêcheurs représentent 24000 personnes embarquées (et 70000 personnes tout compris, avec les emplois induits sur le littoral). D’où vient l’intérêt pour les politiques ?"

    C’est bien de mettre en avant ce ration 1 pêcheurs 2 emplois induits car les pêcheurs matraquent les politiques avec du 1 pour 10, dans les ports de pêches ils font planer la menace d’une catastrophe sociale

    "espère bien se faire réélire à Boulogne sur Mer, ce qui ne sera pas possible si les pêcheurs sont contre lui."

    Boulogne c’est surtout un pôle de compétitivité des produits halieutiques, la pêche débarqué à Boulogne est très loin d’alimenter toute ses usines.

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