François, c’est à propos du SMIC…

Tu as annoncé que tu allais mettre un coup de pouce au SMIC. Ce qui est bien, c’est que si DSK était à ta place, c’est pas le pouce… Enfin, bon, tu m’as compris, je ne voudrais pas faire de trop mon Guillon… Cela dit, je me propose de t’en parler. Mais bon, tu vas voir, c’est un truc un peu techno ; à la fin, c’est toi qui vois et j’ai failli te ressortir un plan en deux parties et deux sous parties comme au bon vieux temps où j’allais à l’école (comme élève).

Bon, pour commencer, il y a comme qui dirait un “problème de protocole“… Normalement, la loi t’impose d’attendre janvier et de soumettre le projet à des experts. Or, les experts sont pour le moins circonspects sur le sujet. Ils ne pourront pas franchement t’aider sur ce coup.

L’idée, c’est que le SMIC en France est l’un des plus élevés au monde quand on le compare au salaire moyen. Or, en ces temps où les coûts élevés du travail en France sont souvent cités comme l’une de nos plaies, pas facile de faire avaler ça. Car, tu ne l’ignores pas, lorsque tu augmentes le SMIC, des gens qui gagnent un peu plus demandent à leur employeur de tenir compte du fait qu’ils valent quand même plus que ça. Plus fondamentalement, l’argument le plus commun concernant le SMIC est qu’il exclut du marché du travail ceux qui ne le valent pas. Pardon, je voulais dire, ceux dont la productivité marginale n’est pas égale au SMIC ; en d’autres termes, ceux qui payés au SMIC ne rapporteront pas à leur employeur un SMIC plus epsilon. Depuis des années, un certain nombre d’économistes ont évalué ce que représentent ces salariés. Ou plutôt, ils ont évalué combien de chômeurs une hausse du SMIC provoque. Pour être totalement franc avec toi, parmi ceux qui pensent que la hausse du SMIC est très coûteuse en emplois, je crains que la dernière étude faisant vraiment date ait été publiée en 2000 (je me trompe peut-être, qu’on me corrige si c’est le cas). Elle est l’oeuvre de Guy Laroque et Bernard Salanié. La conclusion à en retenir est qu’une hausse de 10% du SMIC détruirait 290 000 emplois.

Mais la hausse du SMIC a ses défenseurs chez nous (à part toi, je veux dire…) ! Le plus crédible (ou le plus visible parmi les crédibles), c’est Philippe Askenazy. Si, si, il a beau être “atterré”, ce qui n’est pas toujours un signe de crédibilité, c’est quelqu’un de très sérieux (tiens, je peux te conseiller, parmi ses toujours stimulants ouvrages, sur un sujet lié, le partage de la valeur ajoutée, c’est sérieux et honnête). Son argumentaire sur le SMIC est assez large. Si tu veux te le faire en version vidéo, c’est par ici. Si tu préfères la version papier, tu peux trouver ici ce qu’il a à dire sur le sujet (partie 1 et partie 2). De mon côté, j’avais pondu une question-réponse centrée sur le lien théorique entre salaire minimum et chômage. Je te résume le point de vue de Philippe Askenazy. Les liens entre salaire minimum et chômage ne sont pas systématiques, ni d’un point de vue théorique, ni d’un point de vue empirique. Des cas assez récents d’augmentation du salaire minimum (en Grande Bretagne, par exemple) n’ont pas conduit à une hausse du chômage, ni même à une compression des salaires autour du salaire minimum. L’imperfection de la concurrence sur les marchés de biens et services protégés (ceux qui concernent justement le plus souvent les travailleurs au salaire minimum) peut expliquer cela : quand le salaire minimum augmente, les entreprises ont encore intérêt à employer, quitte à réduire leurs profits. Ce qui n’est pas forcément le cas. Si la hausse du salaire minimum amène sur le marché du travail des travailleurs supplémentaires désincités auparavant, alors le volume d’activité peut croître et tout le monde y gagner. Alors, ça, c’est la théorie et l’expérience internationale. Que se passe-t-il pour la France ? Voici ce qu’il écrit en 2008 sur le sujet :

“Quant à la France, l’analyse est difficile sur la période récente, la hausse du SMIC ayant été accompagnée de baisses des cotisations sociales employeurs. Avant 2000, les réductions de cotisations sociales sur les bas salaires (dits « allègements Juppé ») auraient créé entre 200 000 et 400 000 emplois, ce qui accrédite le principe d’un effet coût du travail. Sur les périodes antérieures, le seul effet négatif potentiellement significatif du salaire minimum qui ait pu être dégagé, touche les jeunes de moins de 30 ans. Les dispositifs actuels limitant le coût du travail dans nombre de secteurs intensifs en jeunes (aide à l’emploi dans le secteur Hôtellerie-Café-Restaurant, exonération de charges sociales sur le forfait pause dans la grande distribution alimentaire…) pourraient être insuffisants.
Ainsi, au pire, le salaire minimum participerait de la faiblesse du taux d’emploi des jeunes en France. Les chiffres sont effectivement spectaculaires pour les moins de 25 ans. Le taux d’emploi des 15-24 ans dans notre pays est bien en deçà de la moyenne européenne : en 2006, selon l’enquête européenne sur la force de travail (concepts similaires dans les différents pays), il atteint 29 % en France contre 53 % au Royaume-Uni et même autour de 65% au Danemark ou aux Pays-Bas.
Mais là encore, un examen approfondi des chiffres est nécessaire. La différence de taux d’emploi est essentiellement due à un très faible taux de cumul emploi/étude chez les jeunes Français de moins de 25 ans : environ 10% des 15-24 français cumulent études et travail contre 35% au Royaume-Uni et 55/60% aux Pays-Bas ou au Danemark.(…)
On ne peut donc prétendre que les jeunes dans leur ensemble sont victimes du SMIC : ceux qui travaillent (même parmi les scolarisés) en sortent nettement gagnants car le plus souvent à temps plein ou sur de gros temps partiels. En tout états de cause, il serait hasardeux (et socialement stigmatisant, voire culpabilisant) de justifier une politique de stagnation ou de réduction du SMIC par une volonté de favoriser la jeunesse.”

Oui, je sens que tu commences à fatiguer un peu. Les économistes sont épuisants. Ils ne savent pas vraiment ce qui se passent et arrivent à ne pas être d’accord…

Du reste, même si ses propres travaux (le livre que je t’ai cité) sont prudents, ils considère globalement que le partage de la valeur ajoutée tend un poil trop vers le capital. Dans le contexte actuel, il adhère à la thèse défendue par Michael Kumhof et Romain Rancière selon laquelle l’insuffisance de la progression des salaires, jointe à un développement des liquidités au niveau mondial a conduit à un endettement insoutenable pour les ménages, dont la crise des subprimes est le résultat évident. Enfin, voilà, quoi, l’un dans l’autre Askenazy pense que donner du pouvoir d’achat aux bas salaires est une bonne chose et que le SMIC est un bon moyen de le faire.

Sur ce point, qui est finalement celui de la redistribution, l’argument de Cahuc et Carcillo mérite qu’on s’y arrête. Il existe plusieurs façons de redistribuer. Et beaucoup d’économistes, néanmoins favorables à une redistribution, pensent qu’entraver les mécanismes de marché et les incitations n’est pas une bonne idée et qu’il vaut mieux utiliser la fiscalité, une fois que le marché a fait son office (inégalitaire). C’est pour cela que ces deux te déconseillent vivement une hausse du SMIC. Ils considèrent que le SMIC détruit des emplois et que s’il détruit des emplois, il creuse les inégalités et la pauvreté (qui sont le fruit du chômage et du temps partiel). Ils ajoutent au passage que cela est coûteux pour les finances publiques, un argument qui, je ne te le cache pas, est destiné à te faire vivement culpabiliser. Pour la redistribution vers les bas salaires, ils préfèrent des dispositifs tels que le RSA activité ou la baisse des cotisations salariés. Mais d’autres te diront que ces dispositifs ont certaines limites. Le RSA n’est pas jugé véritablement incitatif et son statut stigmatisant fait que de nombreux travailleurs éligibles au dispositif l’évitent. Sans compter qu’ils délaissent clairement les jeunes (malgré l’existence formelle d’un RSA jeunes, dont les contraintes sont importantes). Quant aux baisses de cotisations sociales, leur coût est élevé et les effets d’aubaine sont un phénomène ennuyeux mais difficile à évaluer. En même temps, en période de récession, on peut estimer qu’ils ne sont pas très marqués. Tout ceci, Cahuc et Carcillo le savent bien, de toute façon. J’imagine qu’ils jugent que les gains relatifs l’emportent sur ceux d’une hausse du salaire minimum.

Bon, je crois que tu sais à peu près tout ce qu’il y a à savoir. Maintenant, tu te débrouilles… Et moi, ce que j’en pense ? J’ai tendance à penser que compte tenu des doutes qui subsistent (dans mon esprit, du moins) sur les effets d’une hausse du SMIC, compte tenu aussi du fait qu’elle est irréversible, qu’elle est générale (il n’est pas irraisonnable de penser qu’elle serait sans effet pervers dans certains secteurs, mais plus nocives dans d’autres), ce n’est pas la meilleure décision à prendre. Mais je sais aussi que ce serait pour toi une bien petite concession à la stature Mitterrandienne que tu t’es donné pendant la campagne et dont les gains politiques seraient réels (pour un temps, au moins). Je sais aussi que les outils de redistribution fiscale adéquats ne sont pas forcément encore prêts (le seront-ils un jour ?). Du coup, je botte en touche.

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8 Commentaires

  1. L’effet de la hausse du SMIC dépend aussi de la position dans le cycle éco. Si je ne m’abuse, les relèvements du SMIC en Angleterre coïncidaient avec une période d’expansion. En revanche, l’augmenter aujourd’hui en France, dans un contexte quasi-récessif et de fort chômage, conduirait plutôt à une augmentation des pertes d’emplois et à une moindre probabilité d’être embauché pour les chômeurs… Et si justement la hausse du SMIC en Angleterre ne s’est pas traduite par des destructions nettes d’emplois, c’est avant tout par le fait que le coût du travail reste amplement moindre qu’en France.

    Je ne suis plus très sûr qu’une petite stimulation de la conso, surtout par ce biais là, soit vraiment ce qu’il faut là tout de suite… Manque plus qu’une petite relance à la Mauroy pour parachever la référence hollandaise à la présidence mitterrandienne…

    Très bon post

  2. je suis tjrs frappe de ce que les mesures soient envisagees (quasi) separement, et hors d une (re)formulation du contrat social. Par ex, je suppose qu une majorite sera d accord d inscrire ds le contrat social qu une vie decente doit etre possible avec un salaire, hypothese qui semble de moins en moins realisee. D un autre cote, si on ne peut augmenter le smic sans detruire des entreprises, ni baisser les charges sans creuser la secu, ou a le choix entre une tranche de la population qui souffre ou chercher les sous ailleurs. Ce qui ds mon esprit devrait amener a considerer un champs plus large, celui du SMIC semblant hyper contraint, donc d autres mesures comme la suppression des niches fiscales, ou d autres mesures de justices fiscale (court ou moyen termes) et une reforme des pensions et de la fiscalite a la picketty ( long terme). Mais je suppose que j enfonce des portes ouvertes?

  3. En situation de plein-emploi, les salaires s’élèveraient naturellement même pour des postes non-qualifiés du fait de la raréfaction de la main-d’œuvre. Ne faut-il pas d’abord songer à mettre un terme au chômage de masse avant toute chose?

  4. Bon exposé y compris l’introduction de DSK;
    Aller j’y vais et la baisse du SMIC ?

    Des SMICs différentiés par secteur / métiers .

    Pour l’age, non, on ne revient pas au SMIC jeune mais on gère le taux de cotisations :
    -on prend les critères formations / métiers /age pour déterminer les cotisations quitte à les mettre à 0 pour certaines formations / métiers / ages
    – on remonte progressivement en fonction de l’age;
    – puis une re-descente du taux pour certaines personnes âgées quand on approche de la retraite.

    C’est compliqué faut faire tourner les modèles et déterminer le cout mais je suis pas sûr que ce soit si cher quand on additionne le cout d’un jeune sans emploi.

  5. Sur Slate, Pierre Cahuc estime que l’effet est sans appel :
    http://www.slate.fr/tribune/5418...
    Il indique une étude indiquant 30 à 40 000 emplois perdus par % d’augmentation, mais sans citer la référence malheureusement.

    Et, c’est une réponse à Pascal plus haut, que de toute façon une augmentation faible du SMIC ne changera pas grand chose à la situation des plus pauvres, qu’il vaudrait mieux une aide ciblée.

    Un complément intéressant, les chiffres de l’INSEE indiquent que le pourcentage très élevé de salarié au SMIC est surtout pour les salariés en temps partiel :
    http://www.insee.fr/fr/themes/ta...
    10,6% des temps complets, contre 25% des temps partiels, et ça a sensiblement augmenté de 2010 à 2011 pour le temps partiel.

    Réponse de Stéphane Ménia
    Je ne vous cache pas que quand un commentateur cite en commentaire, comme un complément, un article longuement cité dans le billet… comment dire ?
    Le 1% qui donne 30 000 ou 40 000 emplois ressemble furieusement au 10% qui donnent 290 000 chez Laroque & Salanié, non ?

  6. "c’est que le SMIC en France est l’un des plus élevés au monde"
    Je ne sais pas pour le monde mais pour l’Europe il est clair aussi que le coût de la vie y est également un des plus élevés. Pour avoir vécu en Allemagne dans le basin ouvrier de la Ruhr je peux vous dire que l’on fait beaucoup plus de chose là-bas avec 800€ qu’avec un SMIC en France. Ceux qui glosaient pendant la campagne sur les accords sur les salaires en Allemagne du gouvernement Schröder oublient cet élément à mon sens fondamental. Le problème de la France c’est le coût de la vie. Et c’est avant tout ce problème qui amène une exigence bien compréhensible sur l’augmentation des salaires.

    Réponse de Stéphane Ménia
    La phrase exacte est “L’idée, c’est que le SMIC en France est l’un des plus élevés au monde quand on le compare au salaire moyen” et ça n’a plus rien à voir, du coup.

  7. Je ne me souviens pas que Askenazy, Cette et Sylvain s’inquietent du partage de la valeur entre capital et travail. La conclusion était plutot que la précision de la mesure était bien trop fragile par rapport à la légère inflexion de ces dernières années. Par contre, les auteurs étaient inquiets des évolutions internes des rémunérations du capital et du travail.

    Pour la redistribution, le problème est toujours le même, comme vous le notez. Le débat public est toujours biaisé en un pour/contre alors que son ampleur, son ciblage et son mode (pure ou structurelle) sont des questions bien distinctes, qu’il conviendrait de traiter sereinement.

    Réponse de Stéphane Ménia
    Sur le bouquin sur le partage de la VA, c’est ça. Disons qu’ils démarrent le bouquin avec comme petit a priori que ça a bougé et finissent par conclure qu’on sait pas vraiment mais que dans tous les cas l’hypothèse d’une évolution du partage salement défavorable au travail ne tient pas. Mais dans la vidéo, on sent quand même un peu que ça travaille encore Askenazy.

  8. En complément, le blog de l’OFCE a publié récemment une analyse sur le sujet, qui accompagne d’une note :
    http://www.ofce.sciences-po.fr/b...

    L’intérêt par rapport aux précédentes analyse me semble être surtout dans le fait de modéliser économétriquement la mesure pour en déduire les effets, et leur ampleur. Ils ont aussi un avantage concurrentiel à travers l’accès aux documents de travail de la DARES et de l’INSEE 🙂

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