Jeffrey Sachs est l’un des économistes les plus célèbres et probablement les plus influents des 20 dernières années. Un récent long article à son sujet dans le New York Times a valu une floraison de commentaires, depuis un article mi-sérieux mi-amusé dans The Economist jusqu’à une véritable volée de bois vert dans la blogosphère de langue anglaise (voir ici pour un résumé des amabilités). Qu’a-t-il donc fait pour susciter tant de discussions?
Il faut absolument lire l’article du New York Times pour comprendre la personnalité de Sachs et pourquoi ses idées suscitent tant d’étonnement. Sachs a commencé sa carrière médiatique en étant l’économiste qui, avec une équipe de Harvard, a conseillé la Pologne au moment de la transition vers l’économie de marché : c’était lui qui à l’époque préconisait la “thérapie de choc”, la transition rapide vers l’économie de marché plutôt que le gradualisme. Ses politiques avaient bien fonctionné en Pologne; par contre, en Russie, les résultats avaient été nettement moins satisfaisants : il en a retiré une réputation excécrable, “fanatique du marché” étant l’anathème -injuste- la plus gentille lui collant à la peau. Après une période difficile, Sachs a pris son bâton de pélerin pour devenir, avec d’autres célébrités, le prosélyte du développement des pays les plus pauvres. Embrassant la cause de l’annulation de la dette du Tiers-Monde, de l’écologie, il recommande aujourd’hui ni plus ni moins que de doubler le montant total de l’aide au développement mondiale, la faisant passer à 150 milliards de dollars par an contre environ 75 aujourd’hui, en vue d’atteindre les objectifs du millénaire contre la pauvreté définis par l’ONU.
Pour lui, l’aide au développement est trop faible. Les gouvernements des pays riches, qui aujourd’hui condamnent son inefficacité, sont comme des gens qui n’envoient qu’un pompier pour lutter contre un incendie de forêt, et disent ensuite que les pompiers ne servent à rien pour lutter contre les incendies. Alors que cela prouve uniquement qu’un nombre insuffisant de pompiers a été envoyé. Pour Sachs, il faut augmenter massivement l’aide publique au développement versée aux gouvernements africains, sans trop se préoccuper d’une “bonne gouvernance” impossible dans des pays si pauvres, en se contentant de la refuser aux gouvernements totalement inefficaces ou qui la gaspilleraient sous forme de comptes en Suisse de façon trop ostensible. Et cette aide doit servir à l’éducation, lutter contre le SIDA et la malaria, construire des routes, fournir l’électricité et l’eau potable dans des villages, etc. Sachs considère que si l’aide passée a été inefficace, c’est parce qu’elle était mal dirigée et trop faible : mieux dirigée et plus conséquente elle peut donner de meilleurs résultats. Cela risque d’augmenter la corruption? Sachs réplique que si les fonctionnaires sont corrompus dans les pays pauvres, c’est qu’ils sont mal payés. Et il recommande de faire quelques expériences, en testant ses politiques par exemple en quadruplant l’aide à l’Ethiopie, qui est pour l’instant gouvernée par des dirigeants raisonnablement compétents.
L’enthousiasme de Sachs risque de se heurter au scepticisme : après tout, si l’aide est faible aujourd’hui, c’est qu’elle a été testée et a échoué. Mais il y a aussi de bonnes raisons de penser, l’expérience aidant, qu’une aide bien dirigée peut être efficace. Surtout, Sachs relance la problématique politique du développement, laissée de côté avec le consensus de Washington, qui visait surtout à ne pas nuire, les politiques plus actives ayant conduit pour l’essentiel à des catastrophes. Le fait que Sachs cherche à recréer l’optimisme aujourd’hui disparu envers la question de la pauvreté mondiale est de nature à créer un effet d’entraînement qu’on ne peut que louer; cela va avec la mobilisation, de plus en plus réflechie, de personnalités pour le développement (voir la fondation de Bill et Melinda Gates pour trouver des soins contre la malaria, ou l’activisme du chanteur Bono).
Il y a quand même quelques gros bémols. Faut-il vraiment écouter Sachs, qui recommande de fournir des fonds aux gouvernements, même lorsqu’ils sont ineptes (pourvu qu’ils ne le soient pas trop)? Après tout l’aide financière aux gouvernements peut être inutile (si elle remplit des comptes suisses) mais aussi nuisible : l’Ethiopie, après tout, a profité de ses capacités financières reconstituées par les allègements de dette des années 90 pour relancer les hostilités avec l’Erythrée. Ne parlons pas de l’Ouganda qui a envahi le nord de la République du Congo dans les mêmes circonstances. Sachs considère que dans ce cas, il faut susprendre l’aide. Est-ce vraiment possible? Ne serait-il pas préférable de réserver plus d’aide à des gouvernements vraiment efficaces, plutôt que de nourrir la corruption? Après tout l’aide qui va aux pays les plus pauvres est, d’un certain point de vue, une prime à l’incurie du gouvernement : un gouvernement efficace dont l’action n’appauvrit pas la population ne bénéficie pas d’autant de largesses qu’un gouvernement inepte, ce qui est plutôt paradoxal.
Sachs rappelle par certains aspects un autre individu qui a marqué l’histoire de l’aide au développement (et l’histoire mondiale de façon plus générale). Il s’agit du très influent président de la Banque Mondiale Robert MacNamara, auquel un remarquable documentaire a récemment été consacré (même s’il se focalise sur la période antérieure, durant laquelle MacNamara était secrétaire à la défense des USA). Entre 1968 et 1981, MacNamara, lui aussi, avait voulu utiliser la Banque Mondiale pour éradiquer la pauvreté par des prêts massifs. Le résultat avait été la construction d’éléphants blancs inefficaces, de multiples projets d’infrastructures aussi dantesques qu’inutiles, et un endettement massif des pays en voie de développement causant les crises financières des années 80-90. Les deux étaient de brillants cerveaux de Harvard : les deux sont des intelligences supérieures, d’une assurance totale, mais dont la détermination peut facilement se transformer en aveuglement. Sachs est notoirement connu pour sa façon de ne pas écouter les arguments de ses contradicteurs.
Sachs fait actuellement oeuvre utile en rappelant aux gouvernements des pays riches qu’ils ne tiennent pas leurs engagements vis à vis des pays pauvres : au lieu de consacrer comme ils se sont engagés à le faire 0.7% de leur PIB à l’aide au développement, celle-ci traîne toujours aux alentours de 0.25%. Sachs cherche aussi à relancer la dynamique du développement, et on ne saurait l’en blâmer. La foi et l’engagement, tout simplement, ne suffiront pas à eux seuls.
Il faut absolument lire l’article du New York Times pour comprendre la personnalité de Sachs et pourquoi ses idées suscitent tant d’étonnement. Sachs a commencé sa carrière médiatique en étant l’économiste qui, avec une équipe de Harvard, a conseillé la Pologne au moment de la transition vers l’économie de marché : c’était lui qui à l’époque préconisait la “thérapie de choc”, la transition rapide vers l’économie de marché plutôt que le gradualisme. Ses politiques avaient bien fonctionné en Pologne; par contre, en Russie, les résultats avaient été nettement moins satisfaisants : il en a retiré une réputation excécrable, “fanatique du marché” étant l’anathème -injuste- la plus gentille lui collant à la peau. Après une période difficile, Sachs a pris son bâton de pélerin pour devenir, avec d’autres célébrités, le prosélyte du développement des pays les plus pauvres. Embrassant la cause de l’annulation de la dette du Tiers-Monde, de l’écologie, il recommande aujourd’hui ni plus ni moins que de doubler le montant total de l’aide au développement mondiale, la faisant passer à 150 milliards de dollars par an contre environ 75 aujourd’hui, en vue d’atteindre les objectifs du millénaire contre la pauvreté définis par l’ONU.
Pour lui, l’aide au développement est trop faible. Les gouvernements des pays riches, qui aujourd’hui condamnent son inefficacité, sont comme des gens qui n’envoient qu’un pompier pour lutter contre un incendie de forêt, et disent ensuite que les pompiers ne servent à rien pour lutter contre les incendies. Alors que cela prouve uniquement qu’un nombre insuffisant de pompiers a été envoyé. Pour Sachs, il faut augmenter massivement l’aide publique au développement versée aux gouvernements africains, sans trop se préoccuper d’une “bonne gouvernance” impossible dans des pays si pauvres, en se contentant de la refuser aux gouvernements totalement inefficaces ou qui la gaspilleraient sous forme de comptes en Suisse de façon trop ostensible. Et cette aide doit servir à l’éducation, lutter contre le SIDA et la malaria, construire des routes, fournir l’électricité et l’eau potable dans des villages, etc. Sachs considère que si l’aide passée a été inefficace, c’est parce qu’elle était mal dirigée et trop faible : mieux dirigée et plus conséquente elle peut donner de meilleurs résultats. Cela risque d’augmenter la corruption? Sachs réplique que si les fonctionnaires sont corrompus dans les pays pauvres, c’est qu’ils sont mal payés. Et il recommande de faire quelques expériences, en testant ses politiques par exemple en quadruplant l’aide à l’Ethiopie, qui est pour l’instant gouvernée par des dirigeants raisonnablement compétents.
L’enthousiasme de Sachs risque de se heurter au scepticisme : après tout, si l’aide est faible aujourd’hui, c’est qu’elle a été testée et a échoué. Mais il y a aussi de bonnes raisons de penser, l’expérience aidant, qu’une aide bien dirigée peut être efficace. Surtout, Sachs relance la problématique politique du développement, laissée de côté avec le consensus de Washington, qui visait surtout à ne pas nuire, les politiques plus actives ayant conduit pour l’essentiel à des catastrophes. Le fait que Sachs cherche à recréer l’optimisme aujourd’hui disparu envers la question de la pauvreté mondiale est de nature à créer un effet d’entraînement qu’on ne peut que louer; cela va avec la mobilisation, de plus en plus réflechie, de personnalités pour le développement (voir la fondation de Bill et Melinda Gates pour trouver des soins contre la malaria, ou l’activisme du chanteur Bono).
Il y a quand même quelques gros bémols. Faut-il vraiment écouter Sachs, qui recommande de fournir des fonds aux gouvernements, même lorsqu’ils sont ineptes (pourvu qu’ils ne le soient pas trop)? Après tout l’aide financière aux gouvernements peut être inutile (si elle remplit des comptes suisses) mais aussi nuisible : l’Ethiopie, après tout, a profité de ses capacités financières reconstituées par les allègements de dette des années 90 pour relancer les hostilités avec l’Erythrée. Ne parlons pas de l’Ouganda qui a envahi le nord de la République du Congo dans les mêmes circonstances. Sachs considère que dans ce cas, il faut susprendre l’aide. Est-ce vraiment possible? Ne serait-il pas préférable de réserver plus d’aide à des gouvernements vraiment efficaces, plutôt que de nourrir la corruption? Après tout l’aide qui va aux pays les plus pauvres est, d’un certain point de vue, une prime à l’incurie du gouvernement : un gouvernement efficace dont l’action n’appauvrit pas la population ne bénéficie pas d’autant de largesses qu’un gouvernement inepte, ce qui est plutôt paradoxal.
Sachs rappelle par certains aspects un autre individu qui a marqué l’histoire de l’aide au développement (et l’histoire mondiale de façon plus générale). Il s’agit du très influent président de la Banque Mondiale Robert MacNamara, auquel un remarquable documentaire a récemment été consacré (même s’il se focalise sur la période antérieure, durant laquelle MacNamara était secrétaire à la défense des USA). Entre 1968 et 1981, MacNamara, lui aussi, avait voulu utiliser la Banque Mondiale pour éradiquer la pauvreté par des prêts massifs. Le résultat avait été la construction d’éléphants blancs inefficaces, de multiples projets d’infrastructures aussi dantesques qu’inutiles, et un endettement massif des pays en voie de développement causant les crises financières des années 80-90. Les deux étaient de brillants cerveaux de Harvard : les deux sont des intelligences supérieures, d’une assurance totale, mais dont la détermination peut facilement se transformer en aveuglement. Sachs est notoirement connu pour sa façon de ne pas écouter les arguments de ses contradicteurs.
Sachs fait actuellement oeuvre utile en rappelant aux gouvernements des pays riches qu’ils ne tiennent pas leurs engagements vis à vis des pays pauvres : au lieu de consacrer comme ils se sont engagés à le faire 0.7% de leur PIB à l’aide au développement, celle-ci traîne toujours aux alentours de 0.25%. Sachs cherche aussi à relancer la dynamique du développement, et on ne saurait l’en blâmer. La foi et l’engagement, tout simplement, ne suffiront pas à eux seuls.
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