Ce vendredi, c’était la journée mondiale contre le Sida. Quelques informations pour l’occasion.
La très brillante Emily Oster – dont j’espère plus que jamais qu’elle sera la première femme à obtenir la John Bates Clark Medal – après avoir retrouvé 50 millions de femmes manquantes en Asie (et montré que les bûchers de sorcières étaient largement expliqués par les conditions météo et la conjoncture économique) a consacré récemment plusieurs travaux à l’épidémie de Sida en Afrique. Les résultats de ceux-ci ont été résumés dans un article du magazine américain Esquire (voir aussi Eric Cabrol sur le sujet) :
– Pour lutter efficacement contre l’épidémie de Sida, il ne faut pas lutter contre cette maladie. Cette idée apparemment paradoxale provient des causes, selon Oster, de l’essor de l’épidémie en Afrique. Pour un rapport sexuel non protégé avec un séropositif, un africain a entre 4 et 5 fois plus de chances d’attraper la maladie qu’un américain. C’est cette différence, et non des différences de comportement sexuel, qui explique la prévalence du Sida en Afrique. Cette différence est provoquée par d’autres maladies vénériennes (comme l’herpès) qui sont très fréquentes et mal soignées en Afrique. Causant des plaies dans les organes génitaux, ces maladies facilitent énormément la transmission du virus. Or, traiter ces maladies est peu coûteux, contrairement au traitement d’un malade du Sida (3.50 dollars par an et par vie sauvée, contre 300 dollars pour le traitement d’un malade du Sida).
– Le Sida est expliqué par la pauvreté et ne disparaîtra pas tant que celle-ci ne disparaîtra pas. Oster montre que les classes aisées en Afrique ont eu le même type de changement de comportement que les habitants des pays riches suite aux informations sur le Sida et ses modes de transmission. Ce n’est pas le cas de la population dans son ensemble, pour une raison simple : lorsqu’on a une espérance de vie déjà réduite, le risque de mourir du Sida dans une dizaine d’années semble très théorique. D’après Oster, les africains ont réagi, étant donnée leur espérance de vie, exactement de la même façon que les homosexuels américains durant les années 80.
– Le Sida est moins répandu qu’on ne le croit en Afrique, mais son rythme de propagation ne diminue pas. Oster a identifié un biais dans les statistiques mesurant la prévalence du Sida en Afrique : le fait que les tests sont faits dans les hôpitaux, c’est à dire sur une population qui présente à la fois plus de risques d’être malade et qui par ailleurs est biaisée vers les classes d’âge les plus touchées (surreprésentation dans les statistiques des femmes enceintes). Il est d’après ses calculs probable que la vraie proportion de malades est trois fois plus faible que ce qu’annoncent les estimations. Mais la vitesse de diffusion de la maladie est restée toujours la même.
Il est heureux que l’information progresse sur une maladie dont les conséquences sont considérables, à la fois par leur coût et par la destruction sociale que le Sida accompagne. Mais la journée mondiale contre le Sida donne aussi largement lieu de se désespérer. Cette maladie et son essor en Afrique est probablement l’un des pires échecs du monde du développement au cours des 25 dernières années.
William Easterly, dans The white man’s burden, a consacré un chapitre édifiant à la façon dont la question du Sida a été traitée, et continue de l’être. Il y a peu de sujets qui illustrent aussi bien les effets de la combinaison d’une logique planificatrice, de la tyrannie des bons sentiments et de la préférence pour l’affichage sur l’efficacité. Application de l’effet Kitty Genovese : durant toutes les années 80 et une bonne part des années 90, les agences internationales chargées des questions de développement n’ont consacré que des sommes minimes au Sida et à sa prévention, tout en publiant régulièrement des études montrant à quel point la maladie risquait de devenir une épidémie catastrophique dans le “couloir du Sida” en Afrique de l’Est et Australe. Puis, à l’inaction a succédé l’action inefficace, qui coûte cher pour un résultat dérisoire en terme de vies sauvées. Easterly montre que la médiatisation de la question, les incitations des organisations de lutte contre le Sida, les poussent vers le traitement des malades au détriment de la prévention, alors que le traitement est peu efficace étant donné le fonctionnement des institutions sanitaires, et très coûteux (le coût des médicaments en lui-même, sujet qui a fait la une des journaux car il permettait de désigner des coupables commodes, les entreprises pharmaceutiques, ne représente qu’un cinquième du coût total du traitement d’un malade du Sida en Afrique).
La prévention, quant à elle, se heurte au fait qu’elle n’est pas très vendeuse; et se retrouve soumise à des impératifs qui plaisent beaucoup aux bailleurs de fonds, mais n’ont aucun rapport avec la situation du terrain. Ainsi, le mélange de puritanisme et de politiquement correct aboutit à ce que, pour pouvoir bénéficier des fonds récemment “dégagés” par le gouvernement Bush, les associations de lutte contre le Sida doivent se déclarer hostiles à la prostitution et promouvoir la fidélité conjugale comme moyen de lutter contre le Sida. Voilà qui est immanquablement efficace lorsque les associations en question doivent par la suite aller faire du travail préventif auprès de prostituées ou recommander aux femmes mariées de faire un effort de prévention pour tous leurs rapports sexuels, y compris ceux qu’elles ont avec leur mari (qui peut fort bien être ou avoir été client de prostituées).
Au total, il est possible de penser que l’effort actuel, en mettant de côté la prévention et en consacrant l’essentiel des ressources aux traitements, alors que les ressources sont limitées, ne fait qu’empirer les choses. On peut toujours organiser toutes les “journées spéciales” que l’on veut, à grand renfort de vedettes, mais tant qu’on ne comprendra pas pourquoi les moyens efficaces ne sont pas utilisés, que pourra-t-on faire d’autre que communier dans les bons sentiments?
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Voila une excellente raison de lire votre blog. Une bonne illustration également du travail d’économiste (je découvre cette jeune femme avec intérêt).
Je pense que les points 1 et 2 étaient bien connus; je suppose que l’état de guerre endémique qui, dans certaines régions, rend l’horizon incertain fait également partie des causes de fatalisme des pauvres.
Le point 3 est une vrai surprise.
Quand au reste je ne voudrais pas être cynique mais je ne suis pas certain que l’intérêt des différents intervenants dans la lutte contre le SIDA réside en une extinction rapide de l’épidémie a la suite d’un travail ingrat et obscur.
"Voilà qui est immanquablement efficace lorsque les associations en question doivent par la suite aller faire du travail préventif auprès de prostituées ou recommander aux femmes mariées de faire un effort de prévention pour tous leurs rapports sexuels, y compris ceux qu’elles ont avec leur mari (qui peut fort bien être ou avoir été client de prostituées)."
Faut croire que les prostituées ne sont pas si nombreuses que cela en Ouganda, puisque la politique de Bush y a porté ses fruits.
En effet, vous n’êtes pas sans savoir que <a href=’http://www.un.org/french/ecosocd... </a>connaît une chute des contaminations grâce à la promotion de la fidélité et de l’abstinence, le préservatif ne venant qu’en dernier recours.
On ne parviendra jamais à lutter efficacement contre le sida sans modifier les comportements. Le préservatif n’est qu’une cautère sur une jambe de bois, ce sont les attitudes qu’il faut modifier, c’est la meilleure des préventions.
A quand cette politique sur l’ensemble du continent africain?
Sur le lien entre revenus et modification des comportements liés à des problèmes de santé, ça me fait penser à une étude de Raphaël Godefroy sous la direction de Piketty.
Voir : http://www.jourdan.ens.fr/pikett...
Il avait trouvé que les faibles revenus en France n’avaient pas changé leur consommation de tabac suite aux hausses de prix de ces dernières années.
Polydamas : vous avez une interprétation bien particulière du lien que vous citez. Outre l’attribution étonnante à la politique de Bush de progrès accomplis par l’Ouganda entre 1986 et 1999, vous omettez que votre article explique, je cite "Le rapport indique également une légère diminution de la proportion des partenaires sexuels de rencontre, qui passe de 14,1 % en 1995 à 13,7 % en 1998. En revanche, l’utilisation des préservatifs avec des partenaires de rencontre a augmenté considérablement, de 58 % à 76 %". Cela va dans le sens de l’efficacité de la promotion du préservatif plus que de celle de l’abstinence. D’ailleurs, si vous allez lire les liens ci-dessus, vous y verrez que cela n’a rien d’étonnant, puisque ce n’est pas le papillonnage sexuel qui explique le sida en Afrique.
Plus fondamentalement, le problème n’est pas là. Si une association française se mettait à exiger que l’on réduise l’aide sanitaire aux pays africains qui font de l’homosexualité un délit, je pense que vous seriez le premier à vous indigner. Le problème de fond, c’est que des politiciens et des parlementaires dans un pays lointain décident, pour des motifs de politique intérieure, de la façon dont sur le terrain on doit mener la lutte contre le sida en Afrique, sans la moindre connaissance des problématiques vraiment rencontrées. Au total, ce genre d’aide purement spectaculaire fait plus de mal que de bien.
Ma curieuse interprétation de cette page vient aussi de ce passage: "Il nous fallait sensibiliser les gens au problème et traduire cette sensibilisation par un changement de comportement", explique le Dr Musinguzi. Dans ses principaux messages, le Programme conseillait l’abstinence sexuelle, la fidélité et l’utilisation du préservatif. "Du coup, il y a plus de personnes qui utilisent des préservatifs et moins de rapports sexuels sans lendemain", se réjouit le médecin."
Ce n’est pas la politique de Bush, bien sûr, ce sont les principes mis en oeuvre par la politique de Bush qui ont permis, selon moi et beaucoup d’autres, de faire reculer le Sida en Ouganda.
Là-bas, l’abstinence et la fidélité ont été clairement mises en avant par la première dame du pays elle-même, Janet Museveni, et par toutes les institutions, l’Eglise en tête.
Le préservatif a certes joué un rôle dans la diminution mais il serait illusoire de lui en attribuer tout le mérite. Et concernant les rapports sexuels de rencontre, vous serez d’accord avec moi, pour être rigoureux, qu’il faudrait voir (je n’en ai aucune idée) de quel niveau on partait en 1986 pour avoir une vue d’ensemble. Et à mon avis, ça a du baisser de manière importante, à voir la courbe sur un an, même s’il n’est évidemment pas possible d’extrapoler à partir d’aussi peu de données.
Bill Gates, pour avoir rappelé le succés de l’Ouganda, et de cette politique orientée sur le comportement, s’était fait huer à l’ouverture de la conférence sur le Sida à Toronto. Peut-être un indice sur le fait qu’on ne fait que citer brièvement l’abstinence et la fidélité dans le rapport de l’ONU?
Afrik.com rappelle également que le changement des moeurs a été une des clés de cette baisse (que la Banque Mondiale reconnait dans un rapport ci-dessous). Par exemple, pour en citer un passage, la part de la population avec plusieurs partenaires sexuels était majoritaire en 1989, elle représente 60% des personnes interrogées aujourd’hui. J’ai clairement du mal à accepter, sauf si vous me prouvez le contraire, que la baisse de la propagation ne soit pas liée à ce changement majeur dans les moeurs. D’autant que l’âge du premier rapport a augmenté, lui aussi.
D’ailleurs comment expliquez vous que dans les pays où seule l’utilisation du préservatif est mise en avant, la baisse de la propagation de cette maladie ne soit pas aussi importante qu’en Ouganda, dont les performances sont unanimement saluées?
La solution n’est donc pas dans le tout-préservatif mais bien dans une politique globale décentralisée, de promotion de la fidélité et de l’abstinence, le preservatif ne venant qu’en dernier recours.
http://www.hardmicro-fr.net/news...
http://www.afrik.com/article7456...
Pour retrouver le document initial, taper "Ouganda Sida" dans google, et c’est le premier lien en cache.
http://www.worldbank.org/afr/fin...
Je me suis planté dans mon avant-avant-dernier paragraphe. 60 % est le chiffre de la population qui n’a plus qu’un seul partenaire, vous l’aviez compris…
Toutes mes excuses pour ce manque d’attention.