Avertissement : je reviens à l’esprit des blogs. Quand une idée germe, écrire un billet n’est pas écrire un article de recherche ou un livre. On la pose là et on voit, même si on sait qu’on est loin d’avoir un texte abouti. Ce qui suit est de ce registre. Ne vous plaignez pas, je pourrais écrire des tribunes sur le “monde d’après”.
Tout est affaire de coopération et de coordination autour d’un bien commun, la santé publique, nous dit-on (fort justement a priori) depuis plus de deux mois. Le gouvernement est très mal à l’aise avec cette réalité. La défiance à l’égard des institutions est forte et, on ne le souligne pas assez, la défiance du gouvernement à l’égard des Français l’est aussi. Est-ce une histoire de poule ou d’œuf ? Est-ce une problématique d’élites centralisatrices et paternalistes ? Je l’ignore.
La question des bienfaits de la décentralisation dans la gestion de la pandémie a été maintes fois soulevée, souvent de façon peu élaborée. Mais, je me suis rendu compte qu’une lecture au travers des travaux d’Élinor Ostrom (première femme prix Nobel d’économie en 2009) avait peut-être un sens et que, bizarrement, personne ne la citait nulle part. En fait, ce n’est pas exact. Il y a quelques textes en Français qui en parlent. Mais c’est dans l’optique du « monde de demain » et pour sauver la planète. Vous savez ce que m’inspire ces projections alors que la date d’entrée en vigueur du « monde de demain » n’est même pas arrêtée. Je m’occupe de celui d’aujourd’hui. Et, c’est chez les anglo-saxons que j’ai trouvé quelques références, peu nombreuses à Ostrom dans cette logique. J’en ai déduit que je n’étais pas totalement ahuri. Voici donc quelques réflexions à ce sujet, articulées sur la logique du confinement et surtout du déconfinement. Je crains qu’elles ne soient hélas que peu opérationnelles en l’état. On verra ce que l’on peut en faire…
Un résumé sélectif de la pensée d’Ostrom
Élinor
Ostrom a travaillé sur la façon de résoudre les problèmes de gestion des
ressources communes (ou biens communs). Un bien commun est un bien en accès
libre ou détenu par une communauté sans qu’il n’y ait de propriété privée
individuelle sur la ressource, comme par exemple l’air, les poissons dans la
mer, un pré communal.
Cette ressource est donc un bien rival (quand on pêche un poisson, aucun autre
pêcheur ne peut en bénéficier) et au demeurant non exclusif.
Chaque utilisateur de la ressource a intérêt à l’exploiter au maximum pour en tirer le maximum de gains personnels. Mais cette surexploitation conduit à l’épuisement de la ressource dans le temps, alors qu’à long terme il aurait été collectivement (et individuellement) plus rationnel de préserver la ressource. Ce phénomène, décrit par Garret Hardin en 1968, porte le nom de « tragédie des communs ».
Face à ce dilemme, deux solutions étaient traditionnellement proposées : le recours à l’État ou la redéfinition de droits de propriété (façon Coase), afin qu’un marché puisse réguler la ressource.
Élinor Ostrom montre que, dans les faits, il existe bien des manifestations de la tragédie des communs. En particulier, quand aucune régulation n’est mise en place, la ressource s’épuise. Mais quand une régulation est organisée, il existe un certain nombre de situations où la tragédie est évitée. Or, ces situations ne se caractérisent pas par le recours à des solutions pures de type marché ou État. L’un et l’autre échouent aussi régulièrement. Par exemple, Ostrom remarque qu’une photo satellite de la zone allant de la Russie à la Chine montre que Chine et Russie (qui ont expérimenté propriété d’État puis propriété privée) comptent les plus grandes surfaces de pâturages détruites. En Mongolie, qui a conservé une organisation traditionnelle basée sur le pastoralisme à grande échelle et la propriété commune, la dégradation des pâturages est nettement moins importante.
Résoudre un problème de ressource commune implique toujours de mettre en place, de façon conjointe, des mécanismes de restriction de l’accès et d’incitations à préserver la ressource. Pour Ostrom, les études empiriques montrent que des groupes auto-organisés sont capables de le faire. Plusieurs paramètres déterminent pour elle a priori la capacité d’une communauté à préserver une ressource.
La structure
de la communauté influe sur sa capacité à coopérer pour sauvegarder la
ressource. Les expériences d’économie comportementale montrent qu’il existe quatre
types d’individus :
– ceux qui se comportent toujours en passager clandestin,
– ceux qui sont prêts à coopérer si d’autres initient la coopération,
– ceux qui sont prêts à initier une coopération mais attendent une réciprocité
– sûrement les moins nombreux, ceux qui coopèrent toujours.
La possibilité de coordonner une gestion des ressources communes dépend de la proportion
de ces types dans la communauté. La possibilité d’identifier et contrôler les
autres détermine donc en partie la possibilité de la coopération.
Par ailleurs, la possibilité de mettre en place des régulations qui préservent la ressource dépend de différents facteurs qui rappellent l’économie des coûts de transaction d’Oliver Williamson (corécipiendaire du Nobel avec Ostrom en 2009).
La taille importe. Plus le groupe est important, plus la régulation est complexe (négociation, contrôle). Les ressources globales (comme la qualité de l’air) sont donc plus difficiles à réguler puisque le nombre d’acteurs impliqués est élevé. Dans le cas de petites communautés, l’externalité négative que chacun fait subir aux autres est plus facilement mesurée (et les conséquences de celle que les autres nous font subir aussi), ce qui incite à plus de coopération.
Plus la ressource est techniquement complexe à gérer (complexité mesurée, par exemple, par la difficulté à estimer les stocks disponibles), plus l’organisation est compliquée.
L’importance des gains espérés de la conservation de la ressource est également cruciale : moins la ressource est supposée apporter des gains vitaux dans le futur, moins les incitations à la préserver sont importantes.
L’État n’est pas absent de cette problématique, car il donne un cadre plus large à l’action des groupes. Les régulations sont favorisées si la puissance publique favorise l’autonomie des acteurs, impose des règles qui poussent à la coopération ou apporte une aide à la coopération.
Quel rapport avec la gestion de la pandémie ?
On peut voir la santé publique comme un bien commun atypique. En première approche, c’est plutôt un bien public : elle est non rivale (tout le monde peut en profiter en même temps sans perte d’utilité pour quiconque ; au contraire) et elle est non exclusive (on ne peut pas faire payer une contribution à chaque individu pour qu’il en bénéficie). En dépit de cela, elle est bien soumise sous une certaine forme à la tragédie des communs. Il y a bien une possibilité de l’épuiser si chaque individu en profite à titre personnel sans y contribuer. Si, par exemple, vous ne respectez pas les règles sanitaires, de type gestes barrière ou violez régulièrement un confinement, c’est a priori un bénéfice net pour vous (si vous valorisez assez votre liberté, par rapport aux risques personnels liés à la maladie), mais plus vous le faites et plus vous contribuez à ruiner la ressource en risquant de contribuer à propager la maladie. De sorte qu’on peut la voir comme un bien rival : si certains profitent de son existence avec excès, elle disparaît progressivement pour tous, ce qui est une mauvaise nouvelle pour tout le monde, y compris pour ceux qui l’ont surexploitée (aller boire un verre si tous vos amis sont morts n’est pas forcément une perspective fabuleuse).
Ainsi se pose la question de la gestion de ce bien commun : État, marché ou communautés ?
En fait, il y a deux niveaux abordables : la coopération internationale et les politiques des différents pays. La gouvernance ne pose pas le même problème dans les deux cas. Au niveau international, il y a un aspect ascendant, alors que dans le cadre des pays, c’est plutôt une question de transfert de décision descendant. Comme la coopération internationale dans la situation actuelle est assez figée, ce qui m’intéresse est plutôt l’aspect descendant.
Pour schématiser, on peut dire que les stratégies de confinement et déconfinement organisées par l’État central correspondent à une solution étatique, que les pays qui ont opté pour des stratégies reposant sur l’immunité collective sont davantage dans une logique de marché. J’ai du mal à assimiler les politiques décentralisées de certains États fédéraux (Allemagne, États-Unis) comme étant des solutions de communautés auto-organisées. L’échelle me paraît trop vaste. Mais je pars plus ou moins là-dessus pour la suite, en modulant selon les cas. Quoi qu’il en soit, même dans les États fédéraux, l’État central garde la main sur une partie des mesures. Dans les termes de l’analyse d’Ostrom, on peut le comprendre sous plusieurs angles.
Le premier est qu’à l’échelle d’une région (un État dans un pays fédéral), il est bien compliqué d’évaluer comment se répartissent les individus dans chacun des groupes de coopération décrits plus haut. Certes, Ostrom donnait des indications sur la proportion moyenne que représente chaque groupe dans une population. Mais j’avoue que je suis un peu sceptique sur la validité générale du résultat, surtout sur le sujet qui nous intéresse, qui ne me semble pas trop abordable avec les mêmes outils que les expériences de laboratoire usuelles… Sur la dynamique des groupes de coopération et le risque que les individus peu coopératifs sapent les mesures d’auto-organisation, vous pouvez lire ceci.
Ce sont probablement plus des indicateurs de capital social qui pourraient être utiles. Mais là encore, seraient-ils suffisants ? Il faudrait que je lise plus de choses là-dessus. C’est assez particulier une épidémie. Un seul superpropagateur dans un large groupe peut causer des dégâts considérables. L’exemple du fêtard sud-coréen l’illustre assez bien.
L’Allemagne est ainsi désagréablement surprise de constater que des groupes conséquents de manifestants (d’extrême droite pour l’essentiel) se mobilisent pour contester les obligations comme le port du masque dans les commerces.
Le problème est que la taille véritable du groupe concerné par l’épidémie n’est pas un Lander, qui est déjà une échelle conséquente en termes de nombre d’individus concernés, mais le pays, sauf à isoler fermement et durablement chaque Lander. C’est une grosse différence avec la gestion des biens communs usuels. Lorsqu’on parle de protéger une forêt locale contre la surexploitation, on n’a pas à se soucier des individus qui habitent à des milliers de kilomètres et pourraient de façon aléatoire venir la piller. Ici, c’est nécessaire.
On est en réalité face à un problème où le groupe qui pourrait s’auto-organiser est très large, voire assez mal identifiable. Ce qui implique que la capacité d’auto-organisation est limitée. De ce point de vue, l’appel au bon sens des pouvoirs locaux et à une forte décentralisation n’est plus aussi évident que le fameux « bon sens » ne le laisse penser. Tout au plus, et ce n’est pas négligeable, la gouvernance locale peut prendre en charge une partie du problème, mais pas seule. Il me semble que cet aspect sonne le glas d’une politique très différenciée selon les territoires. Mais où est la bonne limite ?
Du côté de la complexité technique du problème, on ne peut pas dire qu’on soit mieux loti. La dynamique de propagation de l’épidémie est complexe et les éléments médico-scientifiques sont par exemple nombreux à être incertains. Dans ces conditions, l’auto-organisation bute sur les faits ou leur interprétation. Comment une communauté, disons une municipalité, peut-elle s’entendre facilement sur les activités qui doivent reprendre ou non quand des incertitudes importantes existent sur la capacité de propagation du virus dans un espace confiné ou le degré de protection assuré par les masques ?
Sur la question du caractère vital de la ressource, je crois qu’on peut dire que la préservation à moyen terme de la santé publique face au Covid-19 est considérée comme essentielle par la grande majorité de la population. Ce qui est une bonne chose dans une optique de coopération. Les entrepreneurs ne seraient probablement pas tentés de rouvrir leurs entreprises s’ils estimaient ensemble autour d’une table que cela pourrait conduire à un désastre sanitaire. Individuellement, oui, chacun a intérêt à être celui qui rouvre ; le seul ou presque. Mais c’est précisément l’objet d’une coopération locale de prendre en compte les avantages et inconvénients de la préservation de la ressource commune et de sortir d’une logique non-coopérative.
Quelles leçons en tirer pour juger la stratégie du gouvernement français ?
Finalement, il semble assez logique que le gouvernement français ait procédé comme il l’a fait, en centralisant fortement les mesures de déconfinement. Du moins, ça me paraît moins discutable que ce qu’on pourrait le penser en premier ressort. Les exceptions qui sont progressivement accordées au niveau local par le biais des préfectures donnent la possibilité d’une forme d’auto-organisation locale, encadrée par le pouvoir central. C’est peut-être la bonne solution. Une façon pour l’État d’appuyer l’auto-organisation locale, en gardant un œil sur la réalité des différents paramètres qu’Ostrom met en avant pour évaluer la capacité d’une communauté à coopérer. Les préfets sont-ils qualifiés pour cela ? Du moins, jusqu’à quel point ? Aucune idée. Cela semble néanmoins être un progrès dans la perspective d’Ostrom où, rappelons-le, l’État a un rôle à jouer en favorisant les coopérations dans les communautés.
Les juristes ne manqueront pas de souligner non plus que la structure institutionnelle française limite de toute façon l’autonomie des pouvoirs locaux dans certains domaines.
Au cas par cas, certaines des règles appliquées sont probablement absurdes dans l’absolu (et, plus largement, la politique du gouvernement a souffert et souffre d’insuffisances dont il sera temps plus tard de dresser un bilan objectif). Je pense à la « règle des 100 kilomètres », dont on sait qu’elle pourrait être 120 kilomètres sans dommages spécifiques (enfin, je le suppose). Elle a d’ailleurs été amendée puisqu’on peut se déplacer sans attestation de plus de 100 kilomètres dans le même département et dans plusieurs départements à moins de 100 kilomètres. Une fois ce caractère arbitraire souligné, la question qui se pose est « quelle règle serait meilleure pour garantir une liberté de mouvement maximale sans menacer de trop l’objectif sanitaire ? ». Je cherche toujours.
« Peut-on rouvrir les plages ? » est du même ordre. Le bon sens nous dit que oui, du moins dans beaucoup d’endroits où les espaces sont jugés suffisants. Pourtant, vu sous l’angle de l’analyse coût-bénéfice qu’apporte la réouverture et que coûte-t-elle ? Elle apporte un agrément aux populations et coûte des possibilités de contamination. Il me semble que le gouvernement a d’abord sous-estimé l’agrément marginal de la réouverture des plages pour les riverains, tout en estimant que les risques liés à des comportements grégaires de concentration de personnes dans des périmètres limités, malgré la taille des plages, étaient difficiles à évaluer (j’attends d’ailleurs l’annonce de la première free party repérée sur une plage déconfinée…).
Ne pas rouvrir est alors logique. Mais confronté à la forte protestation des élus locaux, ils ont dû réviser à la hausse l’estimation des gains et choisir la solution retenue. Tant mieux pour les Bretons. Ou tant pis.
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Excellent texte évidemment, j en profite pour dire tout en sachant que c’est hors sujet qu’on rate trop d’occasion de citer Joan Robinson aussi quand on parle des GAFA.
Par ailleurs parce que dans les mondes d’hier d’aujourd’hui et se demain je resterai invariablement un mec habillé en Ralph Lauren très à cheval sur le futile je fais remarquer que d’après l’académie française il faudrait dire la covid et je me demande si déconfinement est un mot français. Voilà c’est juste pour faire iech S/o L. Chauvel façon gilet jaune