Effets économiques de l’immigration, première partie : le "brain drain"

Le Libération d’aujourd’hui contient une opinion consacrée à la politique dite “d’immigration choisie”, dont les effets, selon les auteurs, sont de priver les pays pauvres (notamment africains) de compétences dont ils ont terriblement besoin, entretenant de ce fait leur sous-développement. J’avais l’intention d’évoquer un jour ou l’autre la question des politiques d’immigration choisie et de leurs effets sur l’économie des pays riches (ce sera l’objet d’un prochain post); mais c’est là l’occasion d’aborder un autre aspect de l’économie des flux migratoires.

Avant d’aborder la question de fond, je dois m’avouer un peu circonspect sur les auteurs de l’article. Le monde du développement fourmille littéralement de ces officines bizarres, dont l’activité, lorsqu’on va voir de plus près, se limite à un site internet minimaliste sur lequel on trouve en tout et pour tout un manifeste, une courte liste de signataires, et visiblement un bon réseau qui permet de diffuser ledit manifeste dans les grands médias nationaux. Le très ronflant “centre d’analyse et de proposition pour l’Afrique” semble relever de cette catégorie, du moins si l’on en juge par leur production; ce n’est pas franchement en sa faveur. (Voir ci-dessous)

Cela dit, s’interroger sur la provenance des arguments ne saurait constituer une réfutation de ceux-ci; que penser de l’idée, avancée par les auteurs (et très largement partagée) selon laquelle l’immigration de personnes qualifiées des pays pauvres vers les pays riches est un facteur entretenant le sous-développement? Il faut noter, tout d’abord, que cette fuite des cerveaux est un phénomène massif, notamment dans les professions scientifiques (par exemple, les nombreux ingénieurs indiens qui peuplent la Silicon Valley) et médicales (4 ans après leur diplôme, 40% des médecins formés au Ghana ont quitté leur pays; au bout de 10 ans, ce chiffre s’éleverait à 75%). Le coût pour les pays d’où partent ces personnes qualifiées est évident. Mais quel est le gain pour ces pays?

Et là, les auteurs font preuve d’une grande mauvaise foi (ou ignorance) lorsqu’ils abordent cette question des gains. Ils expliquent en effet que La perte représentée par le départ des compétences serait pour partie compensée par les transferts d’argent, de savoirs et de savoir-faire des migrants vers leur pays d’origine. Une analyse optimiste qui ne résiste pas à la réalité. Sur le long terme, on observe que l’argent transféré par les migrants n’est qu’en de très faible proportion ­ 4 % ­ affecté à l’investissement productif, c’est-à-dire à des projets créateurs de richesse et d’emplois. D’autre part, comme l’a analysé l’OCDE, on constate que les pays les moins développés sont ceux pour lesquels les taux de retour des migrants sont les plus faibles. Or, la migration des personnes qualifiées n’est bénéfique qu’à la condition que celles-ci retournent dans leur pays d’origine pour y utiliser les compétences acquises à l’étranger ou y investir une partie de leur capital économique ou intellectuel.

Cette présentation est totalement erronée. Tout d’abord, les transferts d’argent sont peut-être faiblement affectés à l’investissement productif; mais ces montants représentent pour les pays en voie de développement des montants considérables, équivalents au double des versements annuels de l’aide au développement. De même, contrairement à l’aide au développement, toujours susceptible de faire l’objet d’une utilisation ne bénéficiant pas aux habitants des pays pauvres, ou à des détournements, ces versements sont directement touchés par les populations des pays, ce qui est une garantie de bon usage. Le fait qu’une faible part aille à l’investissement ne fait que traduire un problème plus général, la faible productivité des investissements dans les pays en voie de développement, et le fait que des populations pauvres ont avant tout besoin de satisfaire leurs besoins de consommation. Il convient d’ailleurs de noter que dans les pays pauvres, le lien investissement-croissance est particulièrement ténu, pour des raisons bien décrites par W. Easterly.

Mais l’impact positif pour les pays en voie de développement de l’émigration des personnels qualifiés ne s’arrête pas là, comme l’a montré un récent livre, qui avait donné lieu à un article dans The Economist (€). Les auteurs notent que, bien souvent, dans les pays pauvres, la perspective d’émigrer constitue le principal facteur motivant à entreprendre des études avancées. Mais tous les diplômés n’obtiendront pas de visa pour aller travailler dans les pays riches; au total donc, l’effet est mitigé. La perspective d’émigration aboutit à un plus grand nombre de diplômés dans le pays que celui qu’il y aurait eu sans cette perspective; dans ce nombre, une certaine proportion va partir, réduisant le nombre de qualifiés dans le pays. Au total, comment ces effets se cumulent-ils?

Cela dépend des secteurs d’activité. Le départ des footballeurs africains vers les championnats européens réduit sans doute la qualité des championnats nationaux en Afrique; mais cela contribue à la qualité de l’équipe nationale, lui permettant de faire de mauvaises surprises aux favoris. Une autre étude portant sur l’émigration au Mexique a montré que le fait que certains partent travailler hors de leur village élève la durée des études de ceux qui restent; la perspective d’un “ailleurs”, même s’ils n’y vont pas, est une incitation à se former plus longtemps. Dans le domaine médical par contre, l’émigration est un vrai problème pour des pays africains lourdement touchés par les épidémies et le manque de soins. Mais il faut bien comprendre que l’émigration n’est le plus souvent que la conséquence d’un mauvais fonctionnement économique national, généré par des institutions insatisfaisantes. Lorsque les institutions et les incitations changent, l’existence d’une large diaspora de gens qualifiés est le meilleur moyen de voir se développer des activités de haute technologie. L’exemple le plus parlant est celui de l’Inde. Sans la perspective d’aller faire fortune aux USA, bien moins d’indiens se seraient formés pour devenir ingénieurs informaticiens. Lorsque les réformes économiques des années 80-90 ont permis le décollage du pays, les indiens émigrés ont investi dans leur pays d’origine et été à la base du développement de ses industries de pointe. Le vrai problème du développement est de permettre le démarrage de ce type de cercle vertueux (et c’est loin d’être simple); mais limiter l’émigration des personnels qualifiés vers les pays riches n’est certainement pas la solution.

En d’autres termes, l’émigration et la fuite des cerveaux ne constituent pas “la cause la plus décisive du sous-développement” comme l’affirment les auteurs; il est même possible de soutenir exactement l’inverse. Dani Rodrik par exemple, considère que même une très modeste augmentation des flux migratoires, sous la forme du versement de permis de travail temporaires dans les pays riches, générerait des gains pour l’économie mondiale, et principalement pour les habitants des pays en voie de développement, supérieurs à la majorité des politiques de développement actuelles. Il ne faut cependant pas être aveugle face aux conséquences négatives dans certains secteurs (notamment la santé) de l’émigration de personnels qualifiés. Et ne pas oublier que la pression pour attirer des immigrés qualifiés dans les pays riches va tendre à augmenter, avec le vieillissement de la population et l’augmentation des dépenses de santé qui s’annonce.

Certaines pistes sont envisageables; par exemple, comme le suggère Mallaby, octroyer plutôt dans les pays riches des visas de travail temporaire, plutôt que des visas définitifs (et avoir une politique d’immigration stable, qui garantisse aux personnes qui retournent dans leur pays d’origine qu’elles pourront facilement repartir vers leur pays d’accueil). Les pays riches qui font venir des émigrants qualifiés devraient également compenser le coût supporté par les pays pauvres pour former ces personnes; il est moralement choquant qu’aujourd’hui, des pays comme le Ghana ou les Philippines subventionnent les voraces systèmes de santé des pays développés. Une solution enfin, dont nous avions parlé ici il y a quelques temps, pourrait consister dans la délocalisation des soins médicaux, les systèmes de santé des pays riches remboursant les soins prodigués à leurs assurés dans les pays pauvres.

EDIT : nous avons reçu le message suivant d’un des auteurs de Capafrique :

OK pour le raccourci sur lequel vous nous épinglez. La formulation est malheureuse. La Banque mondiale vient encore de souligner l’importance des transferts financiers liés à la migration et leur intérêt très réel par rapport l’APD (détournée, etc.). La présentation aurait due être moins caricaturale. Cependant, citer l’étude de l’OCDE permettait de nuancer la vision classique de l’émigration source de bénéfices financiers pour les pays d’origine (ce qui permet probablement de comprendre pourquoi in fine, la Sicile ou l’Irlande ne sont pas les pays ou les régions les plus riches d’Europe). D’autant qu’à la différence des migrations de travailleurs manuels, dans le cas d’une migration de diplômés africains, ceux qui partent sont déjà rares dans leur pays.

Sinon, sur le fond, l’émigration des “talents” n’est pas une mauvaise chose en soi et la possibilité d’immigrer peut constituer un levier fort pour la poursuite d’études, pour le développement de la connaissance, etc. Cette émigration pose malgré tout un problème spécifique pour les pays les moins développés où les taux de diplômés sont déjà très faibles et où la proportion de départs chez ces diplômés est très importante…Et donc singulièrement pour l’Afrique sub-saharienne.

Notre propos était de rappeler que dans l’avant projet de loi sur l’immigration, la question du développement était totalement oubliée. Alors que dans les pays pour lesquels l’université et le marché du travail français seront les plus attractifs (ie. ni l’Australie, ni l’Angleterre) cette proposition « d’immigration choisie » risque d’alimenter le cercle vicieux sous-développement /émigration. D’ou la nécessité de l’accompagner de mesures permettant d’en limiter les effets néfastes (dont les pistes que vous citez)

Plus globalement sur Capafrique, l’équipe active est jeune, en train de se lancer. L’idée a été de créer une structure légère qui permette de faire parler d’Afrique dans le débat public, et d’en parler de manière un peu différente (pour aller vite, sortir d’une vision strictement humanitaire, n’avoir ni le discours tiers-mondiste, ni celui de vieux croulants de Françafrique…). A terme Capafrique a vocation à éditer régulièrement des notes de personnes de la « société civile » mais surtout de chercheurs et doctorants français ou africains vu que notre légitimité viendra de la qualité de ce que nous publierons. C’est je crois, un beau projet. Une note sur le micro-crédit devrait sortir en février. Si d’aventure cela vous amuse de lire notre future production et de nous faire part de vos remarques et critiques, n’hésitez pas à me le dire. J’en serai vraiment très heureux.

Dont acte. Après lecture de ce message, le premier paragraphe de ce post n’a plus lieu d’être;Sur le fond, je pense que nous sommes assez d’accord.Et ce message traduit de la part des fondateurs de cette association à la fois un bel enthousiasme et une volonté de réflechir sérieusement aux questions africaines. Deux choses pour lesquelles je ne peux qu’applaudir. Bonne chance donc à ce projet, je ne manquerais pas d’aller voir leurs productions futures.

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Alexandre Delaigue

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1 Commentaire

  1. j’en ai pas vraiment de commentaire à faire,mais,j’aurai beaucoup apprécié des resumés succint sur le sujet.J’avoue que je n’ai,e pas trop la lecture.

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