éconoclaste a 20 ans. Épisode 1. Introduction et digressions personnelles

Les tonnes de lignes qui vont suivre, en plusieurs épisodes, sont un objet dont je ne discerne pas le contour actuellement. Écrites pour faire le point sur deux décennies d’éconoclaste, elles mêlent en définitive des choses personnelles (que je ne pensais pas inclure au départ) et des tas d’autres qui rappellent ce qu’est ce site ou vont plus loin, pour donner une perspective – ma perspective subjective – sur l’évolution des problématiques économiques dans notre pays et au-delà. Je n’ai pas écrit depuis près d’un an, tout comme Alexandre (encore plus pour lui). Nous avons passé une année à nous demander ce que nous pourrions faire de sensé. En ce qui me concerne, je bosse sur le Titanic et je vois l’eau monter dangereusement. J’ai passé les trois derniers mois à travailler sans cesse pour préparer des cours dans mon second domaine de compétence reconnu en tant qu’enseignant, l’informatique de gestion. Le seul où désormais je suis employé (ou presque). Au moment où le gouvernement n’était pas capable de me dire que ce boulot aurait sa récompense à la retraite (comme il me l’avait promis quand je l’ai choisi, m’expliquant que le fric ne coulerait pas à flot, mais que je pourrais me débrouiller de diverses manières pour rentrer content le soir chez moi) je trimais comme un con pour des étudiants plus passionnés par les vidéos de crétins sur Youtube que par l’injection de capital humain que je m’efforçais de réaliser dans leur cerveau (j’ai songé à passer par leur cul, mais je me suis dit que ça ferait des problèmes). C’est un moment symbolique rare que la conclusion de ces deux décennies d’éconoclaste pour relancer, encore une fois, ce magnifique ouvrage, construit pour durer.

Il y a vingt ans, jour pour jour, le 27 décembre 1999, naissait le site éconoclaste. Je n’ai jamais aimé ce nom. Mais il est vrai que raconter ce que nous racontions à l’époque, dans un pays où l’économiste le plus connu restait encore plus ou moins Raymond Barre, pouvait le rendre approprié.  éconoclaste est l’une des réalisations de ma vie. Comme la plupart d’entre elles, une œuvre collective. Comme le plus souvent, collective mais… avec une toute petite équipe. De trois, en l’occurrence. Équipe qui s’est même réduite au bout d’un moment, l’un des membres ayant disparu pendant deux ans (pour de bonnes raisons) et étant revenu avec des intentions (moins bonnes) qui n’étaient pas celles d’Alexandre et moi. Il est reparti. Je n’ai jamais eu d’animosité. Juste de la déception. À l’occasion, du cynisme.

Ce qui suit est ma vision des choses. J’inclus parfois Alexandre dans mon point de vue. Je sais qu’il se reconnaîtra dans beaucoup. Je le prie de bien vouloir m’excuser si je me trompe à certains moments.

Éconoclaste, c’est le site de deux losers. Deux jeunes dans la vingtaine qui n’ont pas fait les bons choix professionnels (d’autres aussi, mais c’est une autre histoire !) au bon moment, ou n’ont pas suivi les règles pour se caser là où ils auraient aimé être. Ou, encore, qui n’ont pas eu envie de le faire ou pu le faire, parce que ça ne collait pas à leur personnalité. Ce qui est un mauvais choix, c’est un fait. La malchance, la vraie, n’a pas été absente, loin de là. Mais ce serait trop facile d’en faire une explication centrale. Facile et, surtout, maintenant, inutile.

C’est le site de deux post-étudiants qui aiment l’économie et sont allés trop loin dedans pour s’arrêter là, comme ça, bien qu’il semble que ce soit ce qui leur est promis.

Nous avons créé ce site pour continuer à faire de l’économie, pour ne pas devenir des larves intellectuelles. Néanmoins, quand on écrit publiquement, on ne peut pas se contenter d’écrire pour soi, surtout quand il s’agit d’économie. La magie littéraire n’agit pas. Nous avons donc écrit pour nous avant tout, je le répète, mais également pour les moins cultivés que nous – en économie s’entend – et, au cas où, pour les autres. Pour nous, ce fut une réussite. Tout de suite. C’était un peu notre Fight club intellectuel (et uniquement intellectuel). Le truc pour lequel tu attends le week-end (comme dans Fight club, nous nous sommes progressivement organisé pour y aller tous les soirs). Le truc qui te pousse à lire et à écrire alors que, sans cela, tu te contenterais de vivre ta vie privée, palper ta thune professionnelle, aller faire un peu de sport et lire des romans pas trop compliqués (NdA : picoler fait partie du « un peu de sport »).

Nous avions rapidement réussi à échapper au statut de larve intellectuelle. C’était notre envie, « viscérale » me semble paradoxalement adapté. Je refusais. Je n’ignorais pas que tout irait assez vite, sinon. Nous n’avions pas d’intentions médiatiques (qui en avait sur Internet en 1999 ?). Je n’en ai toujours dramatiquement pas. D’après mon chien, à l’époque, c’était une erreur. Je suis incapable dire s’il était stupide. Quoi qu’il en soit, j’ai rédigé des millions de caractères sous pseudo jusqu’en 2008, date à laquelle notre premier livre Sexe, drogue… et économie est sorti (pas question de le cosigner sous pseudo, ma mère ne s’en serait jamais remise). Depuis, je n’ai pas répondu à un certain nombre de demandes d’interviews. À chaque fois, je considérais que je n’avais pas grand-chose à dire d’utile sur le sujet proposé (ou c’était parce que je n’étais pas à Paris ; cause moins fréquente, en dépit du fait que je n’y étais jamais). Bien sûr, j’aurais relaté des choses bien plus utiles que beaucoup de gens qui acceptent de le faire. Mais est-ce une raison pour dire oui ? De toute façon, on ne me réclame plus. Je ne suis pas un bon client. C’est très bien ainsi.

Je crois que mon pire souvenir en la matière est d’avoir été contacté le soir du 7 janvier 2015 pour parler de Bernard Maris. J’étais sur le Vieux Port de Marseille, à participer, seul (j’aime être seul pour ce genre de choses et, ce jour-là , personne ne s’imposait pour m’accompagner), avec tous ces gens, à l’appel de soutien et de lutte (ou un truc comme ça) pour Charlie Hebdo (Charb était mon dessinateur de presse préféré, depuis 1994). En partant, je constate que j’ai un message sur ma boîte vocale. C’est un média qui m’invite à m’exprimer, suite à un billet sur le blog, en hommage à Oncle Bernard, publié dans la foulée de l’attentat. Le genre de billet parfait, que tu écris d’un coup de clavier. Ton cerveau et tes tripes s’alignent sans faillir. D’habitude, ces billets, ils ont mûri. Il a fallu des jours pour que le back-office cérébral (BOC) ordonne la réflexion. Et, d’un seul coup, le fameux alignement se fait. Si vous avez bien aimé certains de mes billets, ils sont probablement le fruit de ce processus. Le 7 janvier, il n’a pas fallu des jours. Trois heures, tout au plus ; et encore, passées à suivre les médias (un contexte très néfaste pour le BOC). Sidéré, peut-être. Ou pas. Le travail en BOC devait être spécialement intense. Trente minutes plus tard, ce que j’avais à dire sur Bernard Maris était écrit. Tout ce que j’avais à dire. Absolument tout. Et je n’avais à le dire qu’aux lecteurs d’éconoclaste. Les autres ? Mais à quoi ça leur aurait servi d’entendre un mec qui n’a jamais croisé Maris de sa vie leur infliger sa putain de nécro ? Ah, j’aurais fait de l’audience, ce jour pourri. Sur le dos d’un mort. Je suis resté comme un con en bas de la Canebière, à regarder les petites bougies d’un côté, à me demander de l’autre si rappeler servirait quelqu’un d’autre que moi. Je n’ai pas rappelé et je suis rentré. De fait, je n’ai que de bons souvenirs médiatiques. Je remercie d’ailleurs ceux qui m’ont accueilli dans les médias les quelques fois où j’y suis allé. Ce fut toujours de sympathiques moments, où j’ai eu le sentiment que ma présence n’avait rien d’absurde. Même chez Sud Radio. Oui. Vivement le prochain, du coup.

Pas d’intentions médiatiques, donc. L’intention de se faire plaisir, de stimuler notre tronche et puis, diffuser une connaissance la plus calibrée possible, la plus digérée qui soit, la plus scientifique, la plus incontestable, la plus… Non, « la plus », c’est pas nous. Chez nous, elle l’a été plus que la moyenne et le sera toujours. Mais pas assez. Et, puisque je le reconnais, vous êtes assurés qu’elle sera toujours bien plus tout cela que dans la plupart des endroits que vous rencontrerez.

Une preuve ? Quand vous aurez rencontré beaucoup de gens qui, dans un pays où l’économie c’est de la politique avant tout, se sont faits traiter alternativement de gauchistes et de suppôt du néolibéralisme autant que nous, alors le monde aura vraiment changé et nous serons heureux d’être dépassés par le plus grand nombre dans votre chart. Oh, nous avons même eu droit à « fachos » ou « poujadistes » quelques fois. Jamais de « staliniens », ni même « nazis ». Ça viendra. Enfin, je l’espère. Et je reprendrai des nouilles.

Nous sommes globalement honnis par autant d’orthodoxes que d’hétérodoxes (ils ne sont pas très nombreux au total, mais 50%, c’est 50%). Ce qui est, in fine, une surprise. Nous avons toujours revendiqué notre « orthodoxie ». Notre profession de foi, vieille de vingt ans (les photos n’ont pas 20 ans, mais faudrait les changer aussi…) , jamais modifiée, n’a pas vieilli à nos yeux. Elle est basée sur une approche épistémologique à trois niveaux, indécemment contradictoires.

Au premier niveau, il y Kuhn et Lakatos et leurs histoires de paradigmes et de science qui évoluent tranquillement (ou la version de Paul Samuelson : « De funérailles en funérailles, la science progresse »). Au deuxième, il y a Popper et ses histoires de réfutation (Popper qui, et Alexandre n’y est pas pour rien, est le philosophe politique qui est encore aujourd’hui, à mes yeux, le plus guidant ; Camus s’occupant de tous les autres aspects du monde). Au dernier niveau, parce que les deux premiers sont quand même assez sclérosants parfois, nous avons toujours eu une faiblesse revendiquée pour Feyerabend et son « Si ça marche, faites pas chier » (ma traduction). Alors, du coup, c’est assez simple, je vous résume : quand un gugusse obsédé par l’optimalité du marché nous explique que ça ne colle pas avec son modèle d’équilibre général x fois modifiés pour coller à la réalité, on lui envoie du Lakatos et des stratagèmes immunisateurs en pleine poire. Quand un hétérodoxe vaillant nous explique que le modèle rationnel ne fonctionne pas, on lui explique qu’un monde peuplé d’individus totalement irrationnels, ça n’existe pas, parce que ça n’a pas été réfuté. Et quand on lit du Richard Thaler, on se dit que Feyerabend avait raison et qu’il n’y a plus qu’à confronter ça à du Kuhn pour voir ce qui en résultera dans le temps.

Je ne vous parle même pas du fait que, même si je n’ai pas forcément le temps de m’avaler tout ce qui se dit sur le sujet, j’attends de voir ce qui se passera avec la MMT, que lors de la crise de 2008, je connaissais mon Aglietta sur le bout des doigts (il y a des fiches de lecture de lui et d’autres affreux jojos pas ortho), ou presque, et que j’ai un peu honte de ne pas avoir lu plus de Minsky que je ne l’ai déjà fait (en me disant « ouaip, pas con, c’est clair »). Il y a quelques temps, pas très longtemps, des étudiants m’ont dit pendant une pause « Alors, on n’arrive pas à savoir de quel bord vous êtes. ». J’ai demandé « De quel bord parlez-vous, exactement ? ». « Ben, vous savez, keynésien, libéral, monétariste, etc. ». Ma réponse visait à préciser si leur question était « de gauche ou de droite ? ». Donc, j’étais assez content. Après quelques mois de cours, ils n’osaient pas poser une telle question à leur prof d’économie. Je ne me sentais pas responsable de cet acquis, mais c’était au moins ça d’assuré. Par contre, j’étais responsable du fait que, en filigrane, ils respectaient autant intellectuellement les analyses keynésiennes (toutes tendances confondues), les néoclassiques pur jus (et leurs analyses des marchés ou des biens publics), les régulationnistes, le public choice et « tout ce qui marche, alors faites pas chier ». Ça, si je ne l’avais pas créé, je l’avais confirmé. J’avoue que pour des raisons de préparation à leur examen national (les jurys, on sait pas leur biais…), avec ceux qui m’ont questionné, j’ai évité certains auteurs, et pas toujours des moindres, dans l’histoire de la pensée. Mais voilà. Ce que j’ai toujours pensé et que j’ai affirmé et cultivé avec éconoclaste, je le transmets à des étudiants. Et sans éconoclaste, je ne sais pas si je le ferais de la même façon, avec autant de recul.

Certains diront que c’est de la merde, parce que je les informe inutilement sur des croyances idiotes. Je fréquente ces gens sur Twitter, essentiellement. Et, comment vous dire… perdus dans leurs modèles stochastiques formatés depuis des décennies (une, deux, trois parfois…), fort intéressants mais qui les ont confinés dans la peur de ne servir à rien si leur édifice tombe ou, à l’inverse, égarés dans un verbiage incompréhensible, vantant les mérites de sociologues économiques inconnus (souvent pas de moi) mais « essentiels », fustigeant comme des robots les mathématiques en économie et la « religion des marchés », ben, ce qu’ils pensent… je m’en tape sévèrement. Ce sont des idéologues. éconcolaste n’était peut-être pas un passage indispensable vers cela, mais m’a aidé à l’affirmer et le partager. J’ajoute que je n’ai jamais croisé aucun économètre touché par ces biais. L’économétrie est possiblement un monde proche de celui de « blogueur indépendant » : ce que tu écris ne détermine que très très faiblement ta carrière. Tu n’es « d’aucun parti, d’aucun club, d’aucune secte, un panier de crabes, une masse d’insectes, un troupeau de moutons, une meute de loups » (Lofofora. C’est rien, c’est un groupe d’anars). Pas de chapelle.

Ton avancement ne dépend pas de ce que tu racontes en ligne ; du moins lorsque ce n’est pas politique. J’ai vu, et je vois, des gens dans le milieu des économistes qui ne s’expriment pas plus librement, alors que leur parole publique (davantage) débridée serait des plus intéressantes.

J’ai mis près de dix ans à comprendre, progressivement, qu’avoir été un loser officiel avait des avantages notables. Je voulais être universitaire. Des faits, des circonstances et certaines insuffisances tactiques de ma part ont conduit à ce que je ne le devienne pas. Je ne pensais pas devenir un grand chercheur. Je voulais animer un amphi de première année et avoir une activité de chercheur (spécialisé, donc) suffisamment honorable pour faire des cours en master qui, comme j’en ai moi-même eu de la part d’enseignants chercheurs mineurs, mais inspirants, stimulent et forment aussi de futurs chercheurs (ou autre chose sauf des idiots). Ça ne s’est pas passé comme ça (enfin, j’ai quand même fait des amphis de première année comme vacataire, jusqu’à ce que je doive céder ma place à des titulaires en sous-service ; c’était sympa. Je fais aussi des masters, je préfère pas en parler…). Mais, du coup, j’étais disponible pour éconoclaste (pour moi, donc), pour les novices curieux et pour les « honnêtes hommes » (le terme a visiblement perdu son sens premier, puisque le premier ministre l’a récemment employé pour défendre Delevoye qui, au mieux, est un « homme honnête », dans le contexte qu’on sait). Ce qui s’est révélé, c’est que nous pouvions aussi être utiles pour des économistes, totalement accomplis, ou dans un devenir tellement flou qu’ils ne le savaient même pas encore. Passeur, c’est une activité que j’aime. Et, au fond, c’est probablement ce que je voulais être. Et puis… je voulais écrire…

Comment nous avons “passé”, j’en parlerai dans la suite de ce roman, que je ne pensais pas aussi long…

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5 Commentaires

  1. Bonsoir,

    Lecteur de la première heure, alors que je suivais les cours de la fac d’économie de l’université d’Angers, je ne vous dirai qu’une chose : Merci !

    Votre site, ainsi que vos livres, ont été une formidable source d’informations intéressantes, d’analyses rigoureuses et de stimulation intellectuelle, doublée d’un îlot d’intelligence dans un océan de bêtise.

    Salutations et bonne année.

  2. Idem que Omar.
    Ce que vous faites est bien mais vos lecteurs transis sont une foule anonyme, vous n’avez donc aucun feed-back. Il s’agit donc d’un don de soi quasi-religieux.

    Keep on keeping on s’il vous plaît!

  3. Bonjour,
    Lecteur occasionnel depuis le début des années 2000, j’ai voulu “apprendre l’économie” pour ma culture personnelle sans avoir la possibilité d’aller en fac ou de me faire un bibliothèque ad hoc. Je suis “tombé” sur votre blog (entre autres, un peu comme en droit je suis “tombé” sur celui de Maître Eolas) et je m’en félicite. Et même, je peste intérieurement de na pas pouvoir vous lire plus souvent, tout en sachant la dose de travail, d’intérêt, de passion et/ou d’abnégation qu’il faut avoir pour tenir sur la durée. Aussi, j’en profite pour vous encourager, la diffusion du savoir est toujours une bonne chose, et vous souhaiter bon courage, et le meilleur à venir.

  4. Salut Stéphane M,

    Avanttout je tiens à vous souhaitez Joyeux anniversaire vingt fois. Et vous remercie de votre grand courage que vous avez manifeste à deux pourque Aujourd’hui nous enprofitons.

    Je me fais chaque fois plaisir de vous lire. Sauf que je ne laisse pas de traces.

    Cordialement
    Patient

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